Cet article Sapphosutra : « On a créé ce qui nous a manqué, une constellation saphique » provient de Manifesto XXI.
En 2019, Lou et Léontin cherchent un kamasutra lesbien afin d’étoffer les imaginaires érotiques qu’iels expérimentent au sein de leur relation. Façe à la pauvreté des représentations s’offrant à iels, le couple décide de pallier à ce manque via le compte Instagram Sapphosutra. Début février 2023, iels ont publié
Kamasutra Queer, Manifeste érotique saphique aux éditions Les insolentes. Dans l’ouvrage iels l’affirment :
« un jour, nos amours cesseront d’êtres politiques et il n’en restera que la poésie, cette dernière rendra toute la place ».
Lou est artiste et illustratrice, Léontin est artiste-auteur, depuis trois ans et demi iels s’efforcent de visibiliser les amours et sexualités lesbiennes, bi, pan et queers. Aujourd’hui le compte Instagram de Sapphosutra rassemble une communauté de plus de 50 000 personnes et la soirée de lancement de leur livre a réuni des centaines de personnes venues spécialement de la France entière. Nous les avons rencontré·es pour parler plaisir, corps et communautés.
Manifesto XXI – Tout d’abord, est-ce que vous pouvez nous raconter comment votre histoire a commencé ?
Léontin : J’ai rencontré Lou à 20 ans en arrivant sur Paris, on terminait nos études d’art dans la même université. On n’était pas dans la même promo, mais Lou s’est beaucoup incrustée dans mes cours sans que je comprenne pourquoi, jusqu’à ce que je saisisse qu’elle était intéressée par moi… On a 25 ans, ça fait donc cinq ans qu’on est ensemble. J’ai fait mon coming out vers seize ans, avant Lou j’avais déjà eu quelques amourettes, mais je n’avais jamais eu des relations aussi longues.
Lou : Pour ma part je savais que j’étais bi depuis plusieurs années, mais avant Léontin je n’avais eu que des longues relations avec des hommes. D’ailleurs petite parenthèse, aujourd’hui je me définis comme lesbienne bien que je suis persuadée que si le patriarcat n’existait pas, je serais bi/pan. Cependant je ne supporte plus l’idée de partager mon intimité avec un homme cis, c’est vraiment viscéral et je n’arrive plus du tout à développer de la tendresse à leur égard. Je peux encore avoir des microdésirs, mais ils ne passent pas l’épreuve d’une discussion de quelques phrases, ou même la simple observation de leur attitude. Je me suis longtemps inscrite dans une identité bi, mais aujourd’hui je me sens plus à l’aise avec le terme lesbienne, car cette identité correspond à ce que sont mes désirs et mes aspirations personnelles. Bref, toujours est-il que lorsqu’on s’est rencontré avec Léo, il a cru que j’étais hétéro !
Léontin : À l’époque, je pense que j’avais encore beaucoup de clichés en tête, surtout sur tout ce qui s’apparente aux codes féminins. Lorsque j’ai connu Lou, elle avait les cheveux longs, elle était souvent maquillée avec du rouge à lèvres et inconsciemment, je l’associais à des codes hétéronormés. Cela s’explique : plus jeune, l’attitude que j’avais pour me définir et me construire en tant que lesbienne, c’était de casser les codes de la féminité et de performer une autre représentation, à savoir ce que j’imaginais être « la lesbienne ». Lou n’étant pas dans cette représentation biaisée, je l’ai assimilé à l’hétérosexualité. J’ai aussi grandi dans un milieu rural et à cette époque je n’avais jamais rencontré de personnes qui s’assumaient ouvertement bis ou lesbiennes avec l’apparence de Lou. Et depuis c’est trop cool, j’ai largement déconstruit tout ça. Il y a plein de manières d’être lesbienne et il ne faut pas se cantonner à deux clichés, notre diversité est précieuse.
À cette époque on a 20 ans, on vient d’arriver à Paris et on n’a pas d’entourage queer.
Léontin
Et comment l’idée d’un projet commun est née ?
Lou : J’ai tapé dans la barre de recherche Google « kamasutra lesbien », un peu bêtement. En fait c’est quelque chose que j’avais l’habitude de faire dans mes histoires hétéros et comme c’était ma première relation lesbienne j’ai fait la même chose. Et la merde, je me rends compte qu’il n’y a rien ! J’ai juste trouvé un article avec cinq dessins alors qu’un papier similaire du côté des hétéros, c’est un carrousel de minimum cent positions. En plus c’était des propositions complètement irréalistes. Par exemple, une des propositions phares c’était deux femmes très éloignées qui du bout des mains se contentent de se pincer les tétons. Ça, c’était l’une des cinq positions phares ! Enfin, ces maigres ressources montraient des « femmes statues », sensuelles, toujours minces, blanches et prudes. C’était assez édifiant, surtout que j’étais en mesure de comparer avec la profusion de ressources hétéros auxquelles j’avais eu accès par le passé. Lorsque j’ai partagé ce constat à Léo, il m’a dit : « Et bien toi tu es illustratrice donc on va le faire nous-même ce kamasutra ».
Léontin : À ce moment-là on devait régulièrement faire des projets artistiques pour notre école d’art, donc ça faisait sens de réaliser ce projet ensemble. À cette époque on a 20 ans, on vient d’arriver à Paris et on n’a pas d’entourage queer.
Lou : De mon côté j’étais en master d’esthétique et philosophie de l’art. Je m’intéressais énormément, et c’est toujours le cas, aux univers qui sont vus comme populaires, laids ou dégradants, selon les critères esthétiques dominants. Je me passionne pour l’esthétique des blogs en ligne, des cams girls, des blogueuses et Instagrameuses… Donc d’un point de vue artistique, ça me plaisait de faire ce projet sur Instagram.
Léontin : De là on s’est fait des petits points travail et on a démarré en deux semaines.
Lou : Pour Léo l’objectif, c’était 5000 abonnés, je lui ai dit : tu es fou ! Le mien c’était de réussir à faire un petit peu de trésorerie pour faire des stickers, c’était mon goal ultime.
On avait que nos discussions pour créer des imaginaires et on savait que c’était limité.
Léontin
Donc en un mois, vous avez monté Sapphosutra et vous étiez super jeunes quand vous l’avez lancé, j’imagine que vous n’aviez pas forcément des années de travail sur la sexualité. Comment ça s’est passé ? Vous avez appris sur le tas ?
Léontin : On a complètement appris sur le tas. On insistait d’ailleurs sur le fait qu’on n’était pas spécialistes de la sexualité ni sexologues. On a beaucoup grandi grâce à ça et c’est pour cette raison qu’on a lancé un projet qui dès le départ était collaboratif.
Lou : Le côté participatif a tout de suite fonctionné. Très vite, on a eu des témoignages et des récits assez divers. Dès le premier mois, on avait un témoignage d’un couple avec une femme trans, ce qui était très chouette, car j’ai pu rapidement dessiner des corps saphiques différents du mien.
Léontin : Avoir des retours d’autres personnes c’était précieux pour nous qui n’avions pas de queers dans notre entourage et peu de représentations. Finalement on ne connaissait que ce qu’on expérimentait avec Lou, on avait que nos discussions pour créer des imaginaires et on savait que c’était limité. Petit à petit, on a rencontré des gens, les choses se sont étoffées et les gens nous ont confié leurs témoignages. On a très vite progressé, on a commencé à lire plein de contenus sexo, à emmagasiner énormément d’informations, et au fur à mesure on a pu se permettre de faire de plus en plus de pédagogie sur des sujets où il y avait de la demande. Au fil du temps on est devenu effectivement expert•es dans ces domaines.
Lou : Pour ma part j’ai une sexualité active depuis que j’ai quatorze ans et ça m’a toujours beaucoup intéressée. J’avais déjà monté des expos lors de ma licence sur des sujets liés aux sexualités, donc j’avais des connaissances, mais elles étaient moins approfondies sur le côté queer.
J’ai noté qu’il y a eu une grande évolution sur votre compte dans les termes que vous employez pour définir les sexualités représentées. Au début vous écriviez dans vos publications « femmes » avec un x, c’est-à-dire « fxmmes » et maintenant vous parlez de sexualités queers et saphiques. Comment et pourquoi avez-vous changé d’expressions ?
Lou : On a simplement demandé aux gens. C’est un peu le même constat que lorsqu’on a commencé le compte, on savait qu’on n’avait pas encore toutes les connaissances, on ne maîtrisait pas tout le vocabulaire et surtout, on s’était tout de suite aperçu qu’il n’y avait pas un mot parfait. Et ça, ça nous a posé beaucoup de soucis. À l’époque je m’estimais bi donc « lesbienne » me dérangeait tout comme l’expression « sexualité entre femmes » car on avait des témoignages d’hommes trans et de personnes non binaires.
Léontin : Bref, on a eu envie de n’exclure personne et à la fois il n’y avait pas de mot idéal, donc on écoutait les gens. A un moment donné, il y a le mot femme avec un x qui nous a été conseillé par des femmes trans pour parler des hommes trans qui se considèrent lesbiens et des personnes non binaires. Donc on a fait OK, pourquoi pas, utilisons « fxmmes », mais ça nous a fait bizarre.
Lou : En fait, en story sur Sapphosutra on avait fait voter les gens sur le choix du terme et c’est lui qui avait été retenu. Dans un deuxième temps, ce terme a été contesté et on nous a reproché de l’employer. De toute façon, il ne nous convenait pas vraiment, parce qu’il était trop marqué « femme ». On a longuement erré dans le vocabulaire, on a testé plein de choses. On a fini par arriver à « saphique » parce que c’est le mot avec lequel on est le plus à l’aise et aussi car il est très peu incarné en France. Il y a encore plein de gens qui ne le connaissent pas, ça nous permet de l’investir et de l’utiliser comme nous on l’entend.
Chaque découverte de vieux textes lesbiens me donnait des papillons dans le ventre, alors on s’est dit qu’on allait rassembler ces papillons.
Lou
Avez-vous rencontré des difficultés pour publier du contenu sexo sur la plateforme Instagram ?
Lou : Ben ouais, sur Sapphosutra on est tout le temps shadow ban, c’est-à-dire que lorsqu’on tape notre pseudo dans la barre de recherches d’Instagram on ne nous trouve pas. Maintenant on ne peut plus du tout publier de dessins de positions de notre kamasutra sur cette plateforme. Ce sont des suppressions illico même si l’on fait attention à ne pas montrer de parties « intimes ».
D’où le besoin d’archiver votre travail dans un livre ?
Léontin : Oui, le fait de sortir un livre, c’est l’acter dans le temps. Ça nous fait du bien de se dire OK, le travail il est là, il ne bougera pas.
Et pourquoi ce choix de faire un livre érotique sous forme d’anthologie donc qui compile des textes saphiques et queers en plus des parties sexos ?
Lou : Le milieu de l’édition nous encourageait à nous arrêter à la pédagogie sexto, à faire un livre se rapprochant du best-seller « Jouissance club » de Jüne Pla. Cependant nous avions envi·es de rester dans la constance de notre projet qui a toujours été collaboratif. Nous voulions continuer à visibiliser des récits, des imaginaires et des initiatives queers qui ne se limitent pas aux nôtres.
Léontin : On a aussi fait comme chaque fois, c’est-à-dire se poser en se demandant ce que nous on aurait aimé avoir et lire. On a essayé de créer l’objet qu’on voudrait sur notre table de chevet.
Lou : J’ajoute qu’à ce moment-là, j’allais régulièrement aux archives lesbiennes car une de mes amies y travaillait. Avec ces visites, j’ai pris conscience que j’avais des ancêtres que je ne connaissais pas, qui étaient mes prédécesseurices queers. Ça m’a touché•e de réaliser qu’on n’a pas de représentations de grands-parents et des lointaines générations LGBTQIA+. On voulait créer un objet qui s’inscrive dans cette continuité historique dont on nous a privé•es. Chaque découverte de vieux textes lesbiens me donnait des papillons dans le ventre, alors on s’est dit qu’on allait rassembler ces papillons.
Léontin : On s’est heurté·es à pas mal de contraintes, notamment liées aux droits d’auteurices ou à l’effacement de nos récits. Ce n’était pas évident de déterrer des textes érotiques écrits par des concerné•es, mais à force de recherches on trouve. Par exemple, Lou a enquêté plusieurs semaines sur la trace de douze épopées en arabe, rédigées au Moyen- Âge. Il s’agissait de 12 histoires de couples de lesbiennes en mode l’Iliade et l’Odyssée version saphique ! Malheureusement, si les historien•nes attestent de la véracité de cette pièce historique, les textes ont été détruits. Cependant on a quand même trouvé et incorporé deux textes datant du Moyen-Âge ! L’idée c’était de recoller et d’assembler des morceaux de culture saphique au sein de notre ouvrage.
J’ai l’impression que ça a toujours été votre but, dans tout ce que vous avez entrepris, de fédérer, de rassembler les personnes queers et de recoller les morceaux.
Lou : On a sans cesse eu cette volonté de faire ce qu’il nous a manqué pour apporter notre pierre à l’édifice et avancer. On essaye de ne pas oublier ce qu’on aurait aimé avoir plus jeunes. Concernant le lien social, ça nous tient à cœur de faire en sorte que les individus se rencontrent et échangent. On organise souvent des rencontres et des évènements. On a réussi à créer une constellation saphique ! Je me souviens qu’en arrivant à Paris j’étais perdue, tout me semblait trop grand et trop intimidant. Que faire ? Où aller ? Comment connaître des gens ? Est-ce que je dois être pointue en musique techno et avoir un style au top pour m’intégrer ? Bien sûr, il y a une part de projection sur ce qu’on imagine être la communauté féministe et queer parisienne, mais toujours est-il que cette appréhension existe et qu’on a essayé à notre échelle, de la désamorcer.
Léontin : C’est vrai que cette crainte est présente et encore plus en milieu rural. Venant d’un monde populaire et de la campagne profonde, j’ai souvent des potes qui me disent « la sphère parisienne queer me fait peur, c’est trop élitiste, je vais m’en faire exclure direct, je ne sais pas les termes corrects à employer et je ne connais pas les codes ». Naviguant entre ces deux milieux, je fais de mon mieux pour penser large en essayant de m’adresser aux individus LGBTQIA+ dans leurs pluralités.
Comment voyez-vous l’avenir de Sapphosutra ?
Lou : On a d’autres projets littéraires sur le feu et on va étendre encore plus les champs du projet avec d’autres formats pour continuer de visibiliser nos amours !
Kamasutra queer, Manifeste érotique saphique est à retrouver dès à présent en librairie.
Image à la une : photo de ©lizamiri
Relecture et édition : Apolline Bazin
Cet article Sapphosutra : « On a créé ce qui nous a manqué, une constellation saphique » provient de Manifesto XXI.