Nous lui devons Gorge Profonde (1972), « triomphe absolu du hardcore [avec] six cent millions de dollars de recettes aux USA » dixit Christophe Gans. Mais qui était vraiment le cinéaste X Gérard Damiano ? Un essai critique hexagonal mystérieusement baptisé Les peaux, la chair, les nuits lui rend aujourd’hui un vibrant hommage.
Le Bergman du porno. C’est ainsi que la critique surnommait Gérard Damiano, figure de proue de la pornographie dite « de l’âge d’or » (l’époque idéalisée de Marilyn Chambers et Linda Lovelace), expérimentateur du X célébré par l’intelligentsia du New York Times et (re)connu pour Deep Throat et The Devil in Miss Jones, « deux films fondateurs de l’idée même d’oeuvre pornographique dans les esprits de million d’américains des seventies » – à en lire Michelle Clifford et Bill Landis. Dans son opus amoureux Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits (éditions Jacques Flament) l’auteur et journaliste Marc Bruimaud plonge cent-soixante pages durant sa prose euphorisante (et volontiers délirante) dans l’épiderme de cette filmographie explicite, en s’intéressant film après film aux thématiques, à l’esthétique et aux joyeuses branlettes intellectuelles de cet obsédé assumé. Alors, c’est qui au juste, ce Damiano ?
Le Godard du X
Damiano est l’incarnation d’un certain porno vintage et intello. L’inénarrable Jack Horner, incarné par Burt Reynolds dans Boogie Nights, serait un décalque direct de cet auteur du hardcore. C’est son expérience en tant que coiffeur pour dames qui l’incite à la fin des années soixante à opérer un brutal virage de carrière : « quand vous travaillez parmi les femmes, vous commencez à entrer dans leurs histoires, et vous vous rendez compte que la plupart d’entre elles sont très malheureuses dans la relation qu’elles entretiennent avec la personne qu’elles ont épousée » expliquera-t-il. Qu’importe son éducation catholique passée, le natif du Bronx se lance dès lors dans le cinéma érotique afin de transgresser cette monotonie « du bon vieux coït classique » par l’exubérance propre au porn. Considérant les fantasmes sexuels qui envahissent l’Amérique moyenne d’alors, il s’essaie d’abord aux nudies (genre coquin où excelle le grand Russ Meyer) puis empoche le jackpot – 600 millions de dollars – avec son sixième long-métrage, Gorge Profonde, récit fantaisiste de fellation financé par la Mafia.
Mais c’est certainement son film suivant, The Devil in Miss Jones, qui démontre sa singularité. Tout en concurrençant James Bond sur le terrain du box office, cette sombre histoire de vierge suicidée lui vaut les éloges d’une presse prestigieuse. Le cinéaste entre dans le X par la case du cérébral sans pour autant délaisser le ludisme libidineux du sexe. C’est ce sur quoi Marc Bruimaud insiste : à ses yeux, son cinoche est l’expression brut du « frisson sidérant« , un mix entre Mel Brooks (pour ses excentricités burlesques), Hitchcock (pour ses caméos et ses « mises en abyme goguenardes« ) et…Godard. Les baises damaniennes et autres « éjaculations en cascade » mettent en mouvement(s) le chaos de l’amour, l’ésotérisme, l’existentialisme (rien que ça). Les évoquer, c’est invoquer tour à tour Wim Wenders et la pornographe féministe Annie Sprinkle (sa grande amie), John Waters et Frederico Fellini. De toute évidence, cet homme au postiche s’amuse du X, le pense, le théorise. Dans les années 80, alors que le boom de la vidéo fragilise la place du porno dans les salles, la lubie du cinéaste n’est plus tant les partouzes que « le devenir des obsessions qui l’accaparent« .
La réponse au « mauvais porno »
Si la plume virevoltante de Marc Bruimaud a de quoi déconcerter – les analyses oscillent du gros bordel à l’extase stylistique – on ne peut nier les bonnes intentions qui pénètrent cet essai suffisamment exhaustif. A l’entière filmographie commentée se mêlent des archives critiques de l’époque, une riche bibliographie et quelques bons conseils pour visionner ces œuvres finalement trop méconnues – parfois introuvables d’ailleurs. L’entrelacement des points de vue permet de poser le doigt sur ce qui nous intéresse vraiment : l’ambivalence de l’artiste. Oui, Damiano était un passionné, contestant malgré lui la hiérarchisation rétrograde des arts. Un boulard bas de gamme était dans sa bouche « une insulte au spectateur« , comme pouvait l’être un mauvais film tout court, et c’est tout. Damiano n’aurait fait durant sa carrière que mettre en pratique ce judicieux conseil de Sprinkle (encore elle) : « La réponse au mauvais porno n’est pas d’interdire le porno, mais de faire de meilleurs pornos« .
Mais le réalisateur de Gorge Profonde était aussi un moraliste, esthète du stupre peinant à renier ses croyances religieuses au sein d’une sphère pourtant synonyme de subversion(s). « La thématique de Damiano est tout à la fois simple et détestable. Selon lui, la Femme est merveilleuse mais coupable d’éveiller le désir chez l’homme. Il faut donc la punir, lui faire subir les pires sévices corporels pour l’amener par ce biais au summum de la jouissance » nous explique ainsi le regretté critique Pierre Pattin. C’est peut être cette complexité qui excite le plus l’intellect de Bruimaud, confrontant ce cinéma X aux mots de Norman Mailer pour qui la révolution pornographique était à chercher « à la frontière du crime et de l’art« . Quelque chose qui trouble, perturbe, nous secoue intérieurement. Citée dans l’opus, la critique Nathalie Dray compare carrément la découverte de son cinéma à une « expérience métaphysique« .
Si lire Les peaux, la chair, les nuits exige certainement de s’intéresser d’emblée à ces polissonneries pour mieux saisir leurs théorisations (il y est question de sodomies, de Sartre, des mélodrames de Douglas Sirk et de triolisme), on vous conseille quand même de jeter un oeil à cette tentative d’épuisement d’un pornographe italo-américain. Un certain panorama d’une culture du X d’antan, aujourd’hui plus que fantasmée.