Cet article Le cinéma peut-il raconter la pédocriminalité ? Regards d’une industrie ébranlée provient de Manifesto XXI.
Dans un contexte de dénonciation des violences sexuelles sur mineurs dans l’industrie du cinéma français, la forme cinématographique peut-elle vraiment rendre compte des réalités des violences et participer à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ? Réponse par l’analyse de plusieurs films sortis en 2023 et 2024 qui représentent de front les violences sur mineur·es.
Depuis que Judith Godrèche, suivie par des nombreuses actrices comme Isild Le Besco, Anna Mouglalis ou Vahina Giocante, a dénoncé les violences sexuelles sur mineurs au cinéma notamment commises par les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon, une nouvelle étape dans le mouvement MeToo semble enclenchée. Elle est notamment marquée par l’invitation de Judith Godrèche aux Césars quelques années après l’édition chaotique de 2020, où Roman Polanski avait été sacré meilleur réalisateur par l’académie, un doigt d’honneur aux victimes de violences sexuelles. Ici, c’est une victime qui a pris la parole accueillie d’une ovation de la salle peut-être démonstrative mais tout de même symbolique.
En effet, malgré sa résonance depuis 2017, le mouvement avait eu du mal à se frayer un chemin dans l’industrie du cinéma français où l’artiste prime encore sur l’homme. Dans ce contexte tendu, on constate une recrudescence des récits sur les violences sexuelles sur mineurs au cinéma. Ainsi, L’Été Dernier de Catherine Breillat, May December de Todd Haynes, ou encore Priscilla de Sofia Coppola et Une Famille de Christine Angot s’attèlent à montrer et interroger l’immontrable. De quelle manière les réalisateurices s’approprient-iels ces histoires ? A quelle fin ? Le cinéma est-il un art pouvant rendre compte de ces violences ? Plus qu’un simple écho à l’actualité, ces films nous permettent de mieux appréhender et comprendre les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans ces violences.
Faire le portrait des agresseurs
Dans Triste Tigre, Neige Sinno ouvre son récit par le portrait de son agresseur (son beau père) comme pour montrer toute sa « banalité ». C’est un procédé similaire auquel s’attèle L’Été dernier de Catherine Breillat. Le film met en scène la relation incestueuse d’une juge pour enfant avec son beau-fils au cœur d’un foyer familial respectable et bourgeois. Le rapport de force dans la relation entre Anne (Léa Drucker) et Théo (Samuel Kircher) est alors confondu avec de la séduction. Grâce au style naturaliste de Catherine Breillat, le récit n’est pas racoleur et oblige à une justesse dans l’incarnation et le traitement des personnages. Ce traitement intime des violences sexuelles sur mineurs renvoie au fait que les abus se font derrière une porte close. Dans ce contexte, la relation incestueuse est perçue différemment par l’entourage. Cela peut être une relation invisible ou alors une relation qu’on décide de rendre invisible. Le père de famille de L’Eté dernier (Olivier Rabourdin) décide de fermer les yeux sur la relation entre son fils et sa femme. L’aspect secret de ce crime aide à son impunité. Les films essaient alors de pousser ces portes closes et décortiquent ce qu’il se trame derrière, à l’abri des regards.
Léa Drucker, Samuel Kircher et Olivier Rabourdin dans
L’été dernier
Aussi, en dressant le portrait de différents agresseurs, ces récits mettent en lumière le contrôle systématique et insidieux de la victime et de son univers par l’agresseur. Dans May December, Gracie (Julianne Moore) a le contrôle sur la vie de son mari Joe (Charles Melton), de sa famille, allant même jusqu’à contrôler leurs corps. Dans le film, leur relation a été dévoilée dans des magazines de presse à scandale. Cependant Gracie est toujours en contrôle de son image, elle pense que sa relation rend sa vie singulière mais pas répréhensible. Cette réécriture de la réalité où les rapports de pouvoir et d’emprise sont niés participe à ce que l’entourage de Gracie accepte et cautionne leur relation. De la même manière Christine Angot dans Une famille montre le contrôle de son père incesteur sur le reste de sa famille. En qualifiant la victime de menteuse, en performant une intelligence et une image de bon père de famille, le père d’Angot a manipulé et réécrit la réalité afin de renverser la culpabilité sur sa victime. Le rapport à l’image est présent dans tous les caractérisations des agresseurs des films analysés : Priscilla joue une célébrité alors qu’elle n’est qu’une enfant, Elvis a une image publique d’icône très différente de ce qu’il est en privé, Léa Drucker joue des apparences pour dissimuler une nature profondément machiavélique. Même dans Une famille, Angot joue de l’image fantomatique et insidieuse de son agresseur en ne dévoilant son portrait qu’à la fin du film. Le cinéma dresse alors le portrait de monstres ordinaires en montrant que leur position de force (chef de famille, superstar), permet le harcèlement moral et le système d’impunité et de silence qui l’accompagne.
Briser le bouclier de l’impunité des agresseurs
Le cinéma tente aussi de rendre compte de la manière dont les victimes sont forcées d’accepter ce qu’iels subissent. Dans les films cités, les personnages se situent à différents stades de leur prise de conscience d’être une victime. Théo, dans L’Été Dernier, et Priscilla, dans le film éponyme, ne s’aperçoivent pas que la relation qu’ils sont en train de vivre est toxique. On nous montre alors les relations traumatisantes qui vont les affecter. Dans May December, Joe met en rétrospective sa relation avec Gracie, au fur et à mesure du film il prend conscience qu’il est une victime. Le jeu de Charles Melton, d’ailleurs, le montre comme un corps d’enfant enfermé dans celui d’un adulte. Des stigmates qu’on retrouve dans le comportement de Christine Angot qui, en se confrontant à son passé, montre la rage et la tristesse éprouvée lors de son parcours de justice. Elle parle également dans son documentaire de la réception médiatique de son premier livre L’inceste en 1999. Une archive de l’émission Tout le monde en parle animée par Thierry Ardisson montre les rires du plateau pour lors de la description des violences qu’elle a subies. L’écoute des témoignages de violence pédocriminelle a considérablement changé, en comparaison.
Cette vague de libération de la parole montre se traduit aussi par une volonté de déboulonner les statues des monstres du cinéma français et de lever le voile de la célébrité qui protège les violences. Déconstruire les icônes, c’est ce que propose Sofia Coppola dans son film Priscilla. Il traite de la relation entre Priscilla et Elvis Presley qui a commencé quand ils avaient respectivement 14 et 24 ans. Produit par Priscilla Presley, elle dépeint sa vie comme une jeunesse anéantie par la subite gloire.
Priscilla se transformant en poupée pour Elvis dans
Priscilla de Sofia Coppola
Elvis est un monstre impulsif qui utilise sa notoriété pour enfermer Priscilla dans une vie un foyer domestique qui n’est pas de son âge (même dans les années 50), une sorte de syndrome de Stockholm dans des draps de satin. Priscilla est enfermée dans un paradis fantasmé, où sa désillusion naît de la conscience à sa propre réalité. La célébrité rend leur relation encore plus toxique : le couple est dysfonctionnel mais pas aux yeux des caméras. Au-delà d’un récit intime, le film permet de remettre en perspective la véritable nature des célébrités. Elvis étant un géant de la musique, il prouve que les idoles sont des personnes puissantes qui peuvent jouer de leur pouvoir et de leurs images publiques. Priscilla sonne alors comme une mise en garde : méfions-nous de qui l’on fanatise et du fanatisme tout court.
Le cas
May December : y a-t-il une façon optimale d’aborder le sujet des violences sur mineur·es au cinéma ?
Dans May December, Todd Haynes adopte une approche plus complexe de la question en remettant en cause la capacité même du cinéma à représenter le réel de ces violences. Le film raconte la relation entre Gracie, mère de famille ayant fait la une des magazines à cause de la relation avec son mari Joe (il avait 12 ans et elle était adulte), et Elizabeth, une actrice se préparant à incarner Gracie à l’écran. Le film se démarque par la distance qu’il établit par rapport à la situation du couple. Le personnage d’Elizabeth, joué par Natalie Portman, permet un point de vue extérieur qui permet de comprendre la psychologie des personnages, notamment l’emprise que Gracie a sur son mari et la manière dont celle-cil se reproduit dans sa relation avec Elizabeth. Cette incursion d’une actrice dans la vie quotidienne du couple plonge Joe, le mari-victime, joué par Charles Melton, dans une crise, prenant peu à peu conscience des violences qu’il a subi. En l’abordant avec recul, il repense la manière de raconter de façon pudique des événements graves. Le cinéma se veut en général comme un art qui voit la vérité à travers l’œil-de-boeuf d’une porte close. Si le cinéma est un art voyeuriste, où commence l’obscénité quand il est question du biopic et donc de raconter le réel ? May December questionne donc plus précisément la responsabilité de l’acteur à travers l’histoire d’Elizabeth, prête à devenir un personnage foncièrement immoral pour ne l’incarner que le temps d’un film. Les acteurs doivent-ils vendre leur âme au diable pour le simple prix d’une nomination aux Oscars ? En mettant volontairement une distance vis-à-vis de l’histoire de Gracie, Todd Haynes évite l’aspect potentiellement hollywoodien et racoleur du film en en questionnant la perversion d’aborder un sujet aussi complexe et sensible.
May December, Todd Haynes
En miroir des dangers de la fictionalisation du cinéma, la série Icon of French Cinéma de Judith Godrèche (disponible sur Arte) sonne comme une réponse. Elle y raconte sa relation avec Benoît Jacquot et l’impact sur sa vie. L’utilisation de l’outil filmique et de la fiction pour réparer ses blessures intérieures, sensibiliser aux crimes de l’intime, s’est démocratisé l’année dernière notamment avec les sorties des Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania et de Little Girl Blue de Mona Achache. Les deux documentaires avaient un dispositif similaire : raconter une histoire intime des véritables protagonistes d’une histoire, mais en les remplaçant par des actrices pour jouer les scènes psychologiquement violentes. Ainsi, Mona Achache fait parler sa mère décédée en 2016 des abus qu’elle a subi à travers le jeu de Marion Cotillard, comme une manière de faire parler celles qui ne pourront jamais plus raconter leurs histoires. Ce dispositif permet une pudeur à laquelle on accède par la mise en scène et la fictionalisation de la réalité. En effet, le cinéma fait ici office de thérapie pour raconter les traumatismes et de mise en lumière de sujets trop tabous. Les auteurices de ces histoires au cinéma agissent alors comme des lanceureuses d’alerte qui braquent un projecteur brûlant sur le sujet des violences sexuelles sur mineur et de l’inceste.
Fictionnaliser des violences sexuelles au cinéma, c’est donc aussi risquer de tomber dans le sensationnalisme. Le cinéma atteint alors une limite : il n’est qu’une représentation du problème.
La réponse au cinéma par le cinéma
Malgré tout, le cinéma, à l’image de la société, reste limité quant à la représentation des violences sexuelles sur mineur·es. L’art spectaculaire et sensationaliste qu’est le cinéma n’est-il pas fondamentalement incapable de rendre compte du « vrai »? Dans la dernière scène de May December, Elizabeth insiste pour rejouer une scène. Ne sachant plus qui elle est réellement, elle s’accroche au rôle qu’on lui a donné. L’actrice se désincarne alors en Gracie, peu importe le caractère de celle qu’elle devient. Todd Haynes montre alors le cinéma comme un art qui se complaît à raconter le mal. Fictionnaliser des violences sexuelles au cinéma, c’est donc aussi risquer de tomber dans le sensationnalisme. Le cinéma atteint alors une limite : il n’est qu’une représentation du problème. Il ne donne pas de solutions concrètes, il ne peut que questionner cette violence de la société , parfois avec brillot, parfois avec indécence. La responsabilité du·de la réalisateurice par rapport au traitement d’un sujet, quand il est sensible, est d’autant plus important.
L’impact des actions de Judith Godrèche et des nouvelles prises de parole est décisif. Déjà, des changements opèrent quant au contexte de production des œuvres, partie immergée de l’iceberg. En effet, la protection des enfants sur les tournages s’apprête à devenir obligatoire grâce à l’actrice et la résonance de sa voix. Cependant, le chemin sera long. Dominique Boutonnat, accusé de viol par son filleul, est toujours à la tête du CNC, instance nationale de financement de la création et de la production cinématographique française. En gardant des abuseurs à la tête du cinéma français, en continuant à produire des films de réalisateurs accusés, et en les sélectionnant en festival, le système montre qu’il ne veut pas changer. Les mots de Judith Godrèche sonne alors plus juste que jamais : « Le cinéma est fait pour notre désir de vérité, les films nous regardent autant que nous les regardons »
Relecture et édition : Benjamin Delaveau
Image à la Une : Icon of French Cinema
Cet article Le cinéma peut-il raconter la pédocriminalité ? Regards d’une industrie ébranlée provient de Manifesto XXI.