Cet article Anaïs-Tohé Commaret & Konstantinos Kyriakopoulos : la meilleure version de la flemme provient de Manifesto XXI.
À l’occasion de leur exposition
InnerVision curatée par Extramentale, à voir jusqu’au 10 décembre
à la galerie Edouard Manet (Gennevilliers), nous avons rencontré la cinéaste Anaïs-Tohé Commaret et le sculpteur Konstantinos Kyriakopoulos pour parler de leur collaboration, mais aussi de leur rapport aux injonctions sociales et à la façon dont celles-ci influencent leur pratique.
Quand les rêves d’avant semblent déjà morts et que ceux du présent nous échappent, ne reste-t-il qu’à s’évaporer ? C’est l’un des questionnements soulevés par les films de la réalisatrice franco-chilienne Anaïs-Tohé Commaret, diplômée des Beaux-Arts de Paris et prix du jury du Salon de Montrouge l’année dernière. Dans sa série Disparaître, produite par la plateforme d’art contemporain Extramentale sur laquelle les vidéos sont diffusées au comptes-gouttes depuis février 2021, elle s’intéresse aux fantômes, ceux et celles qui refusent d’habiter une forme définitive, en quête d’alternatives dans une réalité qui les oppresse.
Son nouveau court métrage 8 (Huit) est projeté en exclusivité jusqu’au 10 décembre au sein de l’exposition InnerVision, curatée par Extramentale à la galerie Edouard Manet à Gennevilliers. En projetant les deux premiers épisodes de la série Disparaître et la vidéo Placenta chips dans d’autres salles de la galerie, la jeune cinéaste entend déplacer le cinéma de son espace traditionnel : chaque œuvre est proposée avec un format d’écran spécifique et des conditions de visionnage qui lui sont propres. Une façon de rappeler, peut-être, que la réalité est toujours une question de point de vue et d’expérience vécue de l’intérieur.
Capture d’écran tirée de l’épisode 1 de
Disparaître par Anaïs-Tohé Commaret, 2021, visible sur la plateforme
Extramentale
Sollicité pour l’occasion, le sculpteur Konstantinos Kyriakopoulos prolonge l’univers onirique du film à travers une installation qui en illustre une des scènes phares. D’origine grecque, également diplômé des Beaux-Arts de Paris et aujourd’hui résident de la Fondation Fiminco, l’artiste refuse de travailler seul. Une posture dont la cohérence va jusque dans le format sur lequel il a choisi de travailler : le lit. Il l’envisage comme un lieu de grève et d’accueil pour les corps, où reposent les formes et les idées de manière passive et gratuite, en dehors de la logique productiviste du monde. Pour InnerVision, il a conçu une salle de cinéma où les sièges ont été remplacés par des lits, éclairés par des réverbères, comme une lueur qui veille sur les rêves des fantômes.
Chiffre du cycle infini, de la transformation et du mouvement perpétuel, le « 8 » pourrait aussi être une boucle de liaison. Entre les époques ou les générations. Dans celle qui est la nôtre, en partie désenchantée lorsqu’elle prend des allures pessimistes de fin du monde, il semble y avoir quelque chose qui relève d’un état intermédiaire de transformation. Cet entre-deux inhérent à l’adolescence. C’est l’un des fils rouges de notre discussion avec les deux artistes, que l’on a rencontré·es à quelques heures du vernissage.
La flemme, c’est une des réponses à la pression subie. Comme si ne rien faire, s’allonger et dormir, était une manière un peu punk de choisir son avenir.
Anaïs-Tohé Commaret
Salle 1. Anaïs-Tohé Commaret, 8 (Huit), film, 22 minutes, 2022 et Konstantinos Kyriakopoulos, Elephant, 2022, acier, peinture, lampes, verre, câbles, matelas, draps, bois. 150x300x800 cm © Margot Montigny
Manifesto XXI – Anaïs, ton travail s’oriente beaucoup vers « les fantômes », ces personnages entre deux mondes. Qu’est-ce qui t’attire vers eux ?
Anaïs-Tohé Commaret : Les fantômes n’ont pas de forme, ils ne choisissent pas de forme définitive. Je crois que je me sens moi-même un peu comme ça. Comme en recherche d’un endroit où être et où me sentir bien. J’ai la sensation que tout est un peu intermédiaire, même dans mon art. Est-ce que je fais du cinéma ou de la vidéo ? Se définir est quelque chose que je trouve violent finalement. Les personnages que je montre sont héroïques dans ce non-choix : iels choisissent de ne pas faire de choix.
La flemme est un terme qui revient beaucoup, autant dans les dialogues du film que dans le langage courant de notre génération. Avez-vous l’impression que le monde donne la flemme ?
Anaïs : La flemme, c’est une des réponses à la pression subie. Il y a une manière d’être un peu léthargique face à la vie : comme si ne rien faire, s’allonger et dormir, était une manière un peu punk de choisir son avenir. J’ai le sentiment qu’on est toujours poussé·es à devoir être les meilleur·es dans une société individualiste, à faire des choix, à se mettre en avant. Ces questions-là sont oppressantes pour les jeunes générations, et pour moi aussi d’ailleurs. Je me sens angoissée par ces questions-là. Alors quelque part oui, la flemme.
Konstantinos Kyriakopoulos : Je trouve que les personnages des films d’Anaïs portent en elleux un refus et incarnent ce « non ». En ce sens, dire non est différent de ne pas choisir, c’est déjà un choix et une posture. C’est un des liens entre son travail et le mien, cette passivité qui est une manière de dire non et de s’émanciper. C’est une de mes postures artistiques, être à la fois passif et actif au sens où je ne porte pas d’idées mais je porte d’autres gens, des corps et des projets, d’autres pratiques. Ne pas accepter de faire un travail solo, ne pas accepter une seule et unique esthétique. C’est une forme de choix aussi.
L’être humain est dans une suite de rites qui se bouclent. La technologie change simplement la forme et le cadre de ces rites.
Konstantinos Kyriakopoulos
Votre collaboration a démarré avec l’idée de la veilleuse que l’on retrouve dans le film 8 (Huit) et dans la salle d’exposition avec les lits. Pourriez-vous m’expliquer plus en détail le choix de cet objet-là ?
Konstantinos : Nous savions déjà que nous ferions une exposition quand Julia Marchand [commissaire d’exposition et fondatrice de la plateforme Extramentale] nous a mis en relation. On voulait illustrer cette scène du film où Fatim veille sur une personne endormie mais nous ne voulions pas nous contenter de faire uniquement un lit. La veilleuse était l’objet le plus proche de cette idée. Elle symbolise l’idée que le lit n’est pas seulement un espace de sommeil mais aussi de vie à part entière. Nous aimions aussi la symbolique du fait de veiller sur quelqu’un.
Anaïs : Il y aussi quelque chose autour de la nuit. Pour moi, c’est là que les personnages se réveillent, se révèlent, et peut-être que cette source de lumière met en valeur ces moments-là. La lumière, c’est aussi le cinéma, la projection.
Konstantinos : Quand tu fermes les yeux, tu projettes des rêves. Personnellement je ne rêve pas. Mais ça m’a toujours touché de dormir avec des gens qui me racontent leurs rêves.
Salle 1. Anaïs-Tohé Commaret, 8 (Huit), film, 22 minutes, 2022 et Konstantinos Kyriakopoulos, Elephant, 2022, acier, peinture, lampes, verre, câbles, matelas, draps, bois. 150x300x800 cm © Margot Montigny
Croyez-vous en une résurgence du magique ? Il y a une forte présence de l’onirisme dans l’univers de tes films, Anaïs. On a parfois la sensation que tes personnages sont en proie à des forces fantastiques prêtes à les dissoudre.
Anaïs : L’aspect onirique est plutôt quelque chose d’instinctif qui s’exprime dans ces images vaporeuses et floues. Mais ce flou illustre cette idée de ne pas choisir quelque chose de définitif. La dissolution, c’est clairement quelque chose que je ressens. L’idée des fantômes y est directement liée. On fantasme beaucoup une forme finale, on se dit « plus tard je serai comme ci ou comme ça », mais en réalité j’ai l‘impression qu’il n’y a pas de plus tard, ce sont juste des formes et des silhouettes que tu habites et qui s’enchevêtrent tout le temps. Il n’y a pas de forme finale et je trouve que c’est oppressant de se dire qu’on doit habiter une personnalité pour toujours, comme si on devait atteindre la « meilleure version de soi-même ». Ça n’est pas humain de se voir quasiment comme des produits.
Konstantinos : D’autant plus que cette idée de « forme finale », c’est surtout une image finalement, c’est plutôt une « forme finale de la meilleure image de soi-même ». Donc le geste de disparaître ou d’être passif, c’est aussi une manière d’en prendre le contrepied. De ne pas être une image mais d’être, tout simplement. Ce qui implique le droit d’être contradictoire.
Anaïs : Pour faire un parallèle avec Placenta chips [une autre de ses pièces à voir dans l’exposition, ndlr], j’ai des amies qui sont également TDS avec qui nous discutons de ces questions-là, être mère ou non. Qu’est-ce que ce serait d’être la mère parfaite ? Cette idée nous oppresse en tant que femmes. Finalement, ces personnages-là racontent à quel point iels n’ont pas envie de ça.
Salle 1 et Salle 2, avec en fond Anaïs-Tohé Commaret, Placenta chips, film, 3 minutes ; 6 minutes, 2022 © Margot Montigny
Vous êtes tous·tes les deux né·es dans les années 1990, une période parfois fantasmée aujourd’hui. Est-ce que vous avez des souvenirs de cette époque ?
Anaïs : J’en ai des souvenirs mais je n’en suis pas nostalgique.
Konstantinos : Je m’en souviens peu mais je considère qu’aujourd’hui, c’est pareil avec des dispositifs différents. Pour moi, l’être humain est dans une suite de rites qui se bouclent. Aujourd’hui il y a un intérêt pour le shifting par exemple, que l’on semble découvrir maintenant grâce à internet mais qui sont en réalité des procédés beaucoup plus anciens et quasi ancestraux. La technologie change simplement la forme et le cadre de ces rites.
Pour finir, le format du court métrage semble en vogue ces temps-ci, posant des questions quant à l’avenir du cinéma : est-ce que le court métrage pourrait devenir une alternative voire une nouvelle norme ?
Anaïs : Ces formats courts, je les ai faits de manière un peu cynique en réalité ! J’en ris un peu mais je trouve ça terrible d’être obligé·e de faire des formats courts pour qu’on s’y intéresse. En faisant Disparaître avec Extramentale, je voulais au départ me moquer des séries. On le voyait comme une anti-série et finalement ça a pris comme ça, et c’était un peu le piège. En réalité, si je pouvais, je ferais des films de cinq heures ! J’aime les temps longs. Ils évoquent aussi le temps du sommeil, le temps que cela prend pour s’endormir, pour entrer dans sa tête, et je trouve ça important de laisser les choses s’installer. Par exemple, 8 (Huit) dure plus de vingt minutes et comporte volontairement des longueurs. J’avais envie qu’il y ait des temps de pause et, puisque nous sommes sur des matelas, qu’il y ait la possibilité de dormir.
Capture d’écran tirée de l’épisode 2 de
Disparaître par Anaïs-Tohé Commaret, 2022, visible sur la plateforme
Extramentale
InnerVision, par Anaïs-Tohé Commaret en collaboration avec Konstantinos Kyriakopoulos, une proposition par Extramentale, du 10 octobre au 10 décembre 2022 à la galerie Edouard Manet (Gennevilliers), du mardi au samedi de 14h à 18h30 et sur rendez-vous.
Photo à la Une : © Anaïs-Tohé Commaret
Relecture et édition : Sarah Diep et Anne-Charlotte Michaut
Cet article Anaïs-Tohé Commaret & Konstantinos Kyriakopoulos : la meilleure version de la flemme provient de Manifesto XXI.