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Suite à une campagne de lobbying électronique, pas moins de 390 000 Britanniques se déclarent comme de «religion« Jedi lors du recensement de 2001. Le mouvement touche ensuite l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada… Une épidémie de fiction. Révélatrice de quels désirs secrets ?
Longtemps dénigré, ravalé au rang d’enfantillage sans valeur, le jeu fait son retour dans le monde adulte en Occident. La chercheuse Anne Besson (maître de conférences en littérature à l’Université d’Artois,), consacre au phénomène un ouvrage intitulé Constellations. Depuis environ vingt ans, dit-elle, on assiste à un déferlement de jeux pour adultes. L’engouement pour les mondes alternatifs touche des dizaines de millions de personnes à travers la planète. «C’est un phénomène progressif, né avec le jeu vidéo et les jeux de rôle, et qui aboutit à l’émergence d’une culture geek plus globale», caractérisée par l’inversion des valeurs : «le monde est une histoire, l’œuvre est un monde, tout est un jeu, à part le jeu lui-même. Les consommateurs se saisissent de plus en plus des œuvres aimées pour en incarner les personnages, en poursuivre ou en détourner l’intrigue. Si cela n’est pas fondamentalement nouveau, l’échelle des phénomènes d’appropriation explose avec la démocratisation d’Internet. Usagers, lecteurs, spectateurs, joueurs peuvent aisément devenir créateurs à leur tour, avec un énorme public potentiel.»
De façon très révélatrice, cette invasion massive des jeux adultes se révèle fortement imprégnée de «fantasy». Les univers imaginaires qui séduisent le plus grand nombre s’inspirent des sagas de Tolkien (Le Seigneur des anneaux) et des légendes médiévales aux origines obscures. Il flotte un noir parfum de paganisme sur ces mondes qui, – même conjugués au futur (comme Star Wars ou Avatar) –, multiplient les allusions à des formes de religion étrangères ou lointaines. Anne Besson note que ces religions sont parfois préférées à celles qui dominent maintenant notre culture.
Croire en la force de l’imaginaire«Quand 0,7 % de la population choisit de se déclarer comme appartenant à la religion Jedi lors du recensement officiel de la population en 2001 […] cela n’a rien d’un épiphénomène contestataire, et il serait un peu rapide de crier qu’ils sont tous devenus fous… Un tel choix de rattachement revient bien sûr à étendre abusivement le champ du «culte», mais il n’est pas prioritairement guidé par une volonté de prendre le contre-pied potache des «cases officielles», ni même par un anticléricalisme conscient : il s’agit bel et bien, aussi et d’abord, de faire «prendre au sérieux» ce sentiment, cette volonté, d’appartenance à un monde imaginaire, à un vaste jeu, à une autre histoire. C’est ce phénomène, non seulement existant mais encore assumé et répandu, qui nous servira de fil conducteur, à la recherche de ce qui le suscite et des façons dont il se manifeste aujourd’hui».
Pourquoi des centaines de milliers de personnes affirment-elles «croire» en la Force ? Anne Besson ne répond qu’en partie à cette question. Elle voit dans l’attrait pour le jeu une «aspiration à continuer le voyage dans l’autre univers, au-delà de limites fatalement réductrices.» Le monde réel, c’est certain, limite ce que nous sommes. Dans la «vraie» vie, il est impossible de se transformer en femme, en extraterrestre ou en Jedi. Dans le jeu, en revanche, l’être humain ouvre à sa vie des horizons sans fin. Interrogée par Le Monde au sujet de «Games of Thrones», Anne Besson ajoute : «Il y a sans doute un besoin de fuir le malaise contemporain, d’explorer d’autres mondes où tout semble possible.»
L’expansion infinie des univers fictionnelsPour elle, le succès des mondes alternatifs vient donc en grande partie de ce qu’ils semblent reculer sans fin au fur et à mesure qu’on les explore : chaque joueur peut devenir le héros de cette aventure qui consiste à chercher dans les recoins d’une fiction virtuelle les zones cachées, les autres niveaux ou les dimensions parallèles qui se déploient autour d’elle en réseau. Tout alors semble possible, car rien n’est achevé.
L’attrait des jeux se trouve là, dans cette «incomplétude, moteur d’expansion de tous les univers fictionnels», qui nous invite à aller de l’avant… Le jeu propose «un horizon, qui toujours se maintiendra à distance – après lequel on pourra courir, sans risque pourtant de le rattraper jamais, puisqu’il n’existe pas mais nous le fait simplement croire : l’illusion volontaire et grisante qu’est le désir, sans (trop) de frustration ou de perte. Il y a une érotique indéniable de ce plein qui se donne et se refuse dans le même temps». Anne Besson cite au passage la célèbre théorie du danois Jesper Juul – ludologue et thérapeute familial – qui voit s’élaborer dans la pratique du jeu vidéo une «mystique des confins» qu’elle résume ainsi : on peut parler d’une mystique du jeu, dit-elle, «dans la mesure où celui-ci interdit sa propre exploration tout en la donnant comme horizon». Ainsi donc, la séduction du jeu viendrait de ce mouvement d’oscillation constant entre le fait de vouloir arriver «au bout» du jeu et le fait de savoir qu’il n’y a pas de bout. Un monde imaginaire ne possède par définition aucune fin. L’analyse d’Anne Besson ne va pas plus loin que cette rapide allusion à une mystique ludique. Elle s’arrête prudemment ici, au seuil de la question : quel lien unit le jeu et la croyance ?
En 1969, le psychanalyste Octave Mannoni dit que l’attitude de croyance – toujours mitigée – se constitue de façon dynamique dans l’incertitude. «Je sais bien, mais quand même…, dit-il, pour définir la croyance. Comme lui, les rôlistes disent : «Je sais bien que les elfes n’existent pas, mais quand même…». Ils incarnent des elfes. De même ceux qui jouent à la poupée : «Je sais bien que ce n’est pas la réalité, mais cette poupée a l’air de m’aimer.» De même ceux qui traversent un jardin en évitant de se faire toucher par les fougères : «Je sais bien que les fougères ne peuvent pas faire de mal, mais quand même…» Nous cultivons toujours la relation avec l’invisible comme une forme de jeu. Et c’est pourquoi nous jouons avec sérieux. Après tout, la foi n’a-t-elle pas le pouvoir de changer l’apparence des choses ?
«Toutes les activités humaines […] supposent un jeu existentiel sans lequel nul mouvement dialectique ne saurait opérer au sein de l’Être» (Jacques Henriot, Le jeu, Puf, 1969).
Du moment qu’on a envie d’y croire, l’image projetée par le désir n’a-t-elle pas autant de consistance, sinon plus à nos yeux, que la chose ou la personne qui sert de support à cette projection ? Tout jeu consiste à spéculer sur l’effet possible, dans le monde réel, de notre pouvoir d’imagination. Toute cérémonie religieuse fait appel au même pouvoir de la métaphore. «C’est du respect des règles que l’effet du rite est escompté», résume Roberte Hamayon (Jouer. Une étude anthropologique, 2012). Dans la plupart des religions, à travers le monde, il est bien plus important de «bien faire» (orthopraxie) que de «bien penser» (orthodoxie). Or le jeu, précisément, ne peut se jouer que dans le respect le plus strict de ses règles. Il s’agit de bien faire. Et c’est pourquoi les rôlistes – qui «font» comme s’ils étaient des créatures magiques – sont aussi sérieux que des prêtres accomplissant une cérémonie.
Le jeu engage une forme de foiSachant cela, il n’est guère étonnant de constater la peur que suscitent les jeux pour adultes en Occident. Dès le deuxième siècle de notre ère, les Pères de l’Eglise les condamnent, les méprisent, les déprécient et les associent tour à tour à l’enfance, à l’immaturité ou à la pathologie (Lire notre billet précédent La sexualité est-elle un jeu?). Il est vital pour eux que soit interdites toutes ces manifestations (danses, luttes, déguisements, simulations, spectacles…). Ils savent pertinemment que le jeu va au-delà de l’innocent loisir à quoi ils tentent de le réduire. Le jeu engage bien plus que le simple désir de «s’amuser». Le jeu engage une forme de foi. Si l’on y croit, le fait de lancer les dés peut certainement abolir le hasard. Si l’on y croit, lorsqu’on aura atteint le bout du jardin sans être touché par une seule fougère, la mort sera vaincue. Si l’on y croit, les fées existeront, peut-être. Il faut faire comme si, il faut le faire à plusieurs et avec ardeur. Il faut y mettre toute sa force, tout en sachant cependant, que les fées n’existent pas et que la mort est inévitable. Cette modalité de la croyance, purement formelle, ne s’offre à voir que comme performance. Or les Pères de l’Eglise ne veulent pas que les croyants performent. Au-delà du jeu, ce qu’ils veulent anéantir c’est le «comme si», le «faire semblant», intolérable à leurs yeux. Ils s’emploient donc à éliminer l’incertitude et l’aléa d’un monde désormais voué à l’univoque. Raison pour laquelle, tout en dénigrant le jeu (qu’ils relèguent au rang d’activité inutile, gratuite, frivole, désacralisée), ils s’en méfient autant que d’un culte concurrent. Ont-ils tort d’avoir peur ? Pas vraiment.
Ils ont beau avoir stigmatisé le jeu et l’avoir amputé de sa part de sacré, le jeu revient en force sur la scène occidentale. Pourquoi ? Parce que le jeu nous libère des dogmes, des vérités absolues et surtout de l’obligation de choisir un monde plutôt qu’un autre. «Le choix est un impératif ignoble» (Baudrillard, Les Stratégies fatales). Au monde unique, le jeu substitue ce que le Tobie Nathan (dans Médecins et Sorciers) appelle des «mondes à univers multiples». Jouer, c’est consciemment agir et exister dans une aire intermédiaire du réel à laquelle on donne forme afin de faire advenir quelque chose qui peut changer nos vies. Toujours, celui qui jette les dès espère que son vœu sera entendu. Le mouvement de va-et-vient entre la réalité et le simulacre met potentiellement en jeu des forces qui nous dépassent.
Savoir que l’on joue et oublier que l’on joueLa dynamique du joueur repose sur un mouvement d’alternance psychologique entre le fait de savoir que l’on joue et le fait d’oublier que l’on joue. Le joueur hésite sans cesse entre «être dans le jeu» et rester dehors. Jouer, c’est se situer dans l’entre-deux. La langue française donne d’ailleurs au mot «jeu» le double sens d’intervalle, d’espace intermédiaire. On dit qu’«il faut du jeu» à un piston, au gond d’une porte, à des rouages pour qu’une porte puisse s’ouvrir ou qu’un mécanisme puisse fonctionner. L’espace qui sépare les choses est l’espace qui rend tout possible. Il faut aussi du jeu (une marge de manœuvre) entre les sexes pour que la relation sexuelle ou la séduction puisse se déployer.
Le jeu, dans tous les sens du terme, est l’espace de la liberté. Il abolit les strictes distinctions mâle-femelle, animé-inanimé, humain-divin, etc. Il autorise le passage de l’un vers l’autre.
Klaus-Peter Köpping (dans The Games of God and Man, 1997) fait du mouvement perpétuel sa notion centrale : «Tel un pendule, le jeu crée un espace défini par le mouvement, où toutes les différences sont suspendues. De ce fait, le jeu est par essence «liminal» et potentiellement transgressif ; il ne peut y avoir d’orthodoxie dans le jeu».
Ce qui n’est pas sans rappeler cette «séduisante» théorie de Baudrillard : la séduction, dit-il, est le propre des religions occidentales d’avant le Christ. «La séduction est païenne, l’amour est chrétien.» La séduction ne respecte pas de la Loi, mais des règles. Elle relève non pas de la vérité mais de l’artifice. La séduction est réversible, mouvante, ambiguë, de l’ordre du mystère et du rite. Derrière son «jeu réglé des apparences» : rien d’autre que l’énigme (la mort). Aucune promesse de salut.
«Toujours la séduction veille à détruire l’ordre de Dieu […].
Pour toutes les orthodoxies elle continue d’être le maléfice et l’artifice, une magie noire de détournement de toutes les vérités, une exaltation des signes dans leur usage maléfique.
Tout discours est menacé par cette soudaine réversibilité ou absorption dans ses propres signes sans trace de sens.
C’est pourquoi toutes les disciplines, qui ont pour axiome la cohérence et la finalité de leur discours, ne peuvent que l’exorciser [la combattre].» La séduction est jeu. Elle ne renvoie à une aucune réalité absolue et définitive, mais au charme troublant d’une illusion à laquelle il serait tentant de succomber, «quand même».
A LIRE : Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, d’Anne Besson, éditions CNRS, 7 mai 2015. Réédition d’un ouvrage paru en 2004.
A LIRE EGALEMENT : Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, de Jacques Henriot, Corti, 1989.
Half-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional WorldsHalf-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds, de Jesper Juul, Cambridge, MIT Press, 2005.
Jouer. Une approche anthropologique, de Roberte Hamayon, La Découverte, 2012.
The Games of God and Man, de Klaus-Peter Köpping, Lit Verlag, 1997.
Médecins et Sorciers, de Tobie Nathan et Isabelle Stenghers, La Découverte, 2012.
Les Stratégies fatales, Jean Baudrillard, Grasset, 1983.
Suite à une campagne de lobbying électronique, pas moins de 390 000 Britanniques se déclarent comme de «religion« Jedi lors du recensement de 2001. Le mouvement touche ensuite l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada… Une épidémie de fiction. Révélatrice de quels désirs secrets ?
Longtemps dénigré, ravalé au rang d’enfantillage sans valeur, le jeu fait son retour dans le monde adulte en Occident. La chercheuse Anne Besson (maître de conférences en littérature à l’Université d’Artois,), consacre au phénomène un ouvrage intitulé Constellations. Depuis environ vingt ans, dit-elle, on assiste à un déferlement de jeux pour adultes. L’engouement pour les mondes alternatifs touche des dizaines de millions de personnes à travers la planète. «C’est un phénomène progressif, né avec le jeu vidéo et les jeux de rôle, et qui aboutit à l’émergence d’une culture geek plus globale», caractérisée par l’inversion des valeurs : «le monde est une histoire, l’œuvre est un monde, tout est un jeu, à part le jeu lui-même. Les consommateurs se saisissent de plus en plus des œuvres aimées pour en incarner les personnages, en poursuivre ou en détourner l’intrigue. Si cela n’est pas fondamentalement nouveau, l’échelle des phénomènes d’appropriation explose avec la démocratisation d’Internet. Usagers, lecteurs, spectateurs, joueurs peuvent aisément devenir créateurs à leur tour, avec un énorme public potentiel.»
De façon très révélatrice, cette invasion massive des jeux adultes se révèle fortement imprégnée de «fantasy». Les univers imaginaires qui séduisent le plus grand nombre s’inspirent des sagas de Tolkien (Le Seigneur des anneaux) et des légendes médiévales aux origines obscures. Il flotte un noir parfum de paganisme sur ces mondes qui, – même conjugués au futur (comme Star Wars ou Avatar) –, multiplient les allusions à des formes de religion étrangères ou lointaines. Anne Besson note que ces religions sont parfois préférées à celles qui dominent maintenant notre culture.
Croire en la force de l’imaginaire«Quand 0,7 % de la population choisit de se déclarer comme appartenant à la religion Jedi lors du recensement officiel de la population en 2001 […] cela n’a rien d’un épiphénomène contestataire, et il serait un peu rapide de crier qu’ils sont tous devenus fous… Un tel choix de rattachement revient bien sûr à étendre abusivement le champ du «culte», mais il n’est pas prioritairement guidé par une volonté de prendre le contre-pied potache des «cases officielles», ni même par un anticléricalisme conscient : il s’agit bel et bien, aussi et d’abord, de faire «prendre au sérieux» ce sentiment, cette volonté, d’appartenance à un monde imaginaire, à un vaste jeu, à une autre histoire. C’est ce phénomène, non seulement existant mais encore assumé et répandu, qui nous servira de fil conducteur, à la recherche de ce qui le suscite et des façons dont il se manifeste aujourd’hui».
Pourquoi des centaines de milliers de personnes affirment-elles «croire» en la Force ? Anne Besson ne répond qu’en partie à cette question. Elle voit dans l’attrait pour le jeu une «aspiration à continuer le voyage dans l’autre univers, au-delà de limites fatalement réductrices.» Le monde réel, c’est certain, limite ce que nous sommes. Dans la «vraie» vie, il est impossible de se transformer en femme, en extraterrestre ou en Jedi. Dans le jeu, en revanche, l’être humain ouvre à sa vie des horizons sans fin. Interrogée par Le Monde au sujet de «Games of Thrones», Anne Besson ajoute : «Il y a sans doute un besoin de fuir le malaise contemporain, d’explorer d’autres mondes où tout semble possible.»
L’expansion infinie des univers fictionnelsPour elle, le succès des mondes alternatifs vient donc en grande partie de ce qu’ils semblent reculer sans fin au fur et à mesure qu’on les explore : chaque joueur peut devenir le héros de cette aventure qui consiste à chercher dans les recoins d’une fiction virtuelle les zones cachées, les autres niveaux ou les dimensions parallèles qui se déploient autour d’elle en réseau. Tout alors semble possible, car rien n’est achevé.
L’attrait des jeux se trouve là, dans cette «incomplétude, moteur d’expansion de tous les univers fictionnels», qui nous invite à aller de l’avant… Le jeu propose «un horizon, qui toujours se maintiendra à distance – après lequel on pourra courir, sans risque pourtant de le rattraper jamais, puisqu’il n’existe pas mais nous le fait simplement croire : l’illusion volontaire et grisante qu’est le désir, sans (trop) de frustration ou de perte. Il y a une érotique indéniable de ce plein qui se donne et se refuse dans le même temps». Anne Besson cite au passage la célèbre théorie du danois Jesper Juul – ludologue et thérapeute familial – qui voit s’élaborer dans la pratique du jeu vidéo une «mystique des confins» qu’elle résume ainsi : on peut parler d’une mystique du jeu, dit-elle, «dans la mesure où celui-ci interdit sa propre exploration tout en la donnant comme horizon». Ainsi donc, la séduction du jeu viendrait de ce mouvement d’oscillation constant entre le fait de vouloir arriver «au bout» du jeu et le fait de savoir qu’il n’y a pas de bout. Un monde imaginaire ne possède par définition aucune fin. L’analyse d’Anne Besson ne va pas plus loin que cette rapide allusion à une mystique ludique. Elle s’arrête prudemment ici, au seuil de la question : quel lien unit le jeu et la croyance ?
En 1969, le psychanalyste Octave Mannoni dit que l’attitude de croyance – toujours mitigée – se constitue de façon dynamique dans l’incertitude. «Je sais bien, mais quand même…, dit-il, pour définir la croyance. Comme lui, les rôlistes disent : «Je sais bien que les elfes n’existent pas, mais quand même…». Ils incarnent des elfes. De même ceux qui jouent à la poupée : «Je sais bien que ce n’est pas la réalité, mais cette poupée a l’air de m’aimer.» De même ceux qui traversent un jardin en évitant de se faire toucher par les fougères : «Je sais bien que les fougères ne peuvent pas faire de mal, mais quand même…» Nous cultivons toujours la relation avec l’invisible comme une forme de jeu. Et c’est pourquoi nous jouons avec sérieux. Après tout, la foi n’a-t-elle pas le pouvoir de changer l’apparence des choses ?
«Toutes les activités humaines […] supposent un jeu existentiel sans lequel nul mouvement dialectique ne saurait opérer au sein de l’Être» (Jacques Henriot, Le jeu, Puf, 1969).
Du moment qu’on a envie d’y croire, l’image projetée par le désir n’a-t-elle pas autant de consistance, sinon plus à nos yeux, que la chose ou la personne qui sert de support à cette projection ? Tout jeu consiste à spéculer sur l’effet possible, dans le monde réel, de notre pouvoir d’imagination. Toute cérémonie religieuse fait appel au même pouvoir de la métaphore. «C’est du respect des règles que l’effet du rite est escompté», résume Roberte Hamayon (Jouer. Une étude anthropologique, 2012). Dans la plupart des religions, à travers le monde, il est bien plus important de «bien faire» (orthopraxie) que de «bien penser» (orthodoxie). Or le jeu, précisément, ne peut se jouer que dans le respect le plus strict de ses règles. Il s’agit de bien faire. Et c’est pourquoi les rôlistes – qui «font» comme s’ils étaient des créatures magiques – sont aussi sérieux que des prêtres accomplissant une cérémonie.
Le jeu engage une forme de foiSachant cela, il n’est guère étonnant de constater la peur que suscitent les jeux pour adultes en Occident. Dès le deuxième siècle de notre ère, les Pères de l’Eglise les condamnent, les méprisent, les déprécient et les associent tour à tour à l’enfance, à l’immaturité ou à la pathologie (Lire notre billet précédent La sexualité est-elle un jeu?). Il est vital pour eux que soit interdites toutes ces manifestations (danses, luttes, déguisements, simulations, spectacles…). Ils savent pertinemment que le jeu va au-delà de l’innocent loisir à quoi ils tentent de le réduire. Le jeu engage bien plus que le simple désir de «s’amuser». Le jeu engage une forme de foi. Si l’on y croit, le fait de lancer les dés peut certainement abolir le hasard. Si l’on y croit, lorsqu’on aura atteint le bout du jardin sans être touché par une seule fougère, la mort sera vaincue. Si l’on y croit, les fées existeront, peut-être. Il faut faire comme si, il faut le faire à plusieurs et avec ardeur. Il faut y mettre toute sa force, tout en sachant cependant, que les fées n’existent pas et que la mort est inévitable. Cette modalité de la croyance, purement formelle, ne s’offre à voir que comme performance. Or les Pères de l’Eglise ne veulent pas que les croyants performent. Au-delà du jeu, ce qu’ils veulent anéantir c’est le «comme si», le «faire semblant», intolérable à leurs yeux. Ils s’emploient donc à éliminer l’incertitude et l’aléa d’un monde désormais voué à l’univoque. Raison pour laquelle, tout en dénigrant le jeu (qu’ils relèguent au rang d’activité inutile, gratuite, frivole, désacralisée), ils s’en méfient autant que d’un culte concurrent. Ont-ils tort d’avoir peur ? Pas vraiment.
Ils ont beau avoir stigmatisé le jeu et l’avoir amputé de sa part de sacré, le jeu revient en force sur la scène occidentale. Pourquoi ? Parce que le jeu nous libère des dogmes, des vérités absolues et surtout de l’obligation de choisir un monde plutôt qu’un autre. «Le choix est un impératif ignoble» (Baudrillard, Les Stratégies fatales). Au monde unique, le jeu substitue ce que le Tobie Nathan (dans Médecins et Sorciers) appelle des «mondes à univers multiples». Jouer, c’est consciemment agir et exister dans une aire intermédiaire du réel à laquelle on donne forme afin de faire advenir quelque chose qui peut changer nos vies. Toujours, celui qui jette les dès espère que son vœu sera entendu. Le mouvement de va-et-vient entre la réalité et le simulacre met potentiellement en jeu des forces qui nous dépassent.
Savoir que l’on joue et oublier que l’on joueLa dynamique du joueur repose sur un mouvement d’alternance psychologique entre le fait de savoir que l’on joue et le fait d’oublier que l’on joue. Le joueur hésite sans cesse entre «être dans le jeu» et rester dehors. Jouer, c’est se situer dans l’entre-deux. La langue française donne d’ailleurs au mot «jeu» le double sens d’intervalle, d’espace intermédiaire. On dit qu’«il faut du jeu» à un piston, au gond d’une porte, à des rouages pour qu’une porte puisse s’ouvrir ou qu’un mécanisme puisse fonctionner. L’espace qui sépare les choses est l’espace qui rend tout possible. Il faut aussi du jeu (une marge de manœuvre) entre les sexes pour que la relation sexuelle ou la séduction puisse se déployer.
Le jeu, dans tous les sens du terme, est l’espace de la liberté. Il abolit les strictes distinctions mâle-femelle, animé-inanimé, humain-divin, etc. Il autorise le passage de l’un vers l’autre.
Klaus-Peter Köpping (dans The Games of God and Man, 1997) fait du mouvement perpétuel sa notion centrale : «Tel un pendule, le jeu crée un espace défini par le mouvement, où toutes les différences sont suspendues. De ce fait, le jeu est par essence «liminal» et potentiellement transgressif ; il ne peut y avoir d’orthodoxie dans le jeu».
Ce qui n’est pas sans rappeler cette «séduisante» théorie de Baudrillard : la séduction, dit-il, est le propre des religions occidentales d’avant le Christ. «La séduction est païenne, l’amour est chrétien.» La séduction ne respecte pas de la Loi, mais des règles. Elle relève non pas de la vérité mais de l’artifice. La séduction est réversible, mouvante, ambiguë, de l’ordre du mystère et du rite. Derrière son «jeu réglé des apparences» : rien d’autre que l’énigme (la mort). Aucune promesse de salut.
«Toujours la séduction veille à détruire l’ordre de Dieu […].
Pour toutes les orthodoxies elle continue d’être le maléfice et l’artifice, une magie noire de détournement de toutes les vérités, une exaltation des signes dans leur usage maléfique.
Tout discours est menacé par cette soudaine réversibilité ou absorption dans ses propres signes sans trace de sens.
C’est pourquoi toutes les disciplines, qui ont pour axiome la cohérence et la finalité de leur discours, ne peuvent que l’exorciser [la combattre].» La séduction est jeu. Elle ne renvoie à une aucune réalité absolue et définitive, mais au charme troublant d’une illusion à laquelle il serait tentant de succomber, «quand même».
A LIRE : Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, d’Anne Besson, éditions CNRS, 7 mai 2015. Réédition d’un ouvrage paru en 2004.
A LIRE EGALEMENT : Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, de Jacques Henriot, Corti, 1989.
Half-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional WorldsHalf-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds, de Jesper Juul, Cambridge, MIT Press, 2005.
Jouer. Une approche anthropologique, de Roberte Hamayon, La Découverte, 2012.
The Games of God and Man, de Klaus-Peter Köpping, Lit Verlag, 1997.
Médecins et Sorciers, de Tobie Nathan et Isabelle Stenghers, La Découverte, 2012.
Les Stratégies fatales, Jean Baudrillard, Grasset, 1983.
Vu sur Le Trou du diable, Lesvices Carole
Si le nom de Lesvices Carole vous semble familier, c’est normal : c’est l’auteure d’un conte où le personnage principal, Alice, se rend dans un pays merveilleux. Alice est nonne. Elle se rend coupable du péché de chair avec un être sans chair, son lapin en peluche. Se caresser avec un lapin, voilà comment débute […]
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Je vous ai parlé de l’auteur, Jean-Luc Manet, à l’occasion de la lecture de Haine 7. Le recueil de nouvelles érotiques, le tout premier dans cette veine, qu’il publie aux éditions Dominique Leroy, dans la collection e-ros & bagatelle, sort aujourd’hui. Il s’agit des Honneurs de Sophie. Le personnage principal, Sophie bien sûr, a pour […]
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On pensait que la Gay Pride de Sion, le 13 juin prochain, allait défiler sous des cieux apaisés, quatorze ans après la première édition controversée de la marche des fiertés en Valais. Eh non! De fait, l’évêque de Sion, Jean-Marie Lovey, a donné un sacré coup de fouet aux organisateurs dans une interview au quotidien local «Le Nouvelliste», mardi. Le prélat y a lâché que l’homosexualité pouvait «être guérie». Ceci non en tant que maladie, mais en tant que «faiblesse de la nature».
Dans la presse du jour, les réactions sont atterrées. Dans «Le Nouvelliste», le conseiller national PLR Jean-René Germanier se dit dérangé «qu’on puisse déclarer que [l’homosexualité] est une souffrance pour les personnes, à leur place. La souffrance vient de l’exclusion et du regard des autres.» Au sein de la communauté LGBT valaisanne, ces déclarations sont vécues comme une «douche froide», après des contacts plutôt encourageants, voire «cordiaux» avec le prélat valaisan. Barbara Lanthemann, de la LOS, confie avoir pris une «brique sur la tête»: «J’ai eu une jeune fille en pleurs ce matin au téléphone. Les lesbiennes catholiques pratiquantes sont très durement touchées et blessées. C’est une véritable gifle», a-t-elle expliqué à «24 Heures».
Volonté de débattre
«Le Matin» révèle un certain embarras au sein même de l’Eglise. L’abbé Joël Pralong, responsable d’un groupe de parole pour jeunes homos récemment mis en place, tente de relativiser: «Ces propos montrent la volonté de débattre et d’écouter de notre évêque», dit-il, avant de s’essayer à une exégèse des propos de l’évêque, qui selon lui feraient référence à «l’homosexualité transitoire à l’adolescence».
En l’absence de Mgr Lovey, en déplacement à l’étranger, le diocèse appelle à ne pas caricaturer les propos de l’évêque et à relire l’interview dans son intégralité. De fait, le prélat y livre un raisonnement assez difficile à suivre, qui rappelle d’abord la possibilité d’être croyant et homosexuel assumé – deux réalités conciliables, selon lui. Le reste est l’ordre de la grâce, des mystères de la foi et de la grotte de Lourdes…
«Dans l’environnement des personnes homosexuelles, les proches le ressentent parfois comme une blessure ou une souffrance. Dès lors, il faut honorer leur désir que ça change. Pour la question de fond – «Est-ce qu’une personne homosexuelle peut changer?» – il y a un domaine sur lequel on peut miser: la prière. Sur le plan de la grâce et de la foi, la prière ne pourrait-elle pas être un lieu de changements? Elle a déjà guéri des malades à maintes reprises.»
Pour le cinéaste Lionel Baier, auteur de «La Parade» sur la Pride de 2001, ce type de parole n’a finalement rien de surprenant: «Il suit le catéchisme de l’Eglise catholique. Je suis toujours surpris que les homosexuels soient étonnés de ce genre d’avis religieux», confie-t-il au «Nouvelliste».
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Aujourd’hui paraissent plusieurs eBooks dans la collection e-ros, et je peux dire que le mois de mai est particulièrement riche. Pour commencer, je souhaite vous parler d’Hélène, fleur de soufre de Julie Derussy, illustré par Denis. Denis, c’est l’illustrateur de Venise for ever, de Sans-Nichon, de Nonnes lubriques. C’est aussi l’illustrateur de couverture des deux […]
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