(je tente le coup du titre ultra-racoleur)
Le libertinage « organisé » a toujours existé de deux façons qui correspondent à deux
fantasmes strictement distincts :
- Au sein d’une toute petite élite libérée, où « raffinement culturel va de pair avec désinhibition sexuelle », structurée autour de réseaux et de cercles, pas spécialement fermés - et tout le monde n’y est pas forcément « régulier » - mais où la clé d’accès est la cooptation (ce sont les carnets d’adresse de tel ou tel qui organisent des soirées ou week-end…). On y valorise une certaine philosophie du plaisir, et l’élégance générale : des corps et des comportements. Les adeptes recherchent avant tout des partenaires de qualité. S’il n’y a aucun prosélytisme général – au contraire - il y a, c’est certain, un sentiment d’élitisme : tant pis pour ceux qui s’enferrent dans le modèle d’exclusivité dominant, malgré l’ennui et l’hypocrisie qu’il induit. Car comme cela est proclamé dans Emmanuelle, livre majeur du libertinage : « Après tout, personne n’est obligé d’être con ». Sous entendu : tant pis pour ceux qui le sont…
- Entre personnes (de tous milieux, mais quand même majoritairement moins éduqués que les premiers) recherchant un sexe éminemment transgressif car totalement délié de toute séduction et donc de toute sélectivité. Ce libertinage-là se structure autour de lieux physiques où tous les amateurs, quels qu’ils soient, se retrouvent pour baiser comme des bêtes. Contrairement à la 1e forme, l’anonymat y est la règle. Et (sans simplisme), la femme y est - c’est un euphémisme – bien moins considérée (mais n’est-ce pas ce qu’elles désirent ?). Les adeptes recherchent avant tout des partenaires, point.
Deux fantasmes radicalement différents mais un seul mot, donc, et aujourd’hui
beaucoup de confusion parmi les débutants, qui ne s’interrogent peut-être pas suffisamment sur leurs attentes (quand on veut juste « se détendre » ou « pimenter son couple », « essayer un truc un peu nouveau », que souhaite-t-on, au juste ? Tromper l’ennui ? Changer durablement le modèle de fidélité exclusive qui régente son couple ? Partouzer pour le plaisir de faire l’amour à 50 ?
Les clubs incarnent-ils un compromis viable entre les deux fantasmes ? Quelles sont les bases de ce compromis, alors ? Pourquoi les patrons de club sont-ils si étrangers aux réflexions sur le libertinage ?).
Concernant la seconde forme, anonyme, son « histoire récente », à savoir les femmes qui sucent par la fenêtre, permet d’en comprendre les ressorts.
Avant l’époque d’internet et l’éclosion massive des clubs échangistes, il existait des lieux de rendez-vous dans les villes, faciles d’accès en voiture et connus de tous les amateurs : parking en zone industrielle, aire d’autoroute, ou forêt à la périphérie de la ville (à Paris, la place Dauphine et plusieurs points de rdz-vs dans le Bois de Boulogne). La pratique courante était celle-ci : les ‘’’ libertins ‘’’ garent leur voiture au lieu prévu. Ceux qui ont « une femme à offrir » allument la petite loupiotte à l’avant de la voiture, pour se signaler – ce qui devient vite inutile : certaines voitures sont si rapidement assaillies d’hommes qu’il suffit d’observer les attroupements pour comprendre où se situent les femmes...
Deux pratiques, dès lors : baisser une vitre signifie que les hommes peuvent approcher leur sexe : la femme dans la voiture pourra les branler ou les sucer. Ouvrir une portière signifie que la femme peut être baisée sans qu’elle descende (elle présente ses fesses de façon à être prise en levrette). Si la femme descend de voiture, elle peut monter à l’arrière d’une camionnette, être prise sur le capot, ou parfois simplement debout, deux hommes la soulevant pendant qu’un autre l’entreprend…
Enfin, les voitures qui tournent aux abords permettent de signifier que les conducteurs cherchent d’autres partenaires pour aller partouzer plus loin. Inutile de dire, donc, qu’on ne choisissait pas ses partenaires. Ce n’était pas l’idée ; l’idée c’était :
la femme vient chercher des bites anonymes(qu’on le veuille ou non, cela a toujours fait partie de la typologie des fantasmes féminins : n’être plus qu’une chatte, transpercée sans égards par des dizaines de bites, être réduite au seul rôle de réceptacle anonyme du plaisir des hommes).
Dans son autobiographie, Catherine Millet décrit s’être adonnée à cette pratique, lorsqu’elle avait 20-25 ans (époque où commençaient à peine à se créer les premiers « clubs d’échanges », plus ou moins clandestins, dont le tout premier, « Chez Aimé », qu’elle appelle « le berceau nu de la baise »). Lorsqu’elle se demande combien de partenaires elle a pu avoir « au Bois », elle répond : «
Ne faudrait-il prendre en considération que les hommes que j’ai sucés, la tête coincée contre leur volant, ceux avec qui j’ai pris le temps de me déshabiller dans la cabine d’un camion, et négliger les corps sans tête qui se relayaient à la portière de la voiture, secouant d’une main folle leur queue diversement raide, tandis que l’autre main plongeait par la vitre ouverte pour malaxer ma poitrine ? ». Elle décrit également les partouzes qui s’improvisaient à partir du lieu de rendez-vous : «
Les voitures roulent, s’arrêtent, repartent, braquent sèchement à la façon de jouets téléguidés. Manège de la porte Dauphine : on se considère d’une voiture à l’autre et le mot de passe pourrait être : « Vous avez un local ? ». Alors quelques voitures quittent le cercle et une sorte de poursuite s’engage vers une adresse inconnue ».
Elle donne un exemple de partouze ainsi improvisée par le ballet de voitures : «
Parking à la porte de Saint-Cloud : c’est une quinzaine de voitures que le gardien voit s’engouffrer les unes derrière les autres, puis refaire surface, quasiment dans le même ordre, une heure plus tard. Pendant cette heure-là, une trentaine d’hommes m’ont prise, d’abord en me soulevant à plusieurs et en me maintenant contre le mur, puis couchée sur un capot. Quelquefois le scénario se complique de la nécessité de semer des voitures en route. Les conducteurs se mettent d’accord sur une destination, une file se forme, repérée par d’autres qui se raccordent, mais alors la file est trop longue et il est plus prudent de limiter les participants. Une nuit, nous avons roulé si longtemps que cela ressemblait à un départ en voyage. Un conducteur connaissait un endroit, puis il s’est révélé ne plus être très sur de la route. Il y eut plusieurs arrêts, des conciliabules, et finalement j’eus droit aux pines patientes de ceux qui ne s’étaient pas égarés, sous les gradins d’un terrain de sport, du côté de Vélizy-Villacoublay. »
Evidemment, on trouvait « de tout » parmi ces hommes descendant de voiture pour aller se faire sucer gratis à travers des vitres ouvertes. Certains veulent y voir une forme d’idéalisme (une auteur érotique parle de «
ces grands enfants prêt à attendre des dizaines d’heures que la forêt leur recrache enfin une bourgeoise, plutôt que d’aller un peu plus loin dans le Bois se choisir une pute » (sous entendu : les femmes qui venaient ainsi se faire prendre étaient forcément des bourgeoises riches, car sinon elles auraient éprouvé le même plaisir à se faire prendre par des mecs louches à la chaîne, mais en se faisant payer en prime ! ; citation :
Nole Me Tangere, Marie L., La Musardine).
Mais pas que des « grands enfants » qui croient au Père Noël, évidemment :beaucoup de mecs en pleine misère sociale et sexuelle, pas disposés à payer pour ce qu’ils peuvent ainsi avoir sans frais, malgré l’attente vaine certains soirs. Contrairement à un club échangiste, là, aucun patron ni aucune autorité pour dégager le mec bourré, violent, crade, etc. En gros, à ce que m’ont raconté ceux qui ont connu ce système, une femme qui sortait de voiture se faisait sauter dessus par tous les mecs présents, et elle se trouvait littéralement seule contre tous les mecs en rut, alors sa marge de manœuvre était égale à zéro. Après tout, elle avait choisi de venir là, « elle assumait ».
Aujourd’hui, je pense que l’on appellerait cela « gang bang de l’extrême hard +++ ».
Pour en avoir un témoignage, lire l’autobiographie d’une « femme du monde », publiée anonymement en 2004 par la Musardine sous le titre charmant, n’est-ce pas :-) : «
Mémoires d’un cul ». L’auteur décrit sa découverte de ce fonctionnement, lorsqu’elle demande à être initiée au sexe pluriel :
«
La voiture fonça vers le bois, pénétra dans les chemins boisés, puis arriva dans une clairière où des voitures étaient garées. Plusieurs types se massaient devant elles. Certains avaient baissé leurs pantalons. -
Ce sont des couples qui s’exhibent dans les bagnoles, m’expliqua mon guide. Certains laissent les portières ouvertes pour que leur femme se fasse prendre. D’autres ne font que se montrer. Mais vaut quand même mieux ne pas descendre de la tire. Les mecs sauteraient sur vous et ça pourrait devenir dangereux. J’ai vu une fille dans votre genre, quoique bien plus vieille. Elle venait ici pour se montrer toute nue à l’arrière, baissait juste la vitre pour branler et sucer, mais ne s’aventurait jamais dehors. Je vous conseille de faire comme elle. D’ailleurs, au moindre danger, je démarre. Surtout, laissez les portières verrouillées. Des individus curieux approchaient de nous, la verge bandante à la main. Je me mis toute nue et commençai à me masturber, devinant que mon chauffeur me regardait faire dans le rétroviseur. Très vite, des jets de sperme s’écrasaient contre la vitre. Je la baissai, tendis mon bras libre et branlai une bite qui se vida sur mes doigts. Puis ma bouche se referma sur une queue tandis que j’en empoignais deux autres sans ouvrir trop la vitre afin que personne ne me touche. Les types m’insultaient pendant que je leur donnais du plaisir. »
Il faut savoir que les clubs échangistes, à l’origine, partent de là : éviter aux adeptes de ces pratiques de chercher pendant des heures un lieu, palier l’inconfort des capots de voiture, des bancs publics ou des « lits de branchage » dans les forêts.
Les premiers clubs échangistes avaient donc pour business : fournir un lieu, des matelas, un patron costaud qui pouvait foutre dehors les mecs bourrés et violents. Et les deux témoignages que je cite correspondent bien à des femmes qui ont librement choisi cette forme de libertinage. Autrement dit, ce n’était pas par défaut, faute d’être initiées dans les cercles plus prestigieux et les belles soirées privées. Catherine Millet raconte d’ailleurs qu’elle était souvent invitée à des soirées très huppées, par exemple ce qu’elle décrit comme « les soirées de Victor » : «
Il y avait à l’entrée de la propriété des gardiens qui tenaient des chiens et parlaient dans des talkies-walkies (…). Les femmes s’étaient habillées pour la circonstance, elles portaient des robes ou des chemisiers transparents que j’enviais, et tout le tout le temps que les gens arrivaient et se retrouvaient en buvant du champagne, je me tenais à l’écart. Finalement, je ne me sentais à l’aise que lorsque j’avais quitté ma robe ou mon pantalon. » Elle décrit aussi combien elle détestait les rapports sociaux dans les partouzes et la drague au sens large, et préférait les échanges corporels sans aucun échange verbal. Un choix assumé, donc, correspondant à son désir. L’autre auteur décrit qu’elle a aussi connu ce qu’elle appelle les «
grotesques partouzes de snob (…) où l’argent fausse tout ».
La plupart des clubs libertins, aujourd’hui, se sont éloignés de ce concept de « baise pure et dure » dont ils sont les héritiers, en ajoutant pistes de danses, salles de restaurant, salons, etc. et/ou en vantant « une sélection impitoyable », sous-entendu : ce n’est pas « Monsieur tout le monde » qui pourra vous baiser, mesdames. Au contraire, la quasi-totalité des clubs proclament : «
ici, la femme est reine » (
mais bien sûr !! :-D). Sous entendu, ce n’est plus la soumise qui se fait laminer par 30 mecs en rut si elle met le pied hors de sa bagnole, c’est la reine au milieu d’une cour d’hommes tout à fait respectueux et réservés, attendant très sagement ses éventuels signaux pour pouvoir l’approcher.
Renversement radical des « rapports de force », en apparence (en apparence seulement).
Mais il existe encore, aujourd’hui, quelques clubs qui sont toujours sur le concept de la femme « simple objet », et le revendiquent. Les patrons de ces endroits expliquent eux-mêmes que leur club est
fait pour les femmes qui veulent se faire baiser comme des bêtes, et que celles qui minaudent n’y sont pas les bienvenues. Ainsi de « Chris et Manu », club libertin le plus ancien à Paris (après le très très vieillot 2+2), qui existe depuis 1983. C’est
43 rue de la Rochefoucault, dans le 9e. Donc bien plus proche du très bobo quartier Saint Georges que de Pigalle (on me répondra qu’en 83, quand le club a ouvert, le mot « bobo » n’existait même pas… certes). C’est un club qui ne fait quasiment pas de pub (à part dans Pariscope), on ne le retrouve quasiment jamais dans les « listes des lieux libertins parisiens » régulièrement établies par des magazines, webzines, et autre guides en mal de sujets voyeuristes…
C’est un ami qui m’avait parlé de ce club, les noms de « Chris et Manu » étant ultra connus de tous les libertins, car ce sont eux, et les procès qu’ils ont gagné, qui ont permis de faire rentrer dans la légalité les lieux libertins (‘’jurisprudence Chris et Manu’’ qui établit la distinction entre « lieu libertin pour adulte » et « maison de passe », quand la police des mœurs, jusqu’au milieu des années 80, y voyait strictement la même activité). Bref, tous les libertins connaissent « Chris et Manu », mais leur club aujourd’hui est très discret. Cet ami me disait :
-
Chez Chris et Manu, c’est vraiment le libertinage à l’ancienne.- [moi :] A l’ancienne ? Ca veut dire quoi ? Les locaux sont vieillots ?
- Oh que oui, mais pas que... C’est aussi les pratiques, tu vois, c’est très différent d’aujourd’hui en fait, c’est « à l’ancienne ».- [moi :] Je ne comprends pas bien comment ça peut être différent… Ce ne sont jamais que des corps qui s’attirent, et prennent du plaisir ensemble… C’est pareil depuis la nuit des temps, non ? Comment ça peut se pratiquer « à l’ancienne » ?
- Ecoute, va faire un tour. SURTOUT PAS SEULE. Tu y vas avec S. en lui disant bien que tu fais « une expérience », tu verras. Dis toi bien que c’est un libertinage d’époque, une époque où les femmes étaient moins affirmatives dans leur désir qu’elles peuvent l’être aujourd’hui, tu vois, elles avaient juste le mari à la maison, beaucoup ne travaillaient pas encore, n’avaient pas leur indépendance, donc ce n’était pas simple de prendre un amant en 1980, tu vois ? A cette époque il y avait tellement moins de possibilités qu’aujourd’hui, pour les femmes… Alors certaines voulaient de la bite tu vois, retrouver du sexe brut quand à la maison elles n’étaient plus que la maman et la bonniche… Montrer à leur mari qu’elles pouvaient aussi être juste des putains…Il ne m’en fallait pas plus… Guidée par ma curiosité, je m’y suis aventurée un samedi après-midi, il y a environ 1 an ½, avec mon chéri (
qu’est-ce que je ne lui fais pas faire !!! Heureusement que 9 fois sur 10 ça le fait marrer…). Entrée 30€ par couple, 100€ pour les hommes seuls.
La patronne qui nous a reçu, la fameuse Chris, avait, à vue d’œil, entre 65 et 70 ans, petite mamie toute fluette, blonde aux cheveux courts, bronzée et très maquillée, habillée d’un body en panthère sans manches sur un leggings noir (un peu genre cours de sport des années 80, avec abus d’autobranzant). Inutile de dire que « dans sa jeunesse », elle avait du en voir, cette brave dame…
9 ou 10 hommes seuls étaient déjà là (ou peut-être plus ? on n’y voyait pas à 5 mètres…), la plupart en tee-shirts et bien franchouillards, qui attendaient désespérément, et dans un silence quasi religieux, qu’une femme entre dans le lieu. Au rez-de chaussée, c’était hyper, ultra, méga sombre, je ne voyais quasiment rien de la déco (j’ai à peine distingué un canapé où m’asseoir, mais je ne voyais pas la profondeur de la pièce). Au sous-sol, auquel on accède par un escalier en colimaçon, un matelas surélevé trônant au milieu d’une pièce à gauche (de sorte que tous pleins d’hommes puissent se masser autour) et une pièce vide à droite (conçue dans l’esprit d’une piste de danse j’imagine) avec un petit bar vide et une vraie salle de bain au fond (le genre de salle de bain normale de tout appartement parisien). Donc depuis 1983, ils n’ont jamais investi dans l’équipement, c’est le moins que l’on pouvait en dire…
Je le dis franchement : j’avais peur. Après la visite sommaire, on a commandé deux jus de fruit avec mon chéri en en menant pas large (le bar est genre « buvette de copains », avec dans le fond des cartes postales punaisées au mur, des bibelots de toutes sortes, des bouteilles souvenir remplies de sable teinté de toutes les couleurs…). Sur le canapé dans l’obscurité quasi-totale, je me suis mise, quand même, à l’embrasser fougueusement, dans un geste de grande complicité, genre « heureusement qu’on est là ensemble, quand on sera sortis de ce lieu glauque on en rira, tu verras… », sans penser à ce qu’iraient imaginer les autres types. Aussitôt, un premier arrive pour se branler à quelques centimètres de mon visage, et me dit de le sucer
(il me dit de, et pas : il me demande si je suis d’accord pour).Je dis « non », et mon chéri lui demande d’aller plus loin. Aussitôt, nous voyons que le type va se plaindre à la patronne au bar (Chris en body panthère), qui accourt auprès de moi. Elle me demande s’il est exact que nous lui avons demandé d’aller plus loin ( !! ), ce que je confirme parfaitement. Elle nous donne nos deux verres, puis nous accuse vertement d’être venus pour ne faire l’amour que tous les deux, parce que son entrée (30€) est bien moins onéreuse que la moindre chambre d’hôtel à Paris (
les lecteurs de se blog qui connaissent S. apprécieront l’incongruité de cette remarque à sa juste valeur :-D :-D :-D). Je réponds que je ne savais pas qu’il était obligatoire de sucer, si les hommes ne m’attirent pas, ni d’avoir des queues à 3 centimètres de mon visage, et que pour moi libertinage implique liberté… Elle n’en démord pas, et nous dit que nous devons aller dans un hôtel, pas un club libertin dans ce cas, qu’elle peut nous donner des adresses d’hôtels vraiment pas chers… Légèrement agacée qu’elle prenne mordicus la défense de son client cafteur, je lui réponds que je sais quand même ce qu’est un club libertin, que nous allons fréquemment aux
Chandelles et au
Mask, et que je ne fais jamais, par principe, que ce dont j’ai envie… Elle me répond – sans s’agacer, tout à fait calmement - que je n’ai « rien à faire ici, dans ces conditions », et qu’elle ne nous met pas dehors pour aujourd’hui, mais qu’on est quand même priés de ne pas revenir. Elle me le dit, d’ailleurs, assez gentiment : «
Vous comprenez bien Mademoiselle que dans mon club je fais rentrer des hommes seuls, ils ne rentrent pas pour vous observer tous les deux. Ils rentrent pour faire des gang-bang avec les femmes, c’est ça le principe des clubs libertins mixtes, et moi je ne peux pas avoir dans le club des filles qui disent « non ». Ce n’est pas le principe ici, et eux ils ne comprennent pas, la preuve. Ici les femmes qui rentrent doivent avoir cette envie là, beaucoup d’hommes, beaucoup de pluralité, et elles ne les choisissent pas, vous ne venez pas faire votre marché ici pour « qui a le droit de vous toucher » ou « qui n’a pas le droit ». Un gang bang ça ne peut pas être avec certains mecs au coin, comme en maternelle, car ils ne plaisent pas à Madame. Soit il y a un vrai problème de comportement et je peux les exclure définitivement si ça le mérite, soit les hommes peuvent participer. Et se masturber près de votre visage, ce n’est pas un problème de comportement, c’est le principe d’un club comme le mien. Je ne vais pas vous apprendre qu’il existe des clubs réservés aux couples, là c’est différent, c’est un club mixte alors si vous venez c’est pour participer, et les hommes seuls c’est pareil, ils sont là pour participer. ». Et là, elle ajoute cette remarque qui, sur le coup, m’a semblé très curieuse : «
De toute façon, vous n’êtes pas à votre place ici, vous êtes beaucoup trop mignonne et trop jolie, et trop bien habillée, trop parfumée, ce n’est pas un monde pour vous » (genre mon parfum à l’ambre ultra-capiteux, ça ne lui allait pas ??). Elle s’excuse alors un moment, car la sonnette avait retenti plusieurs fois, et fait entrer un couple, et encore 1 homme seul. Il y avait donc une autre femme dans l’endroit, à présent… qui m’a semblée, pardon pour ce jugement brutal, particulièrement « peu gâtée » et fringuée dans une robe informe qui lui donnait un air « mémère » absolument terrible... Le « genre » de femme que je n’avais strictement jamais vu aux
Chandelles, par exemple… Je l’ai observée immédiatement, mais alors tel un réflexe, descendre au sous-sol, entraînant à sa suite la totalité des hommes du club (sauf le mien, qui ne me quittait pas d’un pouce, dans ce lieu tout à fait angoissant…). La patronne faisait encore rentrer d’autres hommes qui sonnaient (ils devaient attendre dans la rue d’avoir vu entrer une femme pour entrer à leur tour juste après, histoire d’être surs de ne pas dépenser 100€ pour un club vide…), prenait leurs vestiaires et échangeait quelques mots avec eux, quand
nous sommes alors descendus un instant pour observer ce qui s’y passait, avant de partir puisque, clairement, elle nous foutait dehors.
La femme, qui était donc entrée depuis moins de 3 minutes, était déjà allongée sur le matelas central, totalement entouré par tous les hommes seuls qui étaient soient nus, soient avaient juste le sexe à l’air, le pantalon encore aux chevilles. En clair, je ne voyais même plus le matelas surélevé, vu qu’il était entouré d’un « mur d’hommes »… L’un d’entre eux était déjà en train de prendre la femme, à en juger par les mouvements frénétiques de son bassin à lui, et par ses cris à elle, et peut-être avait-elle déjà tourné : ils étaient nombreux à se la « partager », j’imagine que cela ne laissait pas le loisir de s’éterniser...
Ce qui reste indélébile dans ma mémoire : la pluie continue d’insultes qu’elle recevait déjà : grosse vache, sale pute, t’es même pas digne du trottoir, heureusement qu’on est là pour te baiser, cageot, baisse les yeux chienne, gros sac à foutre, ton con va se prendre la raclée de sa vie, demain tu ne pourras plus marcher tellement on t’aura démonté le cul, tu pues sale truie, et t’es moche, et tu vas t’étouffer tellement tu vas nous sucer profond, etc. J’en avais assez vu.
Nous sommes sortis vite fait de ce lieu « spécial » où le libertinage se pratique « à l’ancienne ». Quel choc quand on s’est retrouvés tous les deux « à l’air libre », au beau milieu de la rue de la Rochefoucault, en plein après-midi, avec l’impression de revenir d’une autre dimension… (bon, finalement, on est allé baiser chez nous, juste pour info ;-)).
Je crois vraiment que la femme présente était une habituée, vu la façon dont elle est descendue illico s’allonger au sous-sol. Ce club ne fait quasiment pas de pub, et vit sur un petit nombre d’habitués, et surtout d’habituéEs. Ce qui explique, j’imagine, qu’un site web comme GQ ait pu écrire une ineptie pareille : « Si le cadre est un peu vieillot, l’ambiance est familiale ». AAAAAAAAAAHH OUIIIII !!!!
Bravo la rédac de GQ, très familial cette ambiance gang-bang sous une pluie d’insultes ! Ils ont du interroger la patronne, sans rentrer dans les détails elle a du dire « une clientèle d’habitués », traduit, donc, par « ambiance familiale »…
C’était sinistre, malsain, profondément dérangeant, une sorte de rituel bien réglé visant à abaisser la femme présente au rang de moins-que-rien, qui se jouait à 15 ou 20 contre elle-seule.
J’ai compris la remarque, le «
vous êtes beaucoup trop mignonne et trop jolie, et trop bien habillée, et parfumée ». Ici, les hommes veulent des femmes en pleine déchéance. Pas des bourgeoises qui viendraient simuler, le temps d’un frisson : se mettre dans la peau de putes violentées pour recueillir quelques insultes et coups de bites avant d’aller se laver au désinfectant, se remaquiller, réenfiler leurs tenues à 3000€, se reparfumer de Chanel n°5 et retourner l’air de rien à leurs vies d’apparat.
Je pense que dans ce rituel que j’ai pu observer, les hommes s’excitent de savoir qu’ils crachent sur une femme dont l’estime d’elle-même est déjà plus bas que terre. C’est terrible à dire, mais j’imagine que leurs insultes n’en sont que plus crédibles, je veux dire : qu’elles blessent d’autant plus. Ces femmes existent donc, avides d’obscène, de fange et de souillures. Se soumettant avec un mélange de passion et de résignation à cette pratique du sexe-rabaissement. Celles pour qui le libertinage épouse l’humiliation et l’insulte. J’imagine que la femme de ma scène, chez Chris et Manu ce samedi, était venue en cet endroit, et acceptait ces insultes
parce qu’elle devait y prendre, d’une façon ou d’une autre, du plaisir. Son plaisir. Voilà ce qui est dérangeant. Elle n’était pas, à mon avis, contrainte. Elle devait aimer ça.
Moi qui ait énormément lu, plus rien ne m’étonne. Je repensais, finalement, à ce superbe livre de Jean-Paul Enthoven,
La dernière femme, où il dressait des portraits de femmes célèbres qui lui permettaient de mieux comprendre ses amantes (un de mes très grands bonheurs littéraires, livre à lire absolument, je le recommande sans réserve). Enthoven expliquait qu’une certaine « G » lui avait fait lire son journal intime, dans lequel elle exprimait son plaisir d’être souillée et humiliée, et il la « reliait » à Colette Peignot, la maîtresse de Bataille. En gros :
connaître un peu de la vie de Colette Peignot lui permettait de mieux comprendre les demandes de son aspirante-amante G (Bataille, c’est l’auteur notamment de l’
Histoire de l’œil, où son narrateur fait baiser une fille dans la bauge des cochons, puis faire mille horreurs telles que baiser avec des pendus, et quand elle finit par se suicider, le narrateur baise son cadavre avec une nouvelle copine…).
(Pour savoir si Enthoven a fini par baiser « G » et lui faire subir les outrages qu’elle demandait, je laisse le soin de lire son livre enchanteur) Donc Enthoven invite à penser à Colette Peignot, rebaptisée « Laure » par Bataille dans les bras de qui elle est morte à 35 ans. Avant cela, Colette-Laure avait erré dans des trains de nuit pour se faire baiser par tous les passagers qui voulaient d’elle, ou dans les quartiers chauds pour se faire prendre par des clodos les plus sales possibles. Son premier amant, un médecin allemand, l’exhibait affublée d’un collier de chien (et elle aimait ça). Colette-Laure lui dit un jour qu’elle voulait « boire du sang dans sa bouche », il lui fera plutôt manger des sandwiches garnis de ses excréments (
source). Après lui, Colette-Laure a quelques autres amants puis rencontre Bataille, qui en fera «
sa muse de l’ordure » :
«
A ces deux-là, dès lors, rien ne paraîtra trop dégradant. Aucune provocation. Aucun abaissement. Et rien ne viendra affaiblir leur fascination commune pour l’obscène (…). Ensemble, ils errent dans les ravins de la débauche mortuaire et collectionnent toutes les passions tristes. Ils partagent des filles. Se souillent avec indifférence. Se disent tout. Fréquentent l’atelier d’André Masson, rue Blomet, qu’on appelle aussi « le bain de soufre ». Des témoins racontent que, dans la forêt de Saint-Nom, lors d’une cérémonie particulière sous les auspices du groupe Acéphale, Colette célébrera les noces de l’extase et de la mort en abandonnant son corps au sacrifice requis par son partenaire. Elle aurait pu y laisser sa vie. Le voulait-elle vraiment ? Entre elle et Bataille, le jeu ressemble à une enchère où l’on paie avec sa peau. » (La dernière femme, Jean-Paul Enthoven, Grasset, 2005).
Enthoven insinue que ces « femmes-là », qu’il appelle donc les « femmes-Laure », celles des « arrières-mondes du désir », ont toujours existé ; que leur comportement est une part de l’obscur du désir féminin :
«
Elisabeth de la Croix aimait qu’on la couvrît de fumier tandis qu’elle rampait, soumise, vers ses calvaires. Marguerite-Marie Alacoque buvait, jusqu’à l’ivresse, l’eau dans laquelle elle avait lavé les pieds de ses lépreux. Colette est transportée par une sorte de grâce lorsque Trautner [son premier amant, le médecin allemand] lui ordonne, lors de rituels parfaitement réglés, de caresser le corps crasseux de quelque vagabond berlinois. » (La dernière femme, Jean-Paul Enthoven, Grasset, 2005).
En ce qui me concerne, je n’ai pas une once de sadisme dans mes fantasmes ni mes envies, pas la moindre trace, non plus, de masochisme (j’ai plutôt le fantasme inverse : être traitée comme une reine, avoir 2 ou 3 hommes à ma seule disposition, etc).
Il m’est strictement inconcevable de m’imaginer à la place de cette femme, copieusement insultée en plein gang-bang, dans un lieu où il est dénié aux femmes le droit du choisir leurs partenaires. Et pourtant, j’ai adopté le principe strict de ne jamais juger les fantasmes des autres. Encore moins condamner celles et ceux qui décident de les vivre.
En fait, c’est surement ce qui me fascine tant dans l’érotisme, et crée en moi cette inépuisable curiosité pour ce monde obscur : c’est un univers de pleine et entière liberté où rien n’est balisé. Certains fantasment des caresses usuelles, des pénétrations sans équivoque et des élans de tendresse. Pour d’autres, le plaisir passe par la recherche de perversions exquises, obtenues en écumant « l’air de rien » aux frontières de l’enfer, mais sans jamais y passer réellement le pied, juste pour le frisson de s’en approcher... D’autres enfin ont besoin de stupre pour être pleinement excités, et sont capables de pousser les plaisirs de la chair jusqu’à la cruauté des supplices…
Que sait-on des pensées secrètes des gens, finalement, des clés de leur excitation ? Rien. Strictement rien.Je garde en mémoire, à 19 ans, un chef d’entreprise absolument parfait « publiquement » [
disons que j’étais en stage 15 j dans sa société. Ce n’était pas tout à fait ça, mais ce genre de rapports] : père de 6 ou 7 enfants, dont la femme occupait une position (bénévole) importante dans une association catho en faveur du tiers-monde, et lui-même se revendiquant de la morale chrétienne dans ses actions… qui m’avait enfermée dans une pièce, avait trempé son sexe en érection dans un gobelet d’eau, et m’avait ordonné d’un ton autoritaire : «
Bois ! ». J’étais jeune et je peux dire, très clairement, que je m’attendais à tout sauf à ça, et particulièrement de la part de l’homme chrétien et dévoué à la réputation si parfaite... Depuis, j’ai compris qu’il n’existe aucune typologie des fantasmes, on ne peut pas dire que les mecs mariés en ont moins que les autres, des plus « normaux » ou « atypiques » que les autres, on ne peut pas dire non plus que les mecs qui enchaînent les maîtresses en ont plus, ou des différents, etc…
J’ai appris que rien ne permet de savoir quels sont ceux des autres, et que nous mentons tous copieusement à ce sujet… et ça me semble bien et exaltant qu'il en soit ainsi, nos fantasmes sont notre ultime singularité...J’ai un ami proche qui m’a confié que son grand fantasme, c’est de s’imaginer mettre des claques aux filles en les baisant (pas des fessées, des vraies claques sur le visage). Et il m’a dit que, pourtant, jamais, jamais, jamais il ne lèverait la main sur aucune de ses amantes… Mais que quand il se branle, ou pendant qu’il les baise, quand il ferme un instant les paupières et s’imagine les baffer, il jouit instantanément… Il m’a dit aussi me le confier à moi parce qu’on est amis, mais que jamais, oh grand jamais, il ne ferait cette confidence à aucune de ses maîtresses, « parce qu’elles prendraient peur, elles ne comprendraient pas, elles penseraient que c’est une façon détournée de leur demander si je peux leur faire à elles, alors que pour moi c’est juste un fantasme, en vrai je ne pourrais jamais faire une chose comme ça… ».
Y-a-t-il dans de « bons » et de « mauvais » fantasmes dans tout cela ? Des « sains » et des « malsains » ? Peut-on condamner celles et ceux qui, comme la femme insultée chez
Chris et Manu, ont envie de se faire prendre sans séduction, de réduire le sexe à une stricte pénétration anonyme ? J’arrive à concevoir que certains n’attendent du sexe, parfois ou de façon plus durable, qu’un acte éphémère, qui fasse oublier la rigueur des engagements pris ailleurs (professionnels par exemple) ou des serments échangés avec d’autres (amoureux).J’arrive à concevoir qu’on ait envie de vivre le sexe dans sa dimension la plus animale. Et beaucoup autour de moi disent que « pour se lâcher », il faut en savoir le moins possible sur l’autre, faute de quoi, fatalement, on se censure. (c’est ainsi qu’il est toujours plus facile de confier ses secrets à un interlocuteur inconnu, compagnon d’une seule nuit ou inconnu d’internet, plutôt qu’à son propre amant… c’est ainsi que je suis CERTAINE que le chef d’entreprise dont j’ai parlé ne faisait pas boire de « gobelets d’eau trempée à sa bite » à son épouse… mais que devant une stagiaire anonyme, il a tenté le coup… bon, après une bonne minute durant laquelle je suis restée interloquée, j’ai finalement dit « non merci » et il s’est excusé… donc tout va bien). Tout cela pour dire : plus on est proche des gens, moins on connait leurs fantasmes réels… C’est ainsi que, au hasard de certains couples, quand l’épouse trouve les correspondances les plus secrètes de son mari sur le web, où il révèle ses penchants les plus hard, elle tombe littéralement des nues, s’écriant « mais comment ai-je pu vivre pendant 15 ans auprès d’un pervers pareil sans rien subodorer ? ». La scène est loin d’être rare… On a tous tendance, c’est un des biais terribles du couple (entité que je rejette, on l’aura compris), à se conformer à une sexualité « acceptable » sur la base de ce qu’on imagine être les limites de l’autre, et à ne jamais oser en sortir auprès de lui… Sexuellement, le couple est une machine à générer de la frustration…
« On n’est jamais nu devant l’autre. », « Même quand les gens prétendent tout se dire, ils se mentent. » dit encore Enthoven…Quant à l’obscène…
Se faire violer ou violer, payer ou être payée, traiter l’autre comme un objet ou être soi-même traité ainsi, brutaliser, fouetter, attacher, humilier, avilir, souiller… : ces fantasmes sont extraits des recoins les plus secrets de l’esprit d’adultes normaux, ordinaires, insoupçonnables… so what ? On ne choisit pas ses fantasmes, pourrait-on dire, et tant qu’on a le discernement suffisant pour savoir que tout ne peut ni ne doit être transposé dans la réalité… Tout le monde n’a pas le caractère (ou la folie ?) de la Colette-Laure vantée par Enthoven...
En fait, je ne fais pas de différence entre la femme qui va chez
Chris et Manu se faire traiter de « gros sac à foutre », et le chef d’entreprise qui bande comme un dingue à l’idée de faire boire à une fille un verre d’eau dans lequel sa bite à trempé. Ce sont juste deux personnes qui, à un instant de leur vie, ont éprouvé le désir de laisser échapper un peu de leurs fantasmes dans la réalité, sans que personne n’ait été contraint à quoi que ce soit.
On peut nier cette diversité des désirs, s’acharner à croire que l’érotisme n’est toujours que strictement « gentil », toujours lumineux et solaire (comme le font, je trouve, énormément de « chroniqueuses sexo » expertes autoproclamées du sujet, qui donnent des conseils toujours « gentillets » sur la psychologie des désirs, un peu façon bisounours du sexe (genre, tout se résout dans un couple par « de la COMMUNICATION », « de l’ECOUTE », de « l’ATTENTION à l’autre », « se tromper c’est vilain », « il faut tout se dire », « il faut faire des activités ensemble pour recréer le désir », « prendre du temps pour l’autre » et autre inepties qui nient le caractère complexe, obscur, insaisissable, ingouvernable, du désir et donc de la Vie qui nous traversent… Ces filles-là cherchent à nous persuader, business florissant oblige, qu’elles détiennent les clés de la tolérance, du désir et de la libération. Elles ne prospèrent que sur la peur d’aborder en profondeur le mystère de la vie...
Nous savons bien que tout esprit est composé d’une part de désirs lumineux, comme d’une part d’ombre, c’est-à-dire d’ambigüité entre jouissance et souffrance... Comme le bien est indissociable du mal, et comme d’ailleurs le pardon des offenses et le sens de la vengeance tirent beauté de leur coexistence, en chacun de nous… (je passe volontairement sous silence les thèses de certains philosophes selon lesquels les "perversions" de nos fantasmes ne sont qu'un reste de notre héritage judéo-chrétien, avec son nihilisme de la chair et son modèle de jouissance : le martyr du corps qui souffre - sur la croix - pour gagner son paradis...)
La difficulté, en fait, tient au fait que plus personne ne sait vraiment ce que signifie le mot « fantasme ». Je crois qu'on confond :
- le rêve éveillé, pleinement conscient, qui suscite de l’excitation (par exemple, je pense à mon homme parce que je sais que je vais le retrouver dans quelques heures et qu’on fera l’amour= les gens disent à tort « je fantasme sur lui ».)
- le « fantasme de comptoir », souvent fabriqué par les industriels du divertissement d’ailleurs : la petite fantaisie dont on se vante entre amis dans un bar ou dans une soirée, aveu bravache à peu de frais, ou dont les journaux féminins font des palmarès pas bien méchants (top 10 des fantasmes les plus fréquents : faire l’amour à l’hôtel, faire l’amour avec son boss, aller dans un club échangiste…). Là, on confond fantaisie et fantasme,
- les scénarios que nous convoquons, pour nous masturber lorsque rien ne vient distraire notre imagination, sans aucune interférence extérieure (en gros, ni film porno, ni livre érotique, ni rien…) Soi, seul, avec juste son cerveau et son imagination pour faire monter sa propre excitation jusqu’à la jouissance. Quels scénarios imaginons-nous dans ces instants-là ?
Les psychanalystes ne retiennent que le dernier cas, pour caractériser le « fantasme » :
ce qui déclenche notre jouissance, quand on est totalement seul pour se branler, détaché de toute interférence, nos pensées secrètes à l’abri de tout jugement. Ils parlent même le plus souvent de « fantasme masturbatoire central », décrit comme le fantasme érotique
auquel nous revenons toujours et qui, selon la vulgate freudienne, représente le pivot et la clé ultime de notre vie psychologique inconsciente.
Et là, les études, lorsqu’elles sont massives et parfaitement anonymes (sans même la présence d’un humain pour recueillir les réponses, qui induit forcément un biais : plutôt une étude informatique) révèlent que
seuls 13% des gens disent « fantasmer sur leur partenaire, souvent, parfois ou peu souvent » pendant la masturbation. Cela ne m’étonne aucunement…
(source : Brett Karh, Le livre des Fantasmes, paru chez Grasset, qui décortique la plus grande étude jamais réalisé, en Angleterre, sur un panel de dizaine de milliers d’individus interrogés anonymement). Nous sommes donc 87% (je m’inclus dedans) à nous inventer des scénarios « sans nos amoureux(ses) » pour nous branler…
Et c’est donc là, dans la masturbation, lorsque nous pouvons sans honte ni restriction projeter sur notre écran mental nos pensées et nos émotions les plus secrètes, que se révèlent nos véritables fantasmes causeurs de jouissances. Dans les lames de fond de l’inexprimé, notre part d’insondable, d’insaisissable. C’est ce monde obscur, cette zone de notre univers mental que nous cachons tous à nos compagnons, à nos amants, à nos amis, à nos confesseurs, y compris parfois, à nous-mêmes…
Nous mentons tous sur nos fantasmes, j’en suis convaincue… Car tous les psychanalystes de la terre le disent : on y trouve extrêmement fréquemment un imaginaire sadique ou masochiste ; de façon générale, associé à la douleur et/ou l’humiliation (subie ou infligée) et/ou des rapports de pouvoir ritualisés.
Ces fantasmes-là seraient d’ailleurs nettement plus fréquents que ceux qui fantasment une sexualité de groupe (du simple trio au scénario élaboré d’orgie romaine avec centaines de protagonistes dans le fantasme). Et très peu de gens les assument, surtout quand ils sont engagés dans un couple qui repose sur l’hypocrisie d’une fidélité de corps et d’esprit (
non seulement je ne baise qu’avec toi, mais en plus, je ne désire absolument que toi, même en pensées… mais non je ne m’imagine jamais en train de baiser la voisine, qu’est-ce que tu vas imaginer, il n’y a que toi dans mes fantasmes…). Bref, difficile d’avouer que son partenaire est parfaitement absent de ses fantasmes secrets – et d’après l’enquête précitée,
1/3 des individus convoquerait leur « fantasme masturbatoire central » pendant l’acte sexuel lui-même, pour déclencher la jouissance… (mais bien sur, on réalise cela de moins en moins, vu qu’il est de moins en moins fréquent de se faire jouir avec son seul cerveau, sans film porno, maintenant qu’on les visionne où que l’on se trouve, sur smartphone, ipad et compagnie…).En matière de fantasmes masochistes des femmes,
Histoire d’O en a appris beaucoup. Le contenu du livre, bien sur, mais surtout son contexte d’écriture. L’histoire est connue : la femme la plus sage, la plus grise, la plus « transparente » en apparence, se révèle inquiète à l’idée de perdre son amant, éditeur très réputé et – donc - très courtisé. Par envie de lui prouver qu’elle n’était pas forcément celle qu’il pouvait imaginer (enfin bref, pour le garder), elle décide de lui écrire des lettres d’amour d’un genre spécial : lui révélant ses fantasmes les plus secrets, c'est-à-dire le château sadien de son fantasme, ses rituels de chaînes, de fouets, de viols et de tortures.
« Je n’aurais jamais écrit s’il n’y avait pas eu ce besoin d’écrire une lettre. Finalement, Histoire d’O, c’est écrit pour séduire un homme, tout est là. C’est une lettre. Il était déjà mon amant, mais on a toujours peur que cela ne dure pas, et on cherche toujours un moyen pour continuer. C’est un peu Schéhérazade. Je n’étais pas jeune, je n’étais pas jolie. Il me fallait trouver d’autres armes. Les armes étaient aussi dans l’esprit.» (Pauline Réage, propos recueillis par Régine Deforges,
O m’a dit).
A propos de ses fantasmes pour le moins masochistes, Pauline Réage s’est justifié dans un court texte absolument sublime,
Une fille amoureuse :
« D’où me venaient ces rêveries répétées, juste avant le sommeil, toujours les mêmes, où l’amour le plus pur et le plus farouche autorisait toujours ou plutôt exigeait toujours le plus atroce abandon, où d’enfantines images de chaînes et de fouets ajoutaient à la contrainte les symboles de la contrainte, je n’en sais rien. Aussi les châteaux de Sade, découverts bien après qu’eurent été dans le silence édifiés les miens, ne m’ont-ils jamais surprise, non plus que ses Amis du Crime : j’avais déjà en moi ma société secrète, autrement inoffensive et mineure. Mais il m’a fait comprendre que nous sommes tous des geôliers, et tous en prison, en ce sens qu’il y a toujours en nous quelqu’un que nous-mêmes nous enchaînons, que nous enfermons, que nous faisons taire. Par un curieux choc en retour, il arrive que la prison ouvre à la liberté. Les murs de pierre d’une cellule, la solitude, mais aussi la nuit, la solitude encore, la tiédeur des draps, le silence, délivrent cet inconnu à qui nous refusons le jour. […] Sans doute n’acceptai-je ma vie avec tant de patience (ou de passivité, ou de faiblesse) que parce que je savais fidèlement retrouver à volonté cette autre vie obscure qui console de la vie, qui ne s’avoue pas, ne se partage pas – et voilà que grâce à lui que j’aimais je l’avouais, et désormais la partageais avec qui voudrait [via ce livre]. » (
Une fille amoureuse, Pauline Réage)
Quel courage il faut, quelle liberté d’esprit, pour oser briser cette sorte de « frontière des convenances » qui nous impose de toujours garder pour nous de telles pensées (je crois que c’est Pauline Réage, d’ailleurs, qui disait que la liberté de l’esprit est une « grandiose mais suicidaire » aventure). On ne connaît que trop les implacables mécanismes qui éloignent chaque personne de son identité, de son destin rêvé et de ses désirs secrets… Alors j’adore lire les fantasmes des gens (beaucoup les écrivent anonymement), j’y ressens ces trop rares audaces de la pensée qui font trembler tout l’être, ces gages de liberté absolue de l’esprit, ces richesses souterraines de certains, et toute cette voluptueuse violence d’aller au bout de soi lorsqu'ils sont confessés...
Je me rappelle aussi mon émotion, quand parfois avec quelque amant particulièrement complice nous avons partagé nos « vrais secrets ». Je n’échangerai aucun de ces instants d'absolue complicité contre la plus virtuose des analyses savantes sur le désir.
Après, évidemment, la question est de les transposer dans le réel ou non. Là encore,
Histoire d’O en dit beaucoup. L’amant éditeur très connu de Pauline Réage a adoré son texte, s’est battu pour qu’il soit édité (en le confiant à l’éditeur sulfureux Jean-Jacques Pauvert, le second grand amour de Régine Deforges), et l’a préfacé. Donc il n’a pas été « choqué » par l’expression des fantasmes de sa maîtresse, fasciné au contraire. Et pourtant : «
Jamais, sur [O], il n’a posé de question. Il savait qu’elle était une idée, une fumée, une douleur, la négation d’un destin. », mais aussi «
Il savait que je ne l’aurais pas voulu [vivre en vrai certaines scènes du livre]. Il a eu l'intelligence de ne jamais le proposer, ni même y faire allusion. »
Il est beau, aussi, il me semble, de souligner que si Pauline Réage tremblait de crainte à la réaction de son amant lorsqu'elle lui a fait lire les débuts de son
Histoire d'O, si elle tremblait, d'une autre façon, de le perdre, ces deux là n'ont jamais cessé d'être amants. Et sur le lit de mort de Paulhan, son amant, elle était encore près de lui....