Le mois dernier, Divine Putain – un performer queer, clownesque et sanglant – m’a proposé de participer en tant que modèle à un shooting collectif de deux jours sur le thème “Circus Freaks”, pensé et organisé avec les photographes Laurent Benaïm et Marion Saurel. En attendant de voir le résultat en noir et blanc du shooting qui sortira dans plusieurs mois, je vous propose une immersion en backstage, derrière et devant l’appareil.
Laurent photographie les sexualités alternatives depuis vingt ans. Que ce soit à travers des pratiques plus ou moins en marge comme le libertinage, le BDSM, les orgies et l’urophilie ou des corps dans toute leur diversité, qu’ils soient jeunes, vieux, gros, non valides, queer, transgenres, non binaires, soumis, switchs ou dominants… Cette démarche body et sex-positive s’inscrit également dans le travail de son amie Marion, étudiante à la Central Saint Martin à Londres, avec qui il a déjà collaboré et qui réalise son projet de fin d’études sur le détournement des stéréotypes de la mode.
© Laurent Benaïm
Le résultat des séances de Laurent est tiré sur de grandes feuilles de Canson, des clichés en noir et blanc produits grâce à un traitement à la gomme arabique, cassant les codes visuels et sociaux. Bien qu’en apparence transgressifs et très ouverts, les milieux libertins et BDSM en France sont en réalité assez binaires, codifiés, voire rigides, dans leurs apparences mais aussi dans leurs pratiques. La fluidité des genres et des rôles y est souvent rare, tant du côté gay qu’hétéro.
Ces codes-là, Laurent s’en fout, ses photos ne sont pas une représentation de ses fantasmes ou une documentation du milieu mais une réelle recherche artistique brute, autour des interactions corporelles. S’il ne s’étend pas sur sa vie intime et ses préférences personnelles, son chat en revanche présente des tendances urophiles affirmées et boit volontiers dans la cuvette des chiottes en public.
© Laurent Benaïm
Pour certains modèles, comme moi, c’est notre première fois. D’autres sont des habitués des shootings de Laurent, qui n’hésite pas à faire régulièrement le tour de la France pour aller à leur rencontre. Il me semble reconnaître quelques têtes familières et grisonnantes des soirées BDSM parisiennes et on me glisse “qu’il a son petit stock de soumis pour ses photos.”
Circus Freaks
Plusieurs semaines avant le shooting, l’équipe a commencé à préparer les scènes en partageant des croquis de tableaux dans un groupe secret sur Facebook où se retrouvent les participants de ce week-end. Sur ma liste se trouvent une trapéziste empalée sur son partenaire, un magicien sodomisant une femme coupée en deux qui suce son assistant ou encore une dresseuse de tigre gang-banguée par ses fauves.
Croquis du shooting par Divine Putain
D’ordinaire Laurent ne scénarise pas autant son travail. Les gens se pointent chez lui, racontent ce qu’ils voudraient faire et définissent leurs limites. Il attend ensuite qu’un moment fort se crée sur le plateau pour le capturer. Parfois il organise de grands shootings collectifs : la première fois que Divine Putain est venu dans son studio, il est arrivé en retard, tout le monde baisait déjà, on lui a filé une paire de Crocs roses et on lui demandé de rejoindre la grande mêlée des corps pendant que Laurent mitraillait avec son appareil.
Sur la piste il fait rire, dans ton cul il fait peur
Le premier jour, comme la trentaine d’autres personnes présentes au studio je ne connaissais que très peu de gens. Les modèles venaient de partout : Nancy, Strasbourg, Belgique, Montpellier, Marseille et sa Corderie – un nouveau lieu dédié au bondage.
Il est neuf heures du matin quand on me dirige gentiment vers les loges, maquillée à la truelle, et qu’on me demande de grimper sur un trapèze afin de m’enfiler la bite de A., qui fait le pont sous moi. Pensant me mettre à l’aise, il me propose de nous embrasser pour apprendre à mieux se connaître. Penaude, je lui avoue que les câlins ne sont pas vraiment mon point fort, crispée à l’idée d’être serrée dans les bras d’un inconnu.
0dd
Malgré nos efforts conjoints, il ne bande pas. La position est périlleuse et nous passons à la scène suivante. Les tableaux s’enchaînent alors vite et je me retrouve encordée et suspendue. En tant que modèle bondage, la contrainte me rassure mais je reste bien moins à l’aise que d’autres présents ce matin. Dans les loges, alors que j’engloutis un à un tous les gâteaux pour trouver un peu plus de contenance, Jean, un autre participant, se plaint que sa partenaire soit allée aux toilettes sans l’en avertir. “C’est du gâchis !” lance-t-il à la cantonade ; tandis que Divine Putain, cul nul et hyper altruiste, propose ses services de fin fluffer à qui veut.
Otomo & Phil
Plus tard dans la matinée, je rencontre Phil, qui en plus d’avoir l’air très sympa est super sexy. Il s’est lancé dans ce projet grâce à Divine car il apprécie le côté porno grotesque artistique et décalé de son travail sur Schneckewurst, son projet rabelaisien depuis 2014. Sur les fiches récapitulant les scènes, il est marqué qu’il doit jouer dans une scène de pony play et je lui demande s’il fait le rôle de l’écuyer ou du cheval. Il rit en me disant que vu sa taille il pourrait seulement faire un Shetland, d’ailleurs il a apporté sa cravache, car tout comme moi il pratique l’équitation. Détail qui maintenant a toute son importance car Phil est nain. Je ris, il papillonne ses longs cils de Bambi, je laisse tomber le paquet de gâteaux et tombe sous le charme. Je minaude pour avoir des papouilles et je ronronne. J’arrive enfin à me détendre.
J’ai un gros nez rouge, des traits sur les yeux,
un butt plug qui bouge, un air malicieux…
Laurent et Marion abattent les scènes à une cadence infernale. Des partenaires viennent à peine de donner leurs prénoms qu’ils se retrouvent déjà à échanger leurs fluides en prenant des positions acrobatiques, dans une ambiance mêlant American Horror Story, le Jim Rose Circus et Tim Burton. Phil fait une scène avec Otomo, un mec immense et magnifique caché derrière son maquillage de clown vicieux. Leur présence est électrique, ils font des gueules obscènes et hypnotisantes, apportant à la scène une contagieuse joie de vivre. Tout le monde se marre et je me demande déjà comment on va appeler nos enfants.
On est loin des ambiances des soirées libertines, et la mise en scène théâtrale ainsi que le rythme soutenu des tableaux ne permettent pas de développer d’intimité. Personne ne joue, ni ne trique franchement devant l’objectif, hormis H. dont le sexe énorme s’érige très droit dès qu’on le torture et Divine qui est une machine à bander. Ça se branle, on se suçote vite fait, on fait des blagues pour mettre tout le monde à l’aise. Marion utilise des mots comme “zizi” et “bistouquette” alors que Laurent ordonne “de sortir sa bite et bander dur, là maintenant”. Puis c’est reparti : deux coups de reins, clic, clac, photo, on rigole, pose suivante, clic clac, bravo merci c’était parfait, qui veut une bière ?
0dd, un gode et Otomo
En loge par contre sur la fin de journée ça se chauffe un peu plus. Laurent nous glisse que Pétula avec qui il a déjà shooté sera là demain. Ça sera sa première suspension dans les cordes. Elle est handicapée moteur et elle ne peut se tenir debout, ni faire le moindre effort ; or les risques de gravement endommager les nerfs lors d’une suspension sont encore plus forts chez les personnes souffrant de problèmes musculaires.
Elle a accepté l’idée pour se confronter à l’étrangeté de son propre corps, sans être méprisée ou moquée. Elle me confiera après le shooting “ qu’il y a du grotesque dans ses images mais les corps hors-norme sont assumés dans leur différence. La plupart des photographes qui travaillent avec des personnes atypiques cherchent à normer leurs corps, à en extraire une beauté conventionnelle comme si on était des gens comme les autres, ce qui est vrai et pas vrai. En réalité, personne n’est comme les autres.”
Le Cirque du Soleil avec Joel-Peter Witkin
en directeur artistique
Le lendemain je suis super relax, mais je ne participe qu’à peu de scènes, ce qui me laisse du temps pour faire connaissance avec Pétula et son soignant – son “partenaire de travail” comme elle l’appelle. Elle lui a proposé de l’accompagner, car elle sait que ça ne le choque pas, voire que ça pourrait lui plaire : « C‘est pas mon problème, parce qu’il est vraiment là pour bosser.” On parle de cul et elle avoue s’étonner quand quelqu’un s’émerveille de découvrir qu’elle a une sexualité riche : son corps demande peut-être un peu plus d’adaptation de la part de son partenaire, mais après tout, on s’ajuste toujours à un nouveau corps, qu’il soit valide ou non.
Divine, Pétula, Otomo & Laurent
Divine Putain, qui doit faire la scène avec elle et Otomo, me confie avoir un peu d’appréhension, par peur de lui faire mal. Elle est à poil, pliée dans les bras d’Otomo, seulement vêtue d’une perruque blonde de Marylin Monroe façon farces et attrapes qui ne cesse de tomber. D’un coup, toute l’assurance décomplexée et la lubricité de Divine s’évanouissent ; lui qui grimaçait outrageusement demande si “on peut faire des sourires plutôt qu’avoir l’air méchants.”
Divine, Pétula et Otomo
Ses gestes, déjà posés et mesurés, se font maintenant infiniment doux. Son soignant intervient. Ils sont trois ou quatre autour d’elle à essayer de faire tenir bites et godes dans son petit corps frêle. Ils la portent, déploient ses membres avec précaution mais elle insiste pour continuer malgré l’inconfort de la posture. Contrairement à la plupart des participants, elle est vraiment excitée et ses gémissement sont audibles même pour les voyeurs du fond du plateau. Elle transmet son excitation à son partenaire qui la pénètre tant bien que mal. A côté de moi son soignant se mord les lèvres. Il avance d’un pas, fait mine de retourner l’aider, recule, soucieux de sa santé mais respectueux de sa décision, de ses envies et attentes.
Pétula espère beaucoup de ce shooting. Ça faisait longtemps qu’elle attendait de rencontrer quelqu’un avec le savoir-faire et le courage de la suspendre. C’est Alex Bakushi, imposant gaillard tout doux et rigger à l’Ecole des Cordes à Paris, qui aura le privilège de lui faire vivre cette première expérience. Elle est encore assise sur son fauteuil alors qu’il enroule les cordes autour de son corps pour lui faire un harnais, passant autour de ses hanches et sous ses fesses. Il la prévient qu’il va pousser le fauteuil doucement loin d’elle et qu’elle va se retrouver suspendue dans les airs. Au moment du lâcher, elle semble de pas savoir comment réagir comme désemparée. Elle résiste contre les cordes, c’est étouffant, insupportable.
Alex lui demande de lui faire confiance, lui explique comment laisser les cordes imprégner sa peau, comment accepter la douleur, la transcender pour mieux décoller. Soudain libérée de son fauteuil roulant, le corps en lévitation, elle se sent surpuissante. Elle irradie la pièce et nous transmet sa joie, à nous autres les blasés des cordes, les prétendus snobs du sexe, pour qui une suspension par une cheville est devenu banal. Silencieux comme dans une église, tout le monde regarde bouche bée et j’ai les larmes aux yeux devant cette scène surréelle et touchante, digne d’une photo de Joel-Peter Witkin.
Retour au réel
Plusieurs jours après ce shooting, lorsque je la contacte pour ce reportage, elle me raconte spontanément son rapport à son corps et à l’érotisme subversif : “Très maigre, dès l’enfance je me suis identifiée aux rescapés, voire même aux cadavres d’Auschwitz. Je ne voyais pas quelle érotique on pouvait trouver dans une telle morbidité, et pourtant, j’avais honte de ressentir, dans cette jeune enfance, du plaisir à regarder tous ces corps entassés comme dans une immense partouze.
C’est horrible comme parallèle, mais c’est celui dont parle Pasolini dans Salò. J’ai trouvé une sorte de résolution à ce problème grâce à la figure du cyborg, puisque techniquement, je suis un cyborg : mon corps social est motorisé, mon corps intime est modifié, du métal traverse mon corps sur toute la longueur du dos, j’ai une quinzaine de cicatrices. Je te jure, si tu regardes une radio de mon profil, tu vois Alien, c’est très beau.”
Laurent, Phil et Marion
Comme les candidats de télé-réalité sortant d’une “belle aventure humaine”, le retour au réel est un peu rude le lundi matin. Dans le métro je regarde les passagers et je me replonge dans les souvenirs de ce shooting insolite en me disant qu’eux aussi sont peut-être des freaks et je rigole doucement.
Si certains pourront voir dans les photos uniquement des scènes de débauches bizarres voire sordides, j’y vois au contraire une démarche de critique sociale voire de militantisme, non seulement de la part des deux photographes et modèles mais aussi de l’équipe technique qui a été formidable. Montrer la sexualité et les corps qui sortent de la norme, leur beauté crue et imparfaite, sans tabou, ni pudeur, c’est pour reprendre les mots de Marion “un tour de force incroyable, technique et humain qui a été réalisé ce week-end là”.
Laurent, Phil et les autres
La joyeuse troupe du Circus Freaks
Toutes les photos backstage sont de © Olivier H. Gamas