Marin Ledun est l’auteur d’une douzaine de romans. Il a reçu de nombreuses distinctions telles le Trophée 813 du roman français 2011 et le Grand Prix du roman noir 2012 pour Les visages écrasés, le prix Amila-Meckert 2014 pour L’homme qui a vu l’homme.
A noter que Les visages écrasés a fait l’objet d’une adaptation avec Isabelle Adjani pour Arte en 2016.
Extrait choisi
La première chose que vit Emilie en se réveillant fut la balle fichée dans le montant du lit.
Elle bailla et étira ses muscles endoloris par les efforts de la nuit. Le ventilateur tournait à plein régime, brassant l’air chaud de la chambre. Elle réajusta ses oreillers et se tordit le cou pour regarder l’heure. Bientôt une heure de l’après-midi. Cinq heures de sommeil sans cauchemar. Emilie essaya de se rappeler la dernière fois que cela lui était arrivé. Elle eut beau remonter le fil du temps, elle n’en retrouva aucune trace.
Elle remonta encore plus loin et se plongea dans le passé.
Emilie était née le 22 avril 1976, dans une clinique de la région. Son père, André Boyer, était un ouvrier agricole, spécialisé dans la plantation de bulbes. Il travaillait pour une société hollandaise, propriétaire d’une centaine d’hectares dans le département qu’elle exploitait toute l’année pour faire grossir en terre des bulbes de tulipes et de narcisses, principalement, afin de les revendre ensuite sur le marché de gros d’Amsterdam. « Les bulbes voyageurs », s’amusait à répéter son père. Les fleurs franchissaient les frontières, libres comme l’air. Sa mère, Roselyne, faisait la femme de ménage dans les centres de vacances et les résidences secondaires des touristes fortunés pour boucler les fins de mois. Emilie était fille unique. Ils n’avaient jamais eu l’occasion et les moyens de découvrir le monde, de suivre la route des bulbes ou des touristes fortunés. Ils le regrettaient un peu, mais « c’était comme ça, on n’y pouvait pas grand-chose. »
Le cadre : Begaarts, quatre mille deux cent habitants, longues plages de sable fin, surf, soleil, pins, touristes et bars à tapas l’été, solitude, chômage, mort programmée du peu d’industrie locale et désœuvrement l’hiver. Un petit coin de paradis.
Ses parents l’avaient encouragée à poursuivre des études d’infirmière. Un cancer de la thyroïde avait emporté son père, alors qu’Emilie était en troisième année. Sa mère l’avait suivi deux mois plus tard. Alcool et médicaments. Elle n’avait laissé aucun mot, hantée par un sentiment de solitude inextinguible, à bout de forces. Emilie avait mis du temps à l’accepter, mais elle avait surmonté ça, parce que, au fond d’elle-même, à ce moment-là de sa vie, elle pouvait le comprendre.
Une fois l’examen final en poche, elle avait postulé dans un hôpital des environs et avait été prise. L’argument « fille du pays » avait porté pendant l’entretien de recrutement.
Elle se souvenait encore des mots de la responsable du personnel :
– Entre nous, je trouve ça formidable.
– Quoi donc ?
A sa question, la femme avait souri.
– Que des jeunes comme vous décident de rentrer au pays.
Comme Emilie la dévisageait sans comprendre, la femme avait ajouté :
– Pour y faire leur vie. On en a besoin, par les temps qui courent.
Emilie avait finalement hoché la tête, davantage pour obtenir le poste que par conviction. Elle brûlait pourtant de demander à la femme ce qu’elle entendait par ce fataliste par les temps qui courent. Des tas de gens utilisaient cette expression comme s’ils ne réalisaient pas ce qu’elle avait d’incongru, voire de stupide. Les « temps » ne courraient pas vraiment, dans le coin. Ils stagnaient plus ou moins, comme si le cours de l’histoire n’avait aucune prise sur eux. L’ascenseur social semblait vaguement en panne, mais les enfants continuaient d’entretenir les espoirs de leurs parents. Une sorte d’inertie bienveillante en forme de petite chapelle de marins, plantée au sommet d’une dune grignotée année après année par l’océan et menaçant de se renverser avant d’être engloutie par les flots à jamais, à l’image des blockhaus ensablés, vestiges du Mur de l’Atlantique, qui s’égrenaient le long de la côte.
Dix années durant, Emilie aima son travail.
Un boulot stable, horaires de nuit, horaires de jour, naissances, bras cassés, suicides manqués, blessés légers, blessés graves, femmes battues, appendicites, hernies discales, bébé malade, rien ne la passionnait plus que de tenir la main à ses patients.
Au printemps 2003, les quarante-cinq mille euros hérités de ses parents constituèrent l’apport initial de son premier gros investissement. Emilie prit rendez-vous auprès de son conseiller bancaire et, six mois plus tard, elle emménageait dans un appartement à crédit au premier étage d’une résidence de Begaarts-Plage. Tous les jours, footing sur la plage, cours de surfs le mercredi et le samedi, mojito en terrasse à la belle saison, promenades pour admirer les belles villas de la côte au volant de sa Clio Diesel d’occasion, le dimanche après-midi, un mec, de temps en temps, plus âgé, souvent, deux types à la fois, une nuit. A quelques détails près, la vie d’Emilie ressemblait à celle dont elle avait toujours rêvé.
Jusqu’à cet accident de voiture, le jour de ses trente-cinq ans.
Jusqu’à Simon Diez.
Avis
« C’est arrivé, c’est tout. Ni toi ni moi n’y pouvons rien. » Cette phrase annonce l’ambiance de ce roman à caractère social, le plus terrible que Marin Ledun a écrit à ce jour.
Emilie, en devenant infirmière, avait choisi de prendre soin des autres. Sa vie devait être toute tracée. Or, le 22 avril 2011, tout a basculé. Emilie avait 35 ans.
Dès lors, la jeune femme est mue par un désir intense de revanche sur la vie. Emilie veut comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans la sienne, pourquoi son amour ne l’aime plus : elle retrouvera Simon Diaz, le chauffard dont elle a été victime. Et le 14 juillet 2015, sur la plage où sont tirés les feux d’artifice, l’ancienne infirmière met son plan à exécution.
En douce est un roman ravageur où la part sombre de cette héroïne torturée danse avec sa part lumineuse. Après l’accident qui a dévasté sa vie, Emilie vibre de colère, doute, vacille. Mais elle a aussi une conscience aiguë du monde qui l’entoure, bien au-delà de ce décor planté par l’auteur : un chenil environné par la forêt et une petite station balnéaire, Begaarts.
Marin Ledun maintient la tension jusqu’à la fin, sans violence gratuite, sans effusion d’hémoglobine. Les dialogues sont secs et sonnent juste. En douce est un roman sombre, humain, fou. LE roman noir de la rentrée. Jouissif !
En douce, Marin Ledun, éditions Ombres Noires, 256 pages 18 €
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