Pendant des siècles, la thanatopraxie emprunte ses procédés à la cuisine : vider un poulet, le farcir, le larder… Jusqu’au jour où. Un ouvrage sur l’histoire de l’embaumement dévoile les dessous d’une industrie juteuse où l'on "conserve les restes chéris" sous des formes parfois bizarres.
Dans un ouvrage intitulé Petite histoire de l’embaumement en Europe au XIXe siècle, le chercheur Nicolas Delestre décrit par le menu (!) l’évolution des procédés inventés ou expérimentés à l’époque victorienne sur des cadavres de singe ou d’humain. Les hommes qui œuvrent à la «préservation» des cadavres sont souvent des artistes et des savants fous. Mais ce sont aussi des entrepreneurs, et qui n’hésitent jamais à exhiber leurs morts comme des publicités «vivantes» : le mien est le plus frais ! Chacun veut «vendre» sa méthode, ouvrir de nouveaux marchés, conquérir les foules de clients potentiels : il s’agit d’inventer la technique la moins chère afin que même Monsieur Dupont, l’épicier du village, puisse faire embaumer sa femme ou ses enfants chéris… «L’époque est au romantisme et le milieu funéraire très tôt associé à ce mouvement : présenter le corps de l’être cher pour lui rendre un dernier hommage, ou montrer son positionnement social, devient rapidement un besoin et l’embaumement un marché prometteur.»
Liqueur «préservative» pour petits garçons morts
La thanatopraxie de l’époque consiste à injecter des solutions mystère dans le réseau sanguin du cadavre. Ce n’est pas nouveau bien sûr : dès le XVIIIe siècle, l’anatomiste néerlandais Frederik Ruysch (1638-1731) injecte avec succès une liqueur «préservative» dans des petits garçons morts qui leur donne l’allure d’enfants endormis. Leurs membres restent souples, leur teint fleuri. «Ils étaient presque des ressuscités», raconte un témoin. Le liquide magique – dont Ruych garde le secret jusqu’à sa mort (sic)– possède la propriété de faire apparaître le réseau sanguin comme une immense toile sous la peau : «les dernières ramifications des vaisseaux, plus fines que des fils d’araignées, devenaient visibles». Un seul problème : ça ne marche pas sur les adultes (il faut de tout petits corps) et, par ailleurs, le liquide fuit ou plutôt, comme indique Nicolas Delestre, il «s’échappe continuellement, et l’invention est abandonnée.» Ce n’est donc pas vraiment de Ruysch que l’histoire garde la mémoire (1), mais d’un médecin italien révolutionnaire, le premier à trouver une technique «grand public», entendez par là : l’embaumement à portée de toutes les bourses.
Les embaumeurs du Haut Moyen Âge étaient cuisiniers
L’invention date du 14 mai 1834 : ce jour-là, le médecin Giuseppe Tranchina (1797-1837) fait sa démonstration devant une foule de 400 curieux surexcités… Il injecte de l’arsenic dilué dans la carotide d’un cadavre. Sa solution est colorée de rouge avec du cinabre. Il la baptise «sang artificiel». Et ça marche. Le cadavre ne pourrit pas. Jusqu’ici, dans l’histoire de la thanatopraxie, il fallait éviscérer les corps, vider le crâne, remplacer les «abats» (intestins, cœur, foie…) par des herbes aromatiques et «farcir» le cadavre comme une dinde. Le médecin légiste Philippe Charlier rappelle d’ailleurs dans sa préface au livre qu’en Occident, «les premiers embaumeurs étaient cuisiniers. Habitués à ouvrir les carcasses animales, à découper la viande froide, ils avaient à leur disposition des aromates permettant d’en assurer la bonne odeur, et le modus operandi garantissant une conservation prolongée (salage, fumage, garniture, etc.)»
Un mort bien conservé : très mauvais pour la santé
Pendant plusieurs siècles, le défunt n’est pas embaumé mais littéralement cuisiné. Lorsque Tranchina, en 1834, injecte son liquide miracle dans le système sanguin du cadavre et fait la preuve que le procédé marche (pas d’odeur, même au bout de plusieurs jours), «sa réputation va traverser l’Europe telle une traînée de poudre.» A 37 ans Tranchina devient une star. «La simplicité apparente de sa technique et le faible coût de ses produits vont le rendre extrêmement populaire et la presse de l’Europe entière va mettre sur le devant de la scène le jeune médecin.» Un seul problème : l’arsenic est une substance toxique. La méthode Tranchina peut s’avérer mortelle pour la famille en deuil : le cadavre est une bombe à retardement. En octobre 1846, l’emploi de l’arsenic est d’ailleurs interdit par une ordonnance royale afin de limiter les usages criminels de ce poison, usages qui semblent alors relativement courants. En l’absence d’arsenic, comment faire ?
Taxidermie de cadavre humain
Au fil de chapitres tous plus étonnants les uns que les autres, Nicolas Delestre poursuit son récit, détaillant les guerres commerciales que des embaumeurs se livrent à coups de brevets et de procès. Il est question notamment du français Gannal, un vétéran des campagnes napoléoniennes, qui fait livrer par la poste chaque année des milliers de cartes publicitaires et multiplie les promotions sur l’embaumement : pratiquait-il des tarifs régressifs sur les morts selon leur âge ou leur poids ? Il est aussi question du docteur suisse Mathias Mayor, inventeur en 1838 de l’empaillage humain (baptisé «anthropo-taxidermie») qui «obtient dans les tanneries, sur simple commande, des peaux humaines complètes et «fraîches» : mais où les tanneries se fournissaient-elles ?
Les cadavres sont-ils des bijoux de famille ?
L’ouvrage regorge d’anecdotes étonnantes et culmine dans la description d’un procédé de galvanoplastie mortuaire frisant le fantastique. La galvanoplastie est un procédé utilisé pour argenter les cuillères : il «consiste à appliquer au moyen d’un courant électrique continu, un dépôt métallique à la surface d’un objet». Et pourquoi pas argenter un cadavre ? C’est à ce défi fou que le docteur Gaston-Félix-Joseph Variot consacre toute l’année 1890. Il veut «métalliser» des morts. Faire de leur propre corps une statue d’argent, de cuivre, de nickel ou d’or. Pourquoi son procédé n’a-t-il pas marché ? La réponse – quelque peu gore– dans l’ouvrage Petite histoire de l’embaumement en Europe au XIXe siècle, un livre pour âme inflexible.
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A LIRE : Petite histoire de l’embaumement en Europe au XIXe siècle, de Nicolas Delestre, éditions Le Murmure, 2017.
INDISPENSABLE : L’embaumement, une passion romantique, d’Anne Carol, éd Champ-Vallon, 2016.
NOTE (1) L’histoire ne garde pas non plus vraiment la mémoire de tous ceux qui, après Ruysch, essaient d’injecter d’autres substances (mercure sulfuré, esprit-de-vin, térébenthine, huile de lavande, etc.) dans les cadavres qui, de toute façon pourrissent si on ne prend pas soin de les éviscérer.