En 2009, l’écrivaine suisse Dunia Miralles fait la rencontre d’un homme habillé en femme. «Je suis immédiatement tombée amoureuse d’elle. Nous sommes restées cinq ans ensemble.» De cette histoire, elle tire un récit sobre, direct, intitulé “Mich-el-le”.
Ecrivaine, metteure
et scène et performeuse née à Neuchâtel, Dunia Miralles ne s’intéresse qu’aux
amours hors-normes. Enfant, la mièvrerie des filles de son âge et le
conformisme des adultes la révoltent. Ado, elle fait des «bêtises» puis trouve
sa place dans les milieux underground. Elle devient célèbre avec un roman aux
allures d’autobiographie –Swiss Trash (2000)– rapidement suivi d’oeuvres
parlant de marginalité (Fille facile, 2012) ou de chômage (Inertie, 2015),
avant de se lancer dans une veine gothique (Folmagories, 2018). En
février 2019, elle écrit le texte de Coco, un album photo consacré à la première transgenre opérée en Suisse : «la performeuse et mannequin Coco qui
vécut vite et mourut jeune.» Quelques mois plus tard, elle publie une nouvelle coup-de-poing dans
Chairissons-nous, questionnant la façon dont les hommes et les femmes
disciplinent leurs sentiments et leur image afin de respecter les
normes. «On prétend que les femmes doivent aimer pour baiser»,
écrit-elle, moqueuse. Mais au fait, que veut dire femme ?
Que signifie être
une femme ?
Cette question
trouve sa meilleure réponse dans un texte publié en 2016 : Mich-el-le
(L’Âge d’homme), accompagné d’une postface du psychologue Antoine Roulin, spécialiste de l’intersexualité. C’est «un court roman inspiré par une relation amoureuse que j’ai eue avec
une personne transidentitaire, explique Dunia. Il-elle faisait un
travail considéré comme très viril, à savoir sapeur-pompier professionnel.
Mich-el-le est actuellement retraitée, ce pourquoi je peux en parler. Au moment
de l’écriture du livre, dans sa caserne, aucune femme n’exerçait ce métier. La loi
leur permettait de postuler mais elles n’étaient pas les bienvenues, donc
écartées pour des motifs fallacieux. Michel (Michelle) malgré sa souffrance,
cachait donc sa nature profonde. Il-elle avait de hautes fonctions de
commandement.» Afin de ne pas trahir son amante, Dunia Miralles transpose
son récit dans le milieu des ouvriers du bâtiment. Pour créer son personnage,
elle demande à des amis maçons «ce qui se passerait», si l’on découvrait
l’existence d’un gay ou (pire) d’une trans parmi les membres de l’équipe.
Réponse : du
sabotage, d’abord.
Uriner sur un
crépi, «dégâts garantis»
Puis du vol. Facile
de faire disparaître les outils d’un collègue. Après quoi, la méthode forte. «Sur
un chantier, beaucoup d’objets chutent. Des bouts de bois, des lattes, des
briques. Tout peut arriver.» Si elle exerce un «métier d’homme», impossible pour une trans
d’afficher ce qu’elle est. Dans le roman, écrit à la première personne, Michelle se sent prise
au piège : «Me sauver ! Me sauver de ce corps»… Mais
comment ? «Si je décidais de le saturer d’hormones, de l’opérer, quelle vie
m’attendrait ? Je serais obligée de quitter le chantier. Dans quoi je me
recyclerais, à mon âge ? Je ne sais que maçonner». A défaut d’entamer sa
transition physique, Michelle s’habille en secret : soutien-gorge, culottes douces, bas
soyeux. Elle achète des chemises de femmes, parce que ces chemises se
boutonnent à gauche et elle favorise la couleur
rose dans ses choix de dessous, ce qui provoque la colère d’une amie, féministe
: «Tu n’aimes que le rose, les dentelles à la con et
les bijoux de pacotille ! T’as des goûts de petite fille !».
Porter des
lingeries pour être femme ?
Dunia Miralles avoue
qu’«au début» de sa relation, elle se sentait heurtée par l’obsession de Michelle
pour les tenues ultra-féminines et pour le maquillage. «Il ne me viendrait
pas à l’esprit d’aller en randonnée en jupe, bas et porte-jarretelles avec un
sac de 35 kilos sur le dos». Michelle le faisait. «Je la trouvais
parfaitement absurde. Cela m’agaçait d’autant plus que nos arrière-grands-mères
se sont battues afin que les femmes puissent s’habiller confortablement. Mais
avec le temps j’ai fini par comprendre. N’étant ni hormonée ni opérée, Michelle
ne pouvait faire autrement.» Dans le roman, Michelle passe son temps à
fantasmer sur les dessous. Il n’existe aucune autre manière d’exprimer ce
qu’elle est. Elle ne milite pas pour la cause LGBT. Elle ne défend pas la théorie du genre. Elle veut juste se fondre dans la majorité. Obsédée
par le désir d’être enfin validée, reconnue, elle se promène parfois seule dans les rues, la nuit, afin que
des passants la prennent pour une femme. «Quand personne ne nous voit, on
est rien», dit-elle, crevant de vivre dans l’imposture que représente son
statut d’homme.
Se faire siffler
pour être femme ?
Une
nuit, des jeunes en voiture la sifflent : «T’es bonne !» Elle se sent fière.
Tellement fière qu’elle réveille une amie au téléphone pour lui raconter son
exploit. Des mecs l’ont «prise pour une jeune ovarienne» ! L’amie lui
demande : «Tu as eu peur ?» «Je n’avais pas eu peur. Au contraire, j’étais
très contente qu’on m’ait trouvée belle et désirable, mais j’ai senti que ce
n’était pas la bonne réponse. Sa réplique m’a détruite : “T’es vraiment un
homme ! Tu crois que t’es une femme, mais t’es un homme ! Si tu étais une
femme, tu aurais su que tu étais en danger et tu serais morte de trouille.”»
Humiliée, Michelle apprend ce soir-là qu’être une femme n’est pas faire
illusion dans des vêtements et des postures de femme. C’est plus compliqué.
Mais comment le formuler ? Etre une femme, c’est avoir peur ? Peur de passer
pour une pute ? Peur d’une agression ? Peur d’être celle sur qui la
«faute» est reportée ? Finalement, aucune réponse n’est
satisfaisante.
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QUESTION A DUNIA MIRALLES :
Que pensez-vous de la
phrase «Je suis né-e dans le mauvais corps» ?
Qui est né dans le
bon corps ? Dans le bon pays ? Dans le bon milieu social ? Je
crois que nous sommes nombreuses et nombreux à ressentir cette impression de ne
pas être né-e-s au bon endroit, dans le bon corps – trop gros, trop maigre,
avec une peau trop grasse, trop sèche, avec des cheveux trop lisses ou le nez
trop aquilin, etc, et à le ressentir comme une injustice. Maintenant
transposons ce mal-être, cette sensation d’injustice parfois provoquée par un
simple détail comme une insignifiante bosse sur le nez, à la conviction, au
ressenti profond, que la nature s’est trompée du tout au tout. Que notre corps
de femme devrait être celui d’un homme ou vice versa. Horrible, non ?
Devoir jouer à une personne que l’on n’est pas à chaque instant de notre vie.
Sans aucun moment de répit, sous peine d’être moqué-e, battu-e, violé-e,
humilié-e, de perdre notre famille, nos amis et notre travail. C’est d’autant
plus odieux et perturbant que, dans notre culture – ne connaissant pas les
autres, mes mots n’engagent que notre civilisation occidentale – de notre
naissance à notre mort, tout est genré. Pire : plus on lutte contre la
genrisation, plus les grandes entreprises, pour des raisons purement
financières, afin de vendre deux produits plutôt qu’un seul, séparent les genres. Certains fabricants de biscuits en viennent à
genrer les biscuits pour les enfants, en créant des emballages de biscuits pour
les garçons et d’autres pour les filles, alors qu’un biscuit au chocolat reste
un biscuit au chocolat quel que soit notre genre. Et même si le goût était différent de
l’un à l’autre, qu’insinue-t-on dans l’esprit des enfants ? Qu’une fille doit aimer la fraise et un
garçon le citron ? Qu’aimer le citron fait d’une fille un «garçon
manqué» ? Qu’aimer la fraise étiquette d’emblée le garçon de
«lopette» ? Exaspérant, ridicule et dangereux.
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A LIRE : Mich-el-le, une femme d’un autre genre, de Dunia Miralles, éd. L’Âge d’homme, 2016.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Le désir féminin existe-t-il ?» ; «Pourquoi les femmes dominent le marché du sexe ?» ; «Une image peut en cacher…» ; «Body positive, une imposture»