Le problème avec la pilule ce n’est pas tant le danger (réel ou supposé) qu’elle fait peser sur notre santé… Le problème c’est qu’elle favorise la logique de compétition. Libres de «jouir sans entraves», les femmes doivent maintenant se battre pour «procréer sans attendre».
Nos mères s’étaient battues pour la contraception.
Grâce à elles, nous pouvons jouir sans peur. Mais d’où vient ce malaise
concernant la pilule ? Quantité d’ouvrages dénoncent sa nocuité, sans qu’on
sache très bien quoi en penser. D’autres ouvrages, de façon plus convaincante,
dénoncent les effets sur la société. Le plus percutant de tous –Mon corps ne vous appartient pas (aux éditions Albin Michel)– commence ainsi : «Durant ma grossesse,
la brutalité des médecins m’a fait comprendre combien notre époque méprise le
corps féminin. […] La société tout entière, avec sa prétendue émancipation, me
renvoyait l’image d’une jeune femme aliénée, qui gâchait sa carrière. À peine
agrégée, enceinte à 23 ans, la normalienne que j’étais se condamnait déjà aux couches
et aux petits pots. Quel dommage ! soupirait-on. Au lieu d’entrer à l’ENS,
j’aurais mieux fait de valider un CAP petite enfance, finissais-je par penser.
Je lisais la déception dans les yeux de mes proches comme dans ceux de mes
profs. Une si belle carrière avortée ! Je découvrais que notre époque ne
propose à la jeune mère aucune représentation valorisante d’elle-même.»
Ne pas renier un héritage, mais poursuivre un
combat
Dans cet essai qui dénonce «l’aliénation technique
du sexe féminin», Marianne Durano cite Bourdieu, Marx… et le Lévitique.
Agrégée, normalienne, professeur de philosophie, cofondatrice de la revue
d’écologie Limite, cette jeune femme présentée comme une «surdouée» (aussi bien
par Famille Chrétienne que par Le Nouvel Observateur) fait partie d’une
mouvance catholique fortement opposée au mariage gay et se définit comme une
féministe différentialiste. Mettant volontairement de côté certains aspects
très discutables de sa pensée et refusant de tomber dans l’ornière bipolaire
«ami-ennemi», je ne présenterai ici que les concepts qui m’ont paru les plus
intéressants (bons à penser, pour citer Levi-Strauss), c’est-à-dire
constructifs. Lorsqu’elle énumère les effets pervers des technologies de la
contraception, Marianne Durano ne se contente pas d’être critique : elle
propose avec clairvoyance les nouvelles luttes à mener. Nos mères se sont
battues pour nous. A notre tour de nous battre pour nos filles ?
Premier effet pervers : la dévalorisation de la
maternité
A cause de la pilule, la perception de la maternité a changé. Vue comme une servitude –et non
pas comme un privilège– elle est associée à l’image du renoncement : adieu
ventre plat et cuisses de sylphide… «Tandis que toutes les sociétés ont
toujours célébré la grossesse, par des œuvres d’art, des rituels, des mythes,
notre époque ne propose à la future mère qu’un néant affligeant, un ensemble de
conseils pour rester mince après l’accouchement, des exercices de yoga express
pour se détendre au boulot, et des catalogues de produits pour bébé hors de
prix. À force de proclamer que la grossesse était
la cause de l’aliénation de la femme, on l’a rayée de notre imaginaire social. […] Les magazines spécialisés lui présentent une image lisse et
publicitaire d’elle-même : ici encore, elle est sommée de réussir sa grossesse
et son gosse, de rester séduisante et disponible, en achetant des crèmes
anti-vergetures et des minijupes pour femme enceinte. […] Nulle part la femme
enceinte ne trouve un lieu où vivre pleinement sa spécificité.» L’exemple
le plus frappant de cet escamotage de la maternité se trouve dans les photos post-partum
des people, actrices et princesses «élégantes dès la sortie de la maternité,
dynamiques, joyeuses, élancées dans leur jean taille 36.»
Deuxième effet pervers : la grossesse pathologisée
Rien ne prépare vraiment la jeune fille à devenir
mère, «les protocoles médicaux remplaçant les rituels symboliques qui
confèrent à la femme enceinte son droit à l’existence sociale.» Lorsqu’elle
tombe enceinte, son corps est comme séparé d’elle par une série de
manipulations –prises de sang, échographies– assurant l’emprise du pouvoir
médical : «le pouvoir, selon Foucault, est ce qui, légitimé par un ensemble
de savoirs établis, s’interpose entre l’individu et lui-même, et intervient
dans la manière dont il se perçoit», rappelle Marianne Durano, qui en donne des
exemples éclairants. Le jour où elle apprend qu’elle est enceinte, cela se
passe ainsi : «l’employée du laboratoire me tend sans un mot un papier
rempli d’abréviations et de chiffres abscons. Mon taux de bêta HCG est
supérieur à 1 600 UI/L. […] Tremblante, je cherche en mon interlocutrice une traductrice.
“Suis-je enceinte ? lui demandai-je – Ben oui !” répond-elle sans autre
commentaire, avec l’air d’évidence que sait prendre un lettré devant un
analphabète.» Au suivant ! «Comment demander aux médecins d’être autre
chose que des techniciens quand on a fait de la fécondité féminine un problème
technique, désinvesti de toute valeur sociale et humaine, une menace dont la
femme doit se prémunir dès l’enfance ?»
Troisième effet pervers : la stigmatisation des jeunes mères
Le premier enfant de Marianne Durano n’était pas
planifié. Dans un chapitre intitulé «Ça plane pour moi», elle raconte : «Sur
celle qui procrée trop jeune pèse encore le regard désapprobateur qui accusait
autrefois la fille-mère, et ce soupçon qui parfois se formule explicitement : “C’était
un accident ?” Et la jeune femme enceinte est sommée de se justifier. Soit
sa grossesse était désirée, et elle doit répondre aux interrogations angoissées
de ceux qui la considèrent immature : “Tu n’as pas l’impression de gâcher
ta jeunesse ?” ; “Tu n’aurais pas voulu vivre un peu avant ?” (sous-entendu
: avoir un enfant, c’est mourir) ; “Mais comment vas-tu faire pour tes
études, ton travail ?”. Soit sa grossesse était une erreur, et elle doit
également répondre aux accusations anxieuses de ceux qui la jugent
irresponsable : “Tu ne prenais donc pas la pilule?” ; “Tu n’as jamais pensé
à une autre solution ?” (traduisez : “Pourquoi n’as-tu pas avorté ?”)
; “Mais comment cela a-t-il pu arriver au XXIe siècle ?!” Non seulement
la jeune mère est à la fois coupable et inconsciente, mais elle se trouve
enfermée dans une alternative qu’elle n’a pas choisie : la grossesse est soit
un projet, soit une tuile. Rien de naturel là-dedans, mais une anomalie dont il
faut rendre compte.»
Quatrième effet pervers : l’artificialisation de
la femme
Avec la pilule, un nouvel idéal féminin se met en
place : celui d’une femme délivrée des contingences biologiques, vouée au seul
plaisir. Une lolita artificiellement maintenue dans sa jeunesse, à l’image des
mannequins de mode, nos icônes de beauté… «Pourquoi désirer ressembler à ces
nymphettes squelettiques ? Pourquoi cette négation morbide de la fécondité
susciterait-elle l’envie des riches Occidentales ? Parce qu’elle entérine la
domination définitive de l’humain sur sa nature. En se montrant capables de
désirer le morbide, l’homme et la femme prouvent qu’ils ont enfin réussi à se
passer de ce lien odieux, bestial, qui unit depuis la nuit des temps sexualité
et procréation. Et tant pis si pour cela des jeunes filles doivent subir des
régimes inhumains», souligne Marianne Durano qui dénonce l’effet
prescriptif des images de mode et de charme, souvent retouchées : «Une
société a besoin de se doter d’images pour que la multiplicité des expériences
individuelles fassent sens et acquièrent ainsi une existence dans la sphère
commune. La beauté des images est indissociable de la dignité attribuée à ce
qu’elles représentent dans la réalité. J’ai besoin que la société me renvoie
une image valorisante de ce que je vis, afin de pouvoir attribuer à ma réalité
un sens et une place dans l’ordre des choses. La dissociation opérée entre
séduction et maternité renvoie à des milliers de mères une image dégradante
d’elles-mêmes, de leur corps.»
Cinquième effet pervers : le report obligatoire
de la maternité
Bien que la contraception ait été inventée pour
offrir un «choix» aux femmes, beaucoup d’entre elles ne l’ont plus. «Puisque
la femme peut choisir si et quand elle veut enfanter, alors la grossesse n’est
plus considérée comme une discrimination réelle, mais comme un choix que la
femme doit assumer seule. Après tout, celle qui choisit d’avoir un enfant à 30
ans ne peut pas ensuite se plaindre que sa décision affecte sa carrière !»
Prises en tenaille, les femmes peuvent difficilement concilier leur désir
d’être mère avec celui d’accéder aux bons postes. «L’injonction d’être mince
et stérile se fait l’écho à celle d’être compétitive sur le marché du travail.
La femme doit faire taire ce ventre qui l’encombre et cette fécondité qui
menace sa carrière. […] Ainsi, le plan de carrière idéal valorisé par notre
société – des études longues, un pic de performance autour des 30 ans, un
sommet de carrière vers 40 ans – est absolument contradictoire avec le rythme
du corps féminin – une fécondité maximale avant 25 ans, une maternité qui
s’étale de 25 à 40 ans, puis la ménopause. Or, plutôt que d’adapter la logique
sociale aux exigences corporelles des femmes, en valorisant le travail et
l’expérience des femmes d’âge mûr, on préfère soumettre le corps féminin par
des moyens techniques.»
Sixième effet pervers : les ovaires «managés» par
l’entreprise ?
Le noyau dur des inégalités persiste entre les sexes
malgré la pilule, ou plutôt grâce à elle. Au lieu de faciliter la possibilité
pour les femmes d’avoir des enfants quand elles veulent, on les contraint à
attendre, en leur offrant pour toute solution le recours à des
technologies censées prolonger ad infinitum la fertilité. Tout cela sous
couvert de liberté. Mais la vraie liberté, ne serait-ce pas plutôt d’aménager
l’univers du travail ? «Le pouvoir est moins une instance répressive qu’une
«technologie» gérant le corps des individus afin d’en accroître la
“performance”, rappelle Marianne Durano. On vous vend une pilule pour
être stérile lorsque vous êtes féconde, puis on vous vend une pilule pour être
féconde lorsque vous devenez stérile. C’est ce qu’on appelle une société de
marché : contraintes de soumettre leur corps au marché de l’emploi, les femmes
alimentent par la même occasion le vaste marché de la procréation.» Quant
aux technofirmes (Google, Facebook) qui proposent à leurs employées de
congeler leurs ovocytes… «Sous prétexte d’aider les jeunes femmes à
s’intégrer au marché du travail, on les contraint à domestiquer leur corps, […]
au risque, évidemment, de perdre leur job si elles refusent l’offre
“philanthropique” de leur employeur. Le corps de la jeune femme devient […] une
partie des projets de l’entreprise qui y investit, qui le manage et le
rentabilise»
.
A LIRE : Mon corps ne vous appartient pas, de Marianne Durano, Albin Michel, 2018.
Révolutions sexuelles, dirigé par Alain Giami et Gert Hekma, 2015, Paris, La Musardine.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER : Bébé ou carrière, il faut choisir ? ; Malaise dans la contraception.
POUR EN SAVOIR PLUS : La pilule, maintenant, il faut l’avaler ; Mamelle ou objet érotique ? ; La lolita, entre interdit et industrie ; Alien Tampon : femmes monstres et fins du monde ; Le massacre des lolitas ; La lolita, ou le triomphe de la stérilité.
ILLUSTRATION : Small world, photographies d’Anne Geddes, Taschen.
Merci à Sophie, Greg, Laërte et Daphné.