En 1835, Alexandre Dumas visite Naples et tire de son voyage un livre à lire absolument, indispensable guide au pays de cette malédiction que l’on appelle jettatura. Jettatura c’est quand la mauvaise personne jette un «oeil» sur vous. Comment s’en protéger ?
Qu’est-ce que la jettatura ? Le Littré définit ainsi ce mot : «Mauvais œil, qui est jeté par le jettatore, le jeteur de sort en Italie du Sud». Dans Le Corricolo, Dumas introduit ainsi la notion : «Les anciens connaissaient trois moyens de jeter les sorts, car la jettatura n’est rien autre chose que la substantivation du verbe jettare [“jeter“]. Par le toucher, par la parole, par le regard.» Citant Ovide, Virgile puis Paul, Dumas remonte aux origines de cette croyance. «La jettatura n’est pas une invention d’hier, dit-il. Ce n’est pas une croyance du moyen-âge, ce n’est pas une superstition du bas-empire : c’est un fléau légué par l’ancien monde au monde moderne ; c’est une peste […] qui passe à travers les âges. […] Les Grecs l’appelaient alexiana, les Romains fascinum. La jettatura est née dans l’Olympe». Et si vous voulez en connaître les origines…
Les origines mythologiques de la Jettatura
Lorsque Vénus, à peine sortie de la mer, vint prendre place parmi les dieux elle accorda sa préférence à Bacchus. Il arriva alors ce qui devait arriver. Vénus s’aperçut un jour qu’elle allait être mère. Pudiquement, «elle annonça que sa santé chancelante la forçait d’habiter pendant quelque temps la campagne, et elle se retira dans les appartements les plus reculés de son palais, à Paphos.» Toutes les divinités furent dupes de cette fausse indisposition… à l’exception d’une seule : «Junon avait tout deviné. Junon était experte en pareille matière. Sa stérilité la rendait jalouse : il ne s’arrondissait pas une taille dans tout l’Olympe, que la première ligne de ce changement ne lui sautât aux yeux. Elle avait suivi les progrès de celle de Vénus, et, d’avance, elle voua au malheur l’enfant qui naîtrait d’elle. En conséquence, elle résolut de ne pas la perdre un instant de vue afin de jeter un sort sur le malheureux fruit des entrailles de sa belle-fille».
Junon, la première des jeteuses de sort ?
Junon voulait tuer l’enfant. «Aussi, dès que Vénus sentit les premières douleurs, Junon se présenta-t-elle aussitôt à son chevet déguisée en sage-femme. Vénus était fort douillette, comme toute femme à la mode doit être : elle jeta donc les hauts cris tant que dura le travail ; puis enfin, elle mit au jour le petit Priape. Junon le reçut dans ses mains, et tandis que Vénus, à moitié évanouie, fermait ses beaux yeux encore tout moites de larmes, elle s’apprêta à lancer sur l’enfant la malédiction fatale qui devait influer sur le reste de sa vie. Mais, à l’instant où Junon fixait ses yeux pleins de colère sur le nouveau-né, elle s’arrêta stupéfaite. Jamais elle n’avait vu, même chez les plus grands dieux, rien de pareil à ce qu’elle voyait à cette heure.»
Ce que Junon vit…
Dumas ne le nomme point. Il enchaîne, avec humour : «Si court que fut ce moment d’hésitation, il sauva Priape. Bacchus, qui, du fond de l’Inde […] avait entendu les cris de Vénus, était accouru en toute hâte : il se précipita dans la chambre de l’accouchée, courut à l’enfant, et, dans son ardeur toute paternelle, l’arracha des bras de Junon. Junon se crut découverte ; elle sortit furieuse, sauta dans son char, et remonta au ciel. Bacchus […] connaissait de longue main le caractère de sa belle-mère : lui-même avait été obligé de rester six mois caché dans la cuisse de Jupiter pour échapper à sa jalousie ; il comprit que les choses se passeraient mal pour le pauvre enfant si jamais elle mettait la main sur lui : il l’emporta tout courant, et s’en alla le cacher dans l’île de Lampsaque. Mais le bruit de ce qui s’était passé se répandit, ainsi que la circonstance à laquelle le jeune Priape avait dû la vie ; il n’en fallut pas davantage pour faire croire aux anciens qu’ils avaient trouvé un remède contre la jettatura ; de là certains bijoux déterrés à Herculanum et à Pompéia, qui faisaient partie de la toilette des femmes».
Comment se protéger du mauvais oeil
Les bijoux protecteurs auxquels Dumas fait allusion sont maintenant connus. On les appelle fascinum, parce qu’ils ont la propriété d’attirer le regard et de retenir l’attention. Ce sont des bijoux phalliques, aux tailles hors-norme et «fascinantes», tout comme le sexe que Priape brandit devant le visage de Junon. «Chez les modernes, où ces bijoux ne sont pas de mise, les cornes les ont remplacés, explique Dumas. Vous n’entrez pas dans une maison de Naples quelque peu aristocratique sans que le premier objet qui frappe vos yeux dans l’antichambre ne soit une paire de cornes ; plus ces cornes sont longues, plus elles sont efficaces. […] Outre ces cornes à domicile, qu’on ne peut, vu leur volume, transporter facilement avec soi, on a d’autres petits cornillons que l’on porte au cou, au doigt, à la chaîne de la montre : cela se trouve à tous les coins de rue, chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce symbole préservatif est ordinairement en corail ou en jais».
Pourquoi les cornes à la place des phallus ?
Ici, Alexandre Dumas avoue ignorer complètement pourquoi le phallus antique a progressivement été remplacé par des cornes. «Quelque recherche que j’aie faite à ce sujet, j’avoue que je n’ai absolument rien pu découvrir sur quoi on puisse appuyer la moindre théorie ou échafauder le plus petit système», dit-il, en insistant : «Je ne sais pas». Nous y reviendrons. Tout ce qu’il sait, c’est que «des trois jettatura connues de l’antiquité, deux se sont perdues en route, et une seule est restée : la jettature du regard. Il est vrai que c’est la plus terrible […]. Cependant, comme Dieu a voulu que le serpent à sonnettes se dénonçât lui-même par le bruit que font ses anneaux, il a imprimé au front du jettatore certains signes auxquels, avec un peu d’habitude, on peut le reconnaître.
Comment reconnaître un jeteur de sort ?
«Le jettatore est ordinairement maigre et pâle, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud, et qu’il recouvre ordinairement pour les dissimuler d’une paire de lunettes : le crapaud, comme on sait, a reçu du ciel le don fatal de la jettature : il tue le rossignol en le regardant.» Le jettatore, ainsi que l’explique Dumas, peut être aussi bien «enfant ou vieillard, homme ou femme, avocat ou médecin, juge, prêtre, industriel ou gentilhomme, lazzarone ou grand seigneur». Le seul point commun aux «jeteurs-euses», c’est qu’ils ou elles ignorent en général leur état et s’étonnent beaucoup de susciter l’hostilité. A leur approche, les gens font le doigt d’honneur ou agitent les cornes protectrices. Du moment qu’ils sont estampillés jettatore, les malheureux vivent comme marqués du sceau de la lèpre. On les évite. «C’est une maladie incurable, dit Dumas. On naît jettatore, on meurt jettatore».
Que faire si vous en croisez un ?
«Prenez garde à vous. S’il vous a aperçu le premier, le mal est fait, il n’y a pas de remède, courbez la tête et attendez. Si, au contraire, vous l’avez prévenu du regard, hâtez-vous de lui présenter le doigt du milieu étendu et les deux autres fermés : le maléfice sera conjuré […]. Il va sans dire que, si vous porter sur vous quelque corne de jais ou de corail, vous n’avez point besoin de prendre toutes ces précautions. Le talisman est infaillible, du moins à ce que disent marchands de cornes. […] Toutes les fois que vous voyez à Naples deux hommes causant dans la rue, et que l’un des deux garde sa main pliée contre son dos, regardez bien celui avec lequel il cause ; c’est un jettatore, ou du moins un homme qui a le malheur de passer pour tel. Lorsqu’un étranger arrive à Naples, il commence par rire de la jettatura, puis peu à peu il s’en préoccupe ; enfin, au bout de trois mois de séjour, vous le voyez couvert de cornes des pieds à la tête et la main droite éternellement crispée».
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A LIRE : Le Corricolo : Impressions de voyage à Naples, d’Alexandre Dumas (1843). Aux éditions Desjonquères. La Jettatura, de Théophile Gaultier (1856). Publiée dans Romans, contes et nouvelles, tome II, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002.