Première guerre mondiale. Les pacifistes trouvent refuge en Suisse. Parmi eux, Emmy Hennings, une danseuse sans domicile fixe, qui écrit des poèmes sur le trottoir et la prison. Créatrice du Cabaret Voltaire, elle devient la star (oubliée) du mouvement dada.
En
mai 1915, fuyant la conscription, un jeune écrivain et philosophe allemand
nommé Hugo Ball part à Zurich sous une fausse identité. Zurich est alors la
capitale mondiale du pacifisme. Il emmène avec lui une danseuse de cabaret
rencontrée à Munich – Emmy Hennings. Il est tombé amoureux d’elle en 1913, en
la voyant apparaître sur les planches du Café Simplizissismus.
Elle dégage quelque chose de si énigmatique. Quand Emmy Hennings fait son
entrée en scène, le public brusquement devient attentif. Sa désinvolture, sa
silhouette frêle, son visage émacié l’auréolent de grâce. D’ou lui vient ce
pouvoir d’hypnotiser les gens ?
Une
vie d’errance et d’exil
Née
au nord de l’Allemagne, dans la ville portuaire de Flensburg en 1885, Emmy
Hennings prétend qu’étant «fille de marin» elle n’a jamais vécu qu’en
voyage, dans l’attente d’une terre. De fait, très vite, elle mène une existence
précaire, marquée par l’errance. «Après la mort de son premier enfant et la
fuite de son premier mari en 1906, Hennings se joint à une troupe de théâtre
itinérante et vit en romanichel jusqu’à naissance, 9 mois plus tard, de son
second enfant»… Dans un article –écrit en vue de réhabiliter cette figure
longtemps méconnue du mouvement Dada–, l’historien Thomas Rugh raconte qu’Emmy
mène sa carrière en vagabonde. Elle se produit dans des nightclubs et des cafés
à Moscou, Budapest ou Cologne, gagnant si peu d’argent qu’il lui faut parfois
faire de la vente de produits de toilette, au porte à porte.
Toucher
le fond
Au
printemps 1914, alors que la guerre vient d’éclater, elle est arrêtée et
emprisonnée pour vente de faux passeports. Après 6 mois d’interrogatoires au
cours desquels elle nie obstinément, la voilà relachée. Elle part rejoindre
Hugo Ball à Berlin où elle travaille comme chanteuse et modèle nue. Puis le
couple décide de fuir car la guerre s’intensifie : Hugo Ball menace d’être
enrôlé. Ils arrivent, en Suisse, dans la ville de
Zurich, véritable havre de paix dans cette Europe déchirée par la guerre.
La détresse les pousse à «écrire
des lettres de mendicité». Dans un texte émouvant, la philologue Barbara
Piatti raconte qu’Emmy et Hugo survivent dans des conditions si
misérables qu’ils ne supportent pas de voir les passants nourrir les
cygnes.
Spectacle
absurde de la guerre
Entre
deux shows (quand elle trouve du travail), Emmy monte avec Hugo une mini troupe
de vaudeville : il joue du piano, elle chante. Le 5 février 1916, ils
inaugurent le Cabaret Voltaire, dans une taverne de
la Spiegelgelgasse 1 qu’ils transforment en scène de spectacle
anarchique. Officiellement, il s’agit d’y faire du cabaret. Mais les vrais
objectifs d’Emmy et Hugo sont bien plus radicaux : ils veulent dénoncer
l’aberration belliciste ambiante en célébrant le non-sens. Ils font de leurs saynètes
absurdes le reflet déformé des discours de
propagande. Leur musique est scandée sur le modèle militaire, explosive,
destructrice. Leurs costumes sont rigides comme des cercueils. Leur spectacle
s’affiche comme un contre-programme : il s’agit de
parodier le pathos creux des chants de guerre patriotiques.
L’esprit
de dérision fait mouche
«Dès
le premier soir, la salle est bondée et un groupe de personnages excentriques
se réunit sur scène. On y retrouve entre autres des peintres, des poètes et des
artistes de cabaret, dont Tristan Tzara et Marcel Janco», deux Roumains qui
ont aussi fui le service militaire. Tristan Tzara, pour éviter la mobilisation,
s’est fait passer pour un fou. Un ami –l’écrivain suisse Friedrich Glauser–
raconte : «La Roumanie manquait de soldats. Il avait reçu l’ordre de se
présenter. Mais… un psychiatre zurichois avait rendu une expertise à son sujet:
démence précoce. Fort de ce résultat, Tzara dut passer devant une commission
médicale qui tenait séance à Berne. Et c’est moi qu’il avait choisi pour
l’accompagner. (…) Tzara joua son rôle à la perfection. Il baissa le menton et
laissa goutter de fins filets de salive sur sa cravate de travers, que je lui
essuyais chaque fois avec soin. (…) Tzara se borna à bredouiller des «ha» et
des «ho» incompréhensibles.»
Faire
la guerre à la guerre
C’est
ainsi que naît le mouvement Dada : dans les Ha et les Ho. La plupart des
participants ont pout point commun le refus de la guerre. Danse macabre
1916, le poème écrit par Hugo Ball devient ainsi particulièrement célèbre :
Ainsi
nous mourons, ainsi nous mourons.
Et
tous les jours, nous mourons,
Car
se laisser mourir est si confortable.
Le
matin encore dans le sommeil et le rêve
À
midi là-bas.
Le
soir au fond de la tombe déjà.
[…]
La
bataille est notre maison close.
Notre
soleil est de sang.
La
mort est notre voie et notre mot d’ordre.
.
Emmy
la voix d’un désespoir collectif
Le
succès du Cabaret Voltaire est tel que chaque soir, pratiquement, les artistes
font salle comble. Cependant, Emmy Hennings semble être celle qui attire le
plus de monde. Quand les numéros absurdes des autres artistes fatiguent la
salle et que des huées se font entendre, elle apparaît et chante en dansant un
numéro de cabaret qui calme le public. Sa beauté est telle que le poète
anarchiste Muhsam la surnomme «génie érotique». Bien que son visage soit marqué
par la prise de drogue (elle est toxicomane, ainsi qu’en témoigne son poème
poignant Morfin), Emmy dégage une aura étonnante. L’écrivain
dadaïste Richard Huelsenbeck résume : «Ses couplets nous ont sauvé la vie».
C’est elle, l’âme du cabaret, celle que le public veut voir. Celle dont le
désespoir suscite le plus d’empathie.
«Solitude, tu es suprême»
Son poème Prison qu’elle lit lors de la première soirée
Dada donne le ton :
«Maintenant, dans l’oubli, on nous a perdues
La nuit, nous rêvons de miracles sur des lits étroits
Le jour, nous sortons comme les bêtes effrayées
La seule liberté qui nous soit laissée
C’est de partir vers le monde inconnu»
.
Retour
aux sources de la foi
Après
s’être produits chaque soir sur scène pendant quatre mois, Emmy et Hugo sont
exténués. Le café qui les accueillait est fermé début juillet 1916. Le couple
fait alors retraite au Tessin, probablement à l’initiative d’Emmy : elles est
adepte de la danse d’avant-garde développée à Monte Verita (au-dessus du
village d’Ascona), dans l’école créée en 1913 par Laban. Elle y entraîne la
compagne de Jean Arp : Sophie Taeuber. Jean Arp, lui-même, se laisse séduire
par cette région où de nombreux artistes et penseurs élaborent d’autres formes
de vie. Il tire son inspiration des bois mouillés que le lac d’Ascona rejette
sur ses rives. Ce qu’il appelle ces «formes terrestres» représentent en deux
dimensions les éternelles transformations de la forme. Pendant ce temps, Hugo
Ball entame un travail sur la vie des saints des V et VIe siècle. Ci-dessous, une photo du couple en 1924.
Ecrivaine
et blanchisseuse
Dans
cette sorte de paradis, Emmy se convertit au catholicisme et se fait connaître
comme femme de lettres. Elle écrit les livres Prison (Gefängnis,
1919) et La flétrissure (Das Brandmal, 1920), qui relatent ses
expériences de détenue et de prostituée. En 1920, elle épouse Hugo Ball mais
les années de bonheur passent vite : il meurt à 41 ans, en 1927, d’un cancer de
l’estomac. Emmy lui survit de plus de 20 ans. Bien qu’elle écrive beaucoup
d’articles et de livres –sur son époux, sur l’expérience Dada, des poèmes ou
des romans (1)– ses conditions de vie sont difficiles. Elle finit par
travailler comme blanchisseuse et ouvrière. Il lui faut même sous-louer sa
chambre. Elle meurt le 10 août 1948 et rejoint Hugo Ball dans sa tombe, à Gentilino, au bord du lac de Lugano.
.
A SAVOIR : Aujourd’hui, le
Kunsthaus Zürich abrite la plus grande collection d’œuvres dadaïstes du monde.
Le Cabaret Voltaire a quant à lui rouvert ses portes en 2004.
A LIRE : “Emmy Hennings and the Emergence of Zurich Dada”, de Thomas Rugh, Woman’s Art Journal, vol. 2, n°1, 1981, JSTOR.
NOTE 1: Emmy Hennings écrit aussi Ein Tagebuch, (1920), Helle
Nacht (1922), Die Geburt Jesu (1932), Blume und Flamme,
Geschichte einer Jugend («Fleur et flamme, histoire d’une jeunesse», 1938),
Der Kranz (1939) et Das flüchtige Spiel, Wege und Umwege einer Frau
(«Le jeu éphémère, chemins et détours d’une femme», 1940). Elle consacre par
ailleurs trois ouvrages à son époux défunt : Hugo Ball, Sein Leben in
Briefen und Gedichten («Hugo Ball, sa vie en lettres et poèmes», 1929), Hugo
Balls Weg zu Gott, Ein Buch der Erinnerung («Le cheminement d’Hugo Ball
vers Dieu, un livre de souvenirs», 1931) et Ruf und Echo, Mein Leben mit
Hugo Ball («Appel et écho, ma vie avec Hugo Ball», 1953).
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE A MONTE VERITA : «Sors de ce trou !» ; «Monte Verita et la libération sexuelle» ; «Vivre d’amour et d’eau fraiche ?» ; «Otto Gross, baiseur en série ?» ; «Danse avec le diable» ; «Sexe, morphine et dadaisme», «Fidus, précurseur du flower power ?», «Une religion transgenre pour devenir heureux ?».