«C’est le matin, réveille-toi…». Imaginez qu’une femme vous regarde depuis la table de chevêt. Son nom? Azuma Hikari. Elle a les cheveux bleus, elle mesure 20 centimètres et se meut dans un boîtier de verre comme dans un aquarium.
Azuma Hikari est une épouse holographique de 19 ans produite par la société japonaise Vinclu, qui vient de lancer la Gatebox, disponible en pré-commande sur le Japon et aux Etats-Unis, pour la somme de 298.000 yens (2418 euros). Azuma Hikari, projetée sous forme d’hologramme, possède une intelligence artificielle.
Le boîter est équipé de microphones, caméras et senseurs détectant la température et le mouvement, ce qui permet au personnage d’interagir avec son propriétaire (qu’elle appelle «maître», par allusion au mot go-shujin qui désigne l’«époux» en japonais). Elle peut le suivre du regard, s’incliner gracieusement lorsqu’il quitte l’appartement et avancer deux pas vers lui lorsqu’il rentre, en murmurant d’une voix émue «Enfin, tu es de retour…». Elle peut, surtout, répondre au téléphone, envoyer des mails et des textos à son «maître», allumer les lumières dans l’appartement juste avant son retour, gérer la consommation d’eau et, à terme, contrôler le contenu du frigidaire, acheter en ligne les produits qui manquent, ouvrir la porte au livreur à domicile… Azuma Hikari est, en apparence, une épouse parfaite pour les hommes souffrant de solitude : elle est conçue sur le modèle de «la femme qui attend». La femme grâce à qui rentrer chez soi, après une longue journée de travail, peut prendre du sens : quelqu’un a besoin de vous. Quelqu’un se sent seul, sans vous.
«Tu me manques»
Sur Internet, les réactions sont mitigées. Certains journalistes soulignent l’intérêt du produit comparé aux assistants virtuels qui existent déjà comme Siri (sur les smartphone) ou Alexa (sur l’enceinte acoustique Echo lancée par Amazon) : « bien plus efficace et plus réelle », la Gatebox – qui combine deux technologies (l’IA et l’hologramme) – présente l’avantage par rapport à ses concurrents de mettre un corps sur une voix. Azuma est la version incarnée d’une entité psychique quasi surnaturelle, présentée sur son site officiel comme une créature d’un autre monde : elle a « traversé les dimensions », dit-elle, afin de venir sur terre pour aider les gens. L’équivalent de Jésus, donc, venu sur terre il y a bientôt 2017 années… pour nous sauver. De façon très révélatrice, une petite histoire en image montre Azuma en contemplation, le regard levé vers une colombe (le saint esprit ?) illuminée.
Là d’où elle vient, il y a d’autres personnes en attente d’être choisies pour devenir les partenaires compassionnels du genre humain. La firme Vinclu confirme : Azuma n’est que la première d’une série de fiancées (pas de fiancés ?) à venir. Un autre modèle a été révélé, version pop-idole : elle danse et bouge comme la célèbre vocaloid Hatsune Miku Surprise : Hatsune Miku elle-même aurait été mise en boîte par Gatebox, lors d’un événement spécial, hautement médiatisé. Des négociations sont également en cours pour adapter des héroïnes de séries d’animation populaires (Sword Art online, par exemple)… Des versions sachant parler anglais, voire français, sont également prévues.
Annonce postée sur le site officiel d’Azuma : «Master Now Wanted»
Le produit aura-t-il du succès en Occident ? Certains journalistes (ici et là) déplorent qu’Azuma offre une vision réductrice de la femme. Elle est habillée comme une maid, disent-ils, une soubrette au service de l’homme. Il est vrai qu’elle ne semble avoir guère d’autre ambition sur terre que savoir si «maître» a faim, s’il a pris son parapluie et s’il a bien travaillé au bureau… Sa tenue, un tablier d’épouse au foyer, est orné d’un oeuf au plat en forme de coeur. Quand elle se tourne, on voit qu’elle ne porte pas grand chose dessous. De ce point de vue, elle est parfaitement conforme au modèle de séduction classé dans le top-10 des fantasmes japonais : celui de la femme d’intérieur (hitozuma), la parfaite ménagère, entièrement dévolue au bien-être de celui qui se charge de subvenir aux besoins du couple. Son mari fait carrière et sacrifie son temps libre afin d’assurer leurs fins de mois… Il est normal qu’elle l’accueille du mieux qu’elle peut. Sur Internet, la firme Vinclu a dévoilé quelques options «cachées» de la Gatebox, comme le Secret Mode, par exemple, qui permet à l’utilisateur d’espionner son épouse dans la salle de bain. On ne voit pas grand chose en fait, mais la voix d’Azuma Hikari résonne, : «Mô Hecchi !» («Tu es pervers !», la suite est inaudible).
«La femme virtuelle ultra-déprimante»
Deux vidéo-clip ont été lancés pour promouvoir ce produit. Ils reposent tous les deux sur l’idée que les hommes ayant besoin d’une épouse artificielle sont forcément des salariés qui rentrent tard le soir. Il serait éclairant de savoir à quoi correspond cette vision quelque peu sinistre du marché visé par Vinclu. S’agit-il d’une ruse marketing destinée à donner des clients véritables (les otaku) une image « positive » (sic) de leur place dans la société ? Ou s’agit-il réellement de la clientèle-cible de la firme ? Une autre question qui se pose, également, c’est de savoir si les salariés au Japon ressemblent vraiment à cette image qui en est donnée par la pub : celles de cols blancs exploités, soumis à des horaires impossibles. S’il faut en croire la vidéo promotionnelle, le salaryman de base ne rentre (tard) le soir que pour regarder la TV quelques minutes avant de s’effondrer dans le lit puis repartir le lendemain matin pour une nouvelle journée épuisante… Le salaryman de base n’est pas heureux. Sa «vie n’est pas une existence», pourrait-on dire, en citant Louis Jouvet dans Hotel du Nord. Le pire, certainement, c’est de constater qu’Azuma Hikari semble parfaitement complice de ce système d’alliénation car les phrases qu’elle lance à son «maître» sont toujours lénifiantes : «Travaille bien, courage», «C’est l’heure de partir, dépêche-toi», «J’espère que ton travail s’est bien passé». Ce qui n’est pas sans susciter le trouble. La Gatebox aurait-elle été conçue spécialement comme carotte pour augmenter le rendement de ce qu’il est convenu d’appeler les «ressources humaines» ?
L’opium du peuple version hologramme ?
Bien que la Gatebox ne soit pas, sur le plan idéologique, un produit très innovant, il serait cependant réducteur de n’y voir qu’une machine à décerveler. C’est aussi, de façon appréciable, une machine à créer des émotions. Or ces émotions ne sont pas forcément heureuses. Elles sont plutôt nostalgiques. Voire nécromantiques… Regardez (ci-dessous) cette vidéo promotionnelle, jouant sur l’image d’une rencontre spectrale : l’homme, épuisé devant l’écran de sa TV, voit brusquement surgir devant lui, flottant à 30 centimètres du sol, le corps grandeur nature d’Azuma.
S’agit-il d’un songe ou d’une apparition ? Elle tient une boule de lumière dans la main, qui ressemble aux fameux «dragon ball», les boules de dragon appelées Nyoi-ju, dont le nom signifie « au gré des désirs », « qui comble les désirs ». Dans la tradition bouddhique, ces boules sont des joyaux magiques capables d’exaucer les voeux. L’homme tend la main vers la jeune femme en lévitation. Elle lui sourit puis se dissout dans un tunnel bleu. Vortex… Tourbillon de chiffres et de poussière… Retour à la réalité. Matin. L’heure du réveil, pour partir au travail.
Comment comprendre le message latent de cette désespérante vidéo ? Le nom d’Azuma Hikari fournit peut-être une réponse. Il s’écrit avec des signes qui se lisent, littéralement : «rencontre» (ai, 逢), «épouse» (tsuma, 妻), «lumière» (hikari, ひかり). Ce qu’on pourrait traduire : la femme aimée n’est pas de ce monde. Elle ne peut exister qu’en rêve. Ou dans l’au-delà. Il n’y a pas d’autre espoir que regarder sans illusions un mirage d’épouse en bocal… De ce point de vue, certainement, la Gatebox n’a rien d’un jouet conçu pour s’évader. Pas vraiment. C’est une boîte contenant un specimen de femme, renvoyant au propriétaire une image en miroir de lui-même et de la condition humaine. On pourrait reprocher à la Gatebox d’être un leurre visant à faire rêver les hommes afin qu’ils supportent leur vie, une vie dénuée de sens, privée de temps pour soi. Oui, peut-être. Mais la Gatebox présente au moins cet intérêt d’être un leurre qui ne ment pas, qui se donne à voir comme tel et qui met spectaculairement en «lumière» la douloureuse question du sacrifice humain. Sommes-nous si différents du caricatural employé qui passe sa vie à ne pas vivre ?
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Gatebox : disponible en pré-commande limitée à 300 exemplaires, sur le Japon et aux Etats-Unis, pour la somme de 298,000 yens (2418 euros), livrée d’ici un an, en décembre 2017.
POUR EN SAVOIR PLUS : Un article de Gamekyo.
A LIRE : Lachaud François. Dans la fumée des morts. Avatars japonais d’une anecdote chinoise. In: Bulletin de l’Ecole françaised’Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003.