Il est courant d’associer la barbe à la virilité. Pas si simple, répond le chercheur Youri Volokhine citant l’exemple des Egyptiens qui, dans l’antiquité, se nouent des postiches de barbe au menton. Des fausses barbes, mais pourquoi faire ? Et quel rapport avec la masturbation ?
A l’époque des pharaons,
les poils au menton c’est
sale. Le poil tout court d’ailleurs (1). Dans un ouvrage collectif intitulé
Barbes et barbus (récemment publié aux éditions Peter Lang), l’égyptologue Youri Volokhine -Université de Genève- confirme
le lien étroit qui unit «le velu, le barbu, le
crasseux, le sale» et… le bédouin ou le barbare. Sur les bords du Nil, à quelques exceptions près (2), la politesse veut qu’on ait le visage glabre. Des
trousses de rasage accompagnent d’ailleurs certains morts dans leur tombeau. «Howard
Carter, qui fit une telle trouvaille d’un nécessaire de toilette à Thèbes
ouest, confirma que le tranchant du rasoir était encore bien aiguisé».
Trois types de barbe : la «divine», la «royale»
et… la «barbichette»
Mais alors, comment comprendre «cette particularité
intrigante» que constituent les fausses barbes de l’Egypte antique ? Dès le
troisième millénaire avant Jésus-Christ, des fresques montrent les dieux avec
des appendices rigides au menton, attachés par une lanière. Les rois et les
élites en portent aussi à l’occasion d’événements importants. Il y trois sortes
de barbes postiches.
Celle des dieux ou des rois morts (nommée barbe «divine»)
est comme une cane au bout recourbé.
Celle des rois vivants (barbe «royale»)
est un trapézoïde
d’au moins 20 centimètres.
Celle des notables, plus modeste, est un petit bouc.
Les formes de ces barbes, fixées dès la IIIe dynastie, perdurent pendant toute
l’histoire pharaonique.
Barbe divine et ingestion de sperme
«Aucune de ces barbes ne nous a été conservée,
déplore Youri Volokhine. On a pensé, sans plus de preuves, que dans la
réalité elles devaient être confectionnée en cheveux humains. On peut imaginer
bien d’autres matières, pourquoi pas des crins de lions, de taureaux, etc.»
La question principale cependant n’est pas tant de savoir en quoi elles étaient
faites que pourquoi on les portait. A cette énigme un début de réponse est
apporté par le chercheur Rune Nyord : dans l’ouvrage Barbes et Barbus, il signe
un texte sur «La barbe divine» qui parle de spermatophagie. A l’origine de
l’univers (s’il faut en croire une des versions courantes du mythe
héliopolitain), le dieu Rê-Atum «se serait masturbé et aurait éjaculé dans
sa propre bouche avant de recracher les deux premiers dieux sexués de
l’univers.» Ces deux premiers dieux étaient Shu (le mâle) et Tefnut (la
femelle). Or il existe un texte ancien qui dit que Tefnut était une barbe (3).
Dieu Hâpy, le bien-nommé
Mais pourquoi la barbe postiche est-elle associée à
Tefnut, la femelle ? Pourquoi pas à Shu le mâle, puisque la barbe est l’apanage
des hommes ? C’est sur ce point que Youri Volokhine propose l’hypothèse la plus
séduisante. Prolongeant la réflexion entamée par Rune Nyord, il cite un des rares
textes parlant de barbe dans les textes anciens : c’est une parole attribuée au
dieu Hâpy, «qui est tout à la fois la personnification de la crue, […] le
fleuve Nil et l’eau elle-même». Le jour de sa naissance, Hâpi proclame : «j’ai
moulé mon cordon ombilical et j’ai fait ma barbe». Tel Athéna jaillissant
déjà adulte de la cuisse de son père, Hâpy apparaît au monde avec l’attribut
divin par essence qu’est la barbe postiche – dont il semble être l’inventeur –
et affirme qu’il a créé lui-même son cordon. Se pourrait-il que la barbe soit
une sorte de cordon ombilical symbolique ?
«Alors que les vulves n’existaient pas encore»
Engendré par lui-même, Hâpi semble si fier de son
visage orné d’une fausse barbe qu’il va jusqu’à clamer : «Je suis Celui au
visage éveillé, Celui à la face fixée, plus ancien que les ancêtres, je suis
venu à l’existence alors que les vagins n’avaient pas encore été créés, et que
les vulves n’existaient pas encore». Traduction : Hâpi n’a pas eu besoin de
mère. Il n’a pas passé 9 mois dans un utérus. Il n’est pas sorti d’une femme. Son cordon ombilical, il l’a tressé de ses propres mains,
tout comme cette barbe qui fait de lui un nouveau-né au visage d’être accompli. Se pourrait-il, demande Youri, que cette barbe postiche ait
été «fabriquée avec le cordon ombilical du dieu» ?
Cordon ombilical et barbe : même destin
Le lien qui unit la barbe au cordon peut sembler curieux.
Envisageant ces deux parties du corps «sous l’angle de leur destin»,
Youri Volokhine suggère qu’elles sont toutes deux promises au couteau. «Selon
une exigence de pureté, la barbe naturelle est fondamentalement ce que l’on
doit couper, que l’on doit donc retrancher du visage pour que celui-ci affiche
la dignité qui lui convient. On doit absolument s’en séparer, tout comme du
cordon ombilical. Tout se passe donc comme si le cordon ombilical et la barbe
se rejoignaient précisément sous cet aspect : ils sont des éléments
fondamentalement indésirables du corps et qu’il s’agit de couper.» Pourquoi
indésirables ? Citant la formule 335 des Textes des Sarcophages, le
chercheur mentionne que la section du cordon ombilical permet «d’écarter le
mal».
Le mythe de la «naissance» du monde
«Le cordon ombilical, qui ressemble à une sorte
de serpent fiché dans le ventre du nouveau-né, et qui peut même l’étrangler,
évoque le modèle cosmogonique de la naissance du monde, où le serpent Âapep (4)
menace la création.» Ce mythe –attesté dans la tradition funéraire
égyptienne– fait du cordon un serpent qui représente le mal : «Il nous permet, in fine, de mieux comprendre ce qui est en jeu dans ce discours donnant une
valeur mythique aux parties du corps divin. Selon la perspective propre au
cosmothéisme égyptien, la naissance du monde est bien analogue à celle d’un
enfant ; l’ennemi cosmique n’est autre que le cordon ombilical qui suscite
Âapep, l’éternel adversaire.» Il convient de le ligoter, afin de s’en rendre
maître.
Fausse barbe : un artifice pour vaincre le mal
La
barbe n’est donc pas forcément un signe de virilité. Nouée sous le menton, elle témoigne du pouvoir détenu par ceux (ou celles) qui maîtrisent
le mal. Ils accrochent le postiche à leur visage comme la preuve que l’impureté,
détachée de leur corps, est désormais sous contrôle.
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A LIRE : Barbe et barbus. Symboliques, rites et pratiques du port de la barbe dans le Proche-Orient ancien et moderne, dirigé par Youri Volokhine, éditions Peter Lang, 2019.
NOTE
(1) Hérodote s’étonne : «Comme ils sont
de beaucoup les plus religieux (théosébès) des hommes, ils observent certaines
coutumes que je vais dire (...). Les prêtres se rasent le corps entier tous les
deux jours pour éviter la vermine et toute souillure pendant qu’ils servent les
dieux.»
(2) Il est cependant arrivé qu’à diverses périodes de l’Ancien Empire et du Moyen Empire, par effet de mode, les fils de bonne famille et les hommes de l’élite se laissent pousser une moustache à la Clark Gable –parfois même un collier de barbe. Youri Volokhine illustre son article d’étonnantes photos de bustes peints non-rasés de la IVe dynastie (comme celui de Rahotep) et de masques barbus de momies de la XI dynastie.
(3) «Dans la pensée égyptienne, la
création du monde est un processus graduel de différenciation qui part d’une
unité primordiale vers la “myriade des choses”, explique Rune Nyord. La
création de Shu et Tefnut est une étape cruciale du processus puisqu’elle marque
le moment où l’un devient deux.» Mais, ainsi que le chercheur l’explique,
pour que l’Un devienne Deux, il faut que le principe du Un (Rê-Atum) contienne
déjà en germe toutes les dichotomies sous des formes latentes, c’est-à-dire que
son corps soit déjà traversé par des formes mâles et femelles. Lorsqu’il prend
son pénis (mâle) avec sa main (femelle), Rê-Atum est déjà deux. Lorsque Shu et
Tefnut quittent sa bouche, c’est comme si des parties de son corps
s’échappaient. Rune Nyord s’interroge : étant à la fois un élément corporel et un objet-accessoire, la barbe postiche n’est-elle pas le
symbole de ces parties de corps qui nous échappent ?
(4) Un texte d’Esna : «elle enleva le
cordon ombilical de son fils […] ; il se transforma en un serpent de
cent-vingt coudées qui fut nommé Âapep.».