Flashback : l’année 1994 1) L’hécatombe 2) Faire peur 3) La maladie du péché et de la lie de l’humanité 4) On nous ment 5) On n’est pas sérieux quand on a 17 ans 6) OK j’ai compris1. L'hécatombe « [1994] J’ai vingt-trois ans et je passe mon temps à fleurir des sépultures et courir les hôpitaux. Ce n’est pas une vie. J’en ai assez de voir les copains se décharner. Je préfère encore téléphoner, même si c’est un peu lâche. A la télé, je ne supporte plus les images de la maladie même si je me force à les regarder pour ne pas rester aveugle. Voir la vérité en face.Dans le Marais, on ne s’effraie plus devant les visages qui s’émacient, on se dit que c’est la vie : tiens celui-là a morflé, elle ne passera pas l’hiver. Tiens, cet autre on ne le voit plus. Ah bon, il est mort le mois dernier ! (…) On apprend la mort de connaissances, de copains, la vie continue. On ne s’étonne plus de rien.Au cimetière du Père-Lachaise, je commence à connaître le chemin par cœur. Je fredonne prières et chansons, Top Ten des crémations. Je déambule entre les tombes, additionne tous ceux qui sont déjà partis, fais la liste de mes amants qui dorment dans les allées. Dès fois, j’ai la haine et je songe aussi à ma propre épitaphe : ci-gît BerlinTintin [surnom de l’auteur], un pédé de plus emporté par le virus. Le sida, au suivant. » (Erik Rémès,
Je bande donc je suis)
En 1994, le sida a déjà tué 35.000 personnes en France.
En 1994, une contamination par le VIH n’est encore assortie d’aucun espoir.
Tout le monde sait que le seul traitement existant (l’AZT) est très toxique et parfaitement inefficace. D'ailleurs les médecins ne le prescrivent même plus.
(pour rappel, les toutes toutes 1e trithérapies, c'est à dire le tout 1e espoir, bien que difficilement supportables au vu des effets secondaires invivables, n'arriveront qu'en 96-97).Le corps médical ne sait pas guérir cette maladie mortelle.
Face aux contaminations, de plus en plus nombreuses - et souvent de jeunes gens de 17, 18, 20, 25 ans… -, les médecins n'ont rien de rassurant à répondre. «
Oui, vous allez très probablement mourir. La probabilité que votre VIH passe au stade SIDA d'ici 5 à 10 ans est de 3 / 4, et là, oui, ça sera la mort. La science n'a encore aucune réponse à vous apporter. Si vous êtes croyant, priez pour être le 1 / 5 dont le VIH n'atteindra pas le stade SIDA… ».
2. Faire peur En 1994, j’étais en CM1, j’avais 8 ans. C’est la 1
e fois de ma vie que j’ai entendu parler du sida, dans l’école primaire de la petite ville où j’ai grandi (20.000 habitants, en plein centre de la France).
Les « dames d’une association » étaient venues parler à la classe. La maîtresse s’était assise dans le fond, leur cédant l’estrade et la parole : « Prenez tout le temps nécessaire ». Elle avait aussi dû ajouter quelque chose comme : « Ecoutez bien les enfants, c’est très important ».
A 8 ans, je savais vraiment très, très vaguement ce qu’était « un zizi »
(disons seulement que j’avais compris que ça servait à transmettre « la petite graine », mais alors comment ? pas la moindre idée).Mais ces « dames d’une association » n’étaient pas là pour ça, pas là pour faire notre éducation sexuelle. Enfin, pas directement. Elles ne venaient pas parler de sexe, mais de sida. Nous informer sur « la grand mal », comme elles disaient.
Je me rappelle encore de cette formule : «
Il y a eu la peste, il y a eu le choléra, aujourd’hui il y a le sida », et du silence apeuré qui régnait parmi nous. Même si on ne comprenait pas tout, leur ton créait une dramaturgie qui suffisait à nous foutre une trouille monumentale.
Ou encore : «
Vous entendrez peut-être parler du virus de l’immunodéficience acquise, l’expression est un peu compliquée alors retenez Sida. Sida en quatre lettres, S, I, D, A. 4 lettres qui disent le mal absolu. Hein les enfants, vous comprenez ce que c’est, le MAL ? ».
Elles employaient des expressions comme «
mort dans des conditions terrifiantes » ou «
le corps est tellement abîmé qu'il devient insoutenable pour les familles d'aller au chevet de leur proche ». Je ne me rappelle pas qu'elles nous aient parlé de préservatif, ni même montré un seul, se contenant de «
Plus tard, quand vous entrerez dans la vie adulte, il y aura des moyens de vous protéger». Elles n'étaient donc pas venues parler prévention, nous étions trop jeunes : elles étaient venues « nous sensibiliser au danger ». Nous foutre la trouille.
Au final, je n’avais pas compris grand-chose à leur intervention. J’ai le souvenir de grands posters façon dessins animés scotchés au tableau (le gentil globule blanc qui avait l’air sympa, le virus plein de picots partout qui avait l’air très, très, très méchant, et d’ailleurs il mangeait le gentil globule blanc comme un cannibale) - autant de dessins "enfantins" qui contrastaient avec la violence de leurs mots. J'avais compris que c'était vraiment grave. Je n'ai aucun souvenir précis de mes années de primaires, sinon quelques images (l'école, la cour, ...) mais ça, cette intervention, je ne l'ai jamais oubliée.
Comme mon père travaillait dans un hôpital, je ne rappelle que je me mettais à faire des prières, le soir, «
pitié mon Dieu faites que personne qui ait le Sida n’aille dans l’hôpital de mon papa. ». J'avais compris que c'était contagieux, mais pas trop compris comment.
Ces interventions sur le sida, dans toutes les écoles primaires, avaient crée un énorme débat dans la (petite) ville où j’ai grandi. --- D’un côté : « Mais enfin, parler de ça à des enfants qui ne comprennent rien aux tenants et aboutissants de la sexualité, c’est irresponsable ! Ils sont paralysés par la peur ! ». --- De l’autre : « C’est très utile, car nos enfants en entendent parler à la télé et ils posent des questions. Autant qu’une explication ait lieu une fois pour toute, à l’école, avec des images adaptées. Et puis leur avoir fait très peur, c’est parfait. Au moins ils ne rigoleront pas avec les comportements à risques.
Cette peur leur sauvera peut-être la vie. »
Face à une maladie qu’on ne savait pas soigner, et des réflexes de prévention qui n’allaient pas de soi, on en était là. Foutre la trouille aux gamins en espérant que ça leur évite de l'attraper, seul moyen de leur sauver la vie.
3. La maladie du péché et de la lie de l'humanité Le débat qui avait suivi cette intervention : « fallait-il en parler à des enfants en CM1 ? » avait surtout libéré la parole « des grands » : les parents, le personnel, « Monsieur et Madame Toutlemonde » dans la ville. Ca y allait : «
la maladie des sales pédés, des tapettes, des enculés qui passent leurs journées à ‘ne faire que ça’, des drogués, tous ces irresponsables qui laissent traîner leurs seringues dans les jardins publics - et après il y a des petits enfants qui meurent juste parce qu’ils jouaient dans l’herbe - en somme la maladie des marginaux de tous poils qui font des trucs dégueulasses, la maladie de la lie de l’humanité ».
Il y a un mot pour cela : diabolisation. Le Sida c’était satan, et les malades… dans la même veine.
Dans la conscience collective, le sida c’était la maladie des junkies, et surtout des backrooms gay où les hommes l’attrapaient à force de s’entre-enculer les uns les autres, dans des soirées de « gang-bang bareback » qui faisaient alors fureur. 1994, c’est l’année où Guillaume Dustan, un énarque, juge au tribunal administratif, écrivait «
Dans ma chambre », livre dans lequel il révèle sa séropositivité. Or il décrit une sexualité gay qui, évidemment, n’était pas celle de « tous les français » : «
Je vis dans un monde merveilleux où tout le monde a couché avec tout le monde. Dans ce monde chacun a baisé avec au moins cinq cents mecs, en bonne partie les mêmes d’ailleurs. » ou «
Dans mon monde, baiser beaucoup, ça veut dire plus de trois mecs par semaine. Ce que je fais en ce moment. » Le français lambda qui n’a pas trois partenaires par semaine se disait que, évidemment, « pas étonnant que le VIH se propage »… et que « cette maladie, même si elle peut toucher tout corps humain quel que soit son orientation sexuelle, est quand même l'affaire des gays, en raison de leur sexualité spécifique ».
Les « dames de l’association » nous avaient tellement dit, d’ailleurs, que les malades étaient «
des gens qui vivaient mal, qui faisaient de très très grosses bêtises », que mon père s’était senti obligé de rectifier. Lui qui travaillait dans un hôpital avait tenu à rappeler que certains malades avaient été contaminés par transfusion sanguine (en l’occurrence, il travaillait dans les années 80 dans un service qui avait à gérer des poches de sang).
Sous entendu « ceux-là, ils n’y étaient pour rien ».
Sous entendu : les autres, oui, ils y sont effectivement pour quelque chose : ils ont fait des « bêtises ».
4. On nous ment Chez moi, on ne disait pas « le sida des sales pédés »
(mes parents ont eu mille défauts, mais je dois bien reconnaître qu’aucun des deux n’était intolérant vis-à-vis de l’homosexualité). En revanche, comme beaucoup, mes parents ne croyaient pas les discours officiels. Je peux notamment donner cet exemple : en gros jusqu’à mes 15 ans, ma maman m’a interdit, strictement et formellement, de faire pipi dans des toilettes publiques, ou ce genre d’endroits où « on ne sait pas trop qui y est allé » (toilettes de fast-food, de cinémas…). Pourquoi ? «
On peut y attraper le Sida ».
1994, c’était aussi l’année du tout premier Sidaction.
Durant tout une soirée à la télé, Christophe Dechavanne parlait capote, capote et capote, et donnait la parole à des malades. Et il martelait qu’on n’attrape pas le Sida en leur serrant la main, ni en recevant involontairement des postillons, ni en passant après eux dans les toilettes, etc. Un peu plus tard, il ajoutait que même embrasser un séropo, ça ne contaminait pas. C’est là que Clémentine Célarié le coupait, puis se retournait pour embrasser longuement un homosexuel porteur du virus, Patrice Janiaud. Scène culte.
Pourtant, des millions de français ont été sincèrement choqués. Pour beaucoup, l’inoffensivité du baiser n’était pas si claire (en 94,
10% des français étaient persuadés qu’on pouvait attraper le sida en buvant dans le même verre qu’une personne contaminée. Alors la transmission par le baiser, je n’ose même pas imaginer le % de français qui en étaient persuadés). Beaucoup disaient : "on nous ment". Et si les deux ont des petites coupures dans la bouche, des irritations aux gencives (comme c’est le cas de l’immense majorité des français qui ne font pas tous les soins dentaires nécessaires, vu le prix) ? « Mais bien sur, Clémentine Célarié, elle, elle doit pouvoir se payer tous les dentistes-star sans compter et avoir des gencives nickel… »
Une vraie polémique avait eu lieu sur la portée du symbole, aussi. Est-ce que ça ne donnait pas le message « Youpi, c’est génial, j’ai le sida et je peux faire ce que je veux, embrasser qui je veux et vivre comme je veux ? ». A l’époque, le débat n’était pas de dédiaboliser les malades, mais d’en appeler à leur responsabilité pour qu’ils ne contaminent pas de nouvelles personnes.
Du reste, en revoyant aujourd’hui cette vidéo, je suis frappée par la remarque de l’homme avec qui elle a partagé ce baiser, juste après. Il dit : «
Je suis sur que dans trois mois elle sera toujours négative ». Ce «
je suis sur » est troublant. Comme si c’était sa croyance personnelle. Il aurait mieux fait de dire « Dans trois mois elle sera toujours négative, point » ou « Il est absolument certain que dans trois mois elle sera toujours négative ».
L’an dernier, Patrice Janiaud a donné une interview revenant sur ce baiser. Il avoue que même sur le plateau, c’était la sidération générale : «
Quand Clémentine et moi nous sommes embrassés, […] dans le Zénith, plein à craquer, on aurait pu entendre une mouche voler. Mais ce n'était pas pour dire aux gens d'arrêter de se protéger, qu'on pouvait vivre avec le Sida. » (source
ici)
5. On n'est pas sérieux quand on a 17 ans Il y avait aussi un 2nd symbole, dans ce baiser, au-delà de l’association hiv+ / hiv-. C’était l’association hétéro / homo. Comme pour marquer que les hétéros AUSSI étaient concernés.
Car à ce moment-là, en 1994, la France commençait à peine (mais vraiment à peine) à réaliser que ce n’était pas QUE le problème des « sales pédés ». Que les hétéros aussi pouvaient transmettre «
le virus de la vie fragile et de l’amour contagieux »
(expression de l’actrice Charlotte Valandrey, qui a elle-même révélé sa séropositivité). En 1994, Barbara Samson publiait «
On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », récit poignant parce que tellement enfantin et naïf, tellement caractéristique des hauts et des bas de l’adolescence. L’auteur, la jeune fille de 17 ans : une gamine lambda, bonne famille, école catho à Chartres, parents cadres moyens. Une « vraie ado » qui passe du rire aux larmes, a des problèmes avec sa mère et avec la bouffe, et meurt d’envie d’avoir « un vrai petit copain ». Et puis en 1992, elle a 17 ans, coup de foudre, il en a 28. Elle est vierge, il la déflore et lui transmet le virus. Il savait qu’il était contagieux, mais ne lui a rien dit. Et elle écrit : «
Le préservatif ? Je n’en ai jamais vu de ma vie. On ne m’en avait jamais parlé ». Elle ajoute que le sida était tout aussi inconnu pour elle, ou alors elle n’en avait eu que de très très lointains échos dont elle ne se sentait absolument pas concernée. Dans ce livre, la France réalisait qu’elle n’était qu’une gosse. Qui avait eu, comme nous tous, des emportements de jeunesse, un amour de jeunesse, et commis des erreurs de jeunesse. Comme nous tous, oui. Sauf que pour elle ses erreurs étaient irrémédiables et irréparables : séropositive à 17 ans : condamnée à mort. Pour le seul tort d’avoir aimé le mauvais garçon. Quand le livre est sorti, en 1994, j’imagine qu’un grand nombre de familles françaises se sont dit «
cette petite Barbara même pas majeure, si fragile émotionnellement, c’est juste une gamine qui avait tellement envie d’être amoureuse, ça pourrait être ma fille ».
6. OK j'ai compris Cette intervention des « dames de l’association », en 1994 dans mon école, a été très efficace. Même si, sur le moment, je n’avais vraiment pas tout compris, je me suis toujours sentie très concernée par cette maladie.
Depuis 1994, j’ai extrêmement peur de cette maladie. Pas une seule fois je n'ai pensé que "c'est un truc de gays" ou que "c'est le passé" ou que "on en fait trop avec tout ça, c'est bon, on a compris".
Et d'ailleurs, je n'ai pas envie d'oublier les 40.000 morts français du sida, entre 1983 à 2000. L'injustice de toutes ces morts.
Deux autres articles à suivre sur ce sujet…