C’est un titre qui sonne comme un film de la Nouvelle Vague : Judy, Lola, Sofia et moi. Mais le livre de Robin D’Angelo, journaliste d’investigation bien connu des lecteurs de StreetPress, n’a pas grand chose d’une romance. Un an et demi durant, l’auteur s’est immergé à corps perdu au sein de la sphère du X pro’amat’ français. Un monde fait de productions hardcore aux conditions de tournage parfois douteuses, transgressant volontiers la notion de consentement au grand dam d’actrices à la fois fières, fortes, lucides et affligées. De cette usine, ce circuit amateur, Robin D’Angelo tire un portrait édifiant, captant aussi bien ses rouages que ceux et celles qui l’alimentent, en vivent et en pâtissent, des patrons restés dans l’ombre aux « smicards du porno ». Conversation.
Ce qui est marquant dans ce livre c’est la domination par l’argent, omniprésente au sein du porno amateur français. D’un côté tu as les producteurs obnubilés par leurs intérêts financiers et de l’autres les actrices, prêtes à faire pas mal de concessions pour toucher leur maigre cachet. C’est possible de sortir de ce système « amateur » ?
Plutôt que de système je parlerais de « circuit » du porno français : les actrices commencent par les plus grosses productions puis, plus elles ont fait de scènes, plus elles s’aventurent vers le cheap. Thibault [directeur général de Jacquie et Michel, ndlr] te dira : « de toute façon, tant qu’on fera de l’amat’, il y aura des histoires d’abus, des filles qui regrettent« . Ils ont conscience que ce système instaure des soucis d’ordre éthique. Au final, même les nanas « bankable » ont du mal à passer le cap des productions plus « pros ». Celles qui se dirigent vers un truc plus industriel débarquent chez Legal Porno, avec des cachets de neuf cent, mille euros, mais du hardcore vraiment vénér’ (de la double ou triple pénétration). Là aussi il y a beaucoup de soucis éthiques. Aujourd’hui, il est difficile de différencier pro et amateur car « amateur » ne relève plus des conditions de tournage mais d’un style visuel.
Dans ce circuit donc, les acteurs ne sont pas forcément payés, ou alors une misère. Quelles sont alors leurs motivations pour continuer ?
Factuellement, un mec touche en moyenne entre cinquante et cent cinquante euros par scène. Il est souvent payé « a la mano« . Sur une scène de gang bang, les habitués du circuit prennent de l’argent mais ce n’est pas toujours le cas pour les autres. Plus globalement, la différence de cachets entre acteurs et actrices en dit long sur la façon dont sont perçues la sexualité masculine et la sexualité féminine. Pour l’acteur, au-delà de l’argent s’ajoute une autre gratification, qui est le plaisir sexuel. Beaucoup disent d’ailleurs : « je suis rentré dans le porno pour me vider les couilles« . A l’inverse, les nanas seront payées un peu plus (entre deux cent cinquante et trois cent euros la scène) mais, « en compensation« , vont devoir contrevenir à leur sexualité féminine. J’ai par exemple assisté à beaucoup de sodomies, qui est comme un passage obligé : souvent la fille, n’aime pas ça, et dit au producteur d’aller vite. Or, ça n’arrivera jamais à un mec de se retrouver dans une telle situation de douleur. Concernant les actrices, il y a cette idée d’argent « rapide » (et non pas « facile ») mais aussi cette soif de reconnaissance. Très peu de nanas font du porno pour le plaisir, mais beaucoup en font pour la reconnaissance sociale. Il n’y a de bonnes ou de mauvaises raisons pour faire du X.
En toile de fond, c’est l’empire Jacquie & Michel que se profile. Une société qui a beaucoup grossi, prend ses racines dans l’amateur et s’est développée en tant que marque en essayant de lisser son image (tout en continuant à diffuser une nouvelle vidéo « pro-am » par jour). Ils profitent du système tout en cherchant à s’en éloigner. Business et éthique, c’est inconciliable dans le X ?
La réalité du business porno, c’est un mec comme Mat [Mat Hdx, producteur-réalisateur, ndlr] qui doit en permanence « trouver de la nouvelle » pour alimenter le site, et c’est tout. Le souci éthique se définirait ainsi : en savoir plus sur les conditions de vie de ces nanas, si elles ne se forcent pas à faire du porno, s’il n’y a pas un mec derrière qui les frappent… Mais tout cela, le producteur s’en fout. Il doit shooter ses vingt ou trente scènes par mois. Ce principe d’accumulation n’est pas éthique. Peut-être que le jour où le porno sera totalement dédiabolisé, où ce ne sera plus la honte d’en faire, quand les meufs pourront enfin assumer et être bien dans leur peau, cette situation changera ? Or – comme a pu me le dire un producteur – le public, lui, veut voir des meufs « se faire souiller, se faire exploser ». Le porno est une manière de décharger une frustration, et cette brutalité une forme « d’authentique » qui évacue à ses yeux le fait de ne pas avoir directement accès à ces actrices.
Il faut se dire qu’un fantasme est un truc abstrait. Mais un porno, c’est un fantasme incarné. Il y a un argument qui me défrise, celui du « un porno c’est comme un film d’action« . D’accord, mais dans Piège de cristal, ce n’est pas le sang de Bruce Willis qui coule ! Rien à voir avec une actrice qui se retrouve dans un bukkake, à se prendre du vrai sperme sur la gueule. Je cite dès le début Virginie Despentes et son King Kong Theorie : « Le porno se fait avec de la chair humaine, de la chair d’actrice, et au final, il ne se pose qu’un seul problème moral : l’agressivité avec laquelle on traite les hardeuses« . Là est tout le souci : c’est incarné.
Ce n’est pas la première fois que tu abordes la pornographie comme sujet d’enquête, pourquoi ce monde t’intéresse-t-il autant ?
J’ai toujours été fasciné par les marges. Le porno est un outil génial, une loupe grossissante focalisée sur la nature humaine – les relations hommes – femmes, l’interaction sexuelle, les rapports de force. Consommateur de porno, je me suis toujours demandé qui étaient ces nanas et ce que ces fantasmes pouvaient raconter. Sur jeuxvideo.com des internautes font tout le temps des vannes sur Pascal OP [French-Bukkake] histoire de dédramatiser. En tant que journaliste je m’intéresse aussi à l’extrême droite, et c’est la même démarche qui m’anime derrière.
Cette passion des « marges » t’amène à traverser la frontière journalistique et ce livre s’inscrit dans la « creative nonfiction« , un des axes narratifs de publication des Editions La Goutte d’Or où on flirte entre le roman et le journalisme en immersion. Tu te retrouves par exemple à tenir la caméra sur un tournage où le consentement est mis à mal.
Durant la scène que tu évoques, je suis avec un producteur [Celian, ndlr] qui me dit « je ne dis pas à l’actrice ce qu’il va se passer, je veux capter l’effet de surprise« . Je comprends vite la situation dans laquelle je me suis fourré. Plus la scène avance, plus le mec est violent. Des petites gifles, des crachats, des gorges profondes vraiment hard. Puis il commence à lui claquer les seins super fort. L’actrice a aussitôt un mouvement de recul et lui dit en anglais « stop stop, you didn’t tell me that before« , et là le gars se retrouve tout penaud.
Tu sais que c’est cette réalité du porno là à laquelle tu veux accéder, celle que l’on ne te raconte jamais, que les producteurs souhaitent cacher, donc tu ne dis rien, tu restes dans ton rôle de cadreur, tu observes…mais tu sais aussi que si ça part en couilles tu te sentiras obligé d’intervenir. Tout en te disant que l’actrice est une routière du porno, qu’elle en fait depuis cinq ans et qu’elle ne se laisse pas faire, tu te dis forcément : comment tout cela va-t-il se finir ? Va t-elle partir ? Dénoncer cet abus sur les réseaux sociaux ? Non, elle lui dit simplement : « brutal sex is more money« . Au fond, c’est une travailleuse, qui est simplement là pour gagner ses sous. Son sexe est son capital. Les prostituées elles aussi ne prennent pas du plaisir avec leurs clients et acceptent des choses qu’elles n’aiment pas.
Cela te fais comprendre pourquoi #MeToo ne parvient pas à pénétrer l’industrie porno française. D’ailleurs lors d’une scène, Celian a cette phrase : « je vais la lui faire façon Weinstein !« . Il te fera ensuite comprendre qu’il est dans son personnage, qu’il n’est pas comme ça dans la vie et que les mecs bandent à l’idée de voir un gros porc malmener des meufs. Mais au final, c’est comme si une actrice porno ne pouvait pas critiquer les contraintes qu’on lui impose car ces dernières font partie intégrante de son métier.
Tu as donc travaillé sur l’extrême droite, une sensibilité politique particulièrement présente au sein du porno français. Pourquoi selon toi ?
John B. Root me raconte effectivement qu’il a commencé dans le X à l’époque d’Hara Kiri et de la libération sexuelle, et qu’aujourd’hui le milieu du porno français ce sont « des mecs qui votent FN et n’aiment pas les pédés« . Je pense que la pornographie est le miroir de la société. C’est un milieu essentiellement conservateur, au sein duquel seul le corps féminin est réellement érotisé – contrairement aux acteurs, d’où l’on ne voit essentiellement que les parties génitales. La meuf est là pour faire plaisir au mec, et pas l’inverse.
Bonne humeur sur un tournage avec Oliver Sweet pour Xcomplice
Mais l’on peut relativiser cette vision en prenant l’exemple du producteur Oliver Sweet [A lire à ce propos « Plongée dans le porno : « N’oublie pas de dire ‘salope à Blacks’, ça fait bad boy » – Nouvel Obs, ndlr]. C’est un antifa, il est tatoué de la tête aux pieds en logos militants et a le symbole anarcho-communiste sur le crâne. Or, il travaille avec Pascal OP, le mec le plus politiquement opposé qui soit. A un moment, il tourne une scène d’interracial où l’acteur noir doit crier « salope à blacks ! » à sa partenaire mais n’y arrive pas. Il est bloqué. Oliver s’énerve et lui dit « mon petit père, t’es black, des rôles de racaille va falloir t’habituer à en avoir, donc tu vas dire : salope à black !« . Face à ces contradictions, Sweet m’explique qu’il est comme « un antifa à l’usine« . Pour lui, ce ne sont pas ses convictions qui s’expriment, c’est juste un business.
Si Jacquie et Michel restent dans l’ombre, dans une interview que t’a accordé le directeur général de la société, ce dernier évoque la peur de « se prendre une balle dans la tête par un mec pro-Islam« . Tu crois qu’ils sont menacés ?
Non, c’est surtout qu’ils fuient les médias. La condition sine qua non pour que Jacquie & Michel m’accorde une interview était de ne pas révéler leur nom de famille. C’est embêtant de dire cela quand tu es une marque publique ! Les médias ont tous viré le nom de famille de Michel et Thibault, qui n’est jamais présenté comme le fils de Michel, mais comme « responsable de la com« . Ils fuient totalement la lumière. Ont-ils d’autres business à côté ? L’associé de Michel, Abel, a effectivement des business à côté. Paradoxalement, ils ne montrent pas leur tête mais eux exposent de façon industrielle des nanas qui feront trois pornos dans leur vie. Beaucoup demandent à retirer les vidéos, ils s’en foutent malgré les conséquences importantes, mais eux n’assument pas de tenir ce business. Tu évoques Jacquie et Michel mais au fond, Dorcel est sur un modèle qui n’est pas si différent.
Le réalisateur Mat Hdx pour le label « Cocoricu » (distribué sur Dorcelvision, AdultEmpire…)
C’est-à-dire ?
Chez Dorcel ils doivent tourner douze films par an en produit interne, et pour le reste, diffusent les mêmes mecs qui fournissent Jacquie et Michel. Il y a une petite dizaine de labels [Cocoricu, Tellement bonnes, Cap ou pas Cap…] avec derrière Mat, Rick Angel, Rick Vegas & Sancho… Des réalisateurs comme HPG suivent d’ailleurs le même modèle. Aujourd’hui il achète aux mêmes mecs qui font du Jacquie et Michel, parce qu’il a un canal de vente auprès des acteurs traditionnels et fait l’intermédiaire en prenant sa commission. Les mêmes questions éthiques se posent forcément. Mais quand tu parles des conditions de tournage à Gregory Dorcel, il se compare à un géant de l’immobilier : « Si Bouygues fait appel à un prestataire qui fait mal les choses, est-ce que c’est la faute de Bouygues ou du prestataire ?« .
Tu anticipes des menaces possibles après ce bouquin ?
Non pas vraiment. Ces gens cherchent la discrétion. Après, tu ne peux pas essayer de comprendre ce milieu sans chercher les choses positives qui s’y trouvent. Cela apporte un petit quelque chose à ces nanas, qui recherchent une forme de reconnaissance. Je me suis retrouvé avec Mia Fox [nom d’actrice modifié] et les mecs étaient comme des gosses, lui faisaient tous des cadeaux. Même des nanas comme Sofia [nom d’actrice modifié], qui souffrent d’une certaine solitude sentimentale, ont leurs fans purs et durs. Sofia me dit : « le porno c’est comme le film Into The Wild ! » car au-delà du sordide (banalisé), elle y voit une aventure.
Tu crois à ce porno indépendant, amateur, qui s’inscrirait hors des circuits classiques de production ?
Le souci est toujours le même : les gens ont-ils réellement envie de regarder autre chose que du Jacquie & Michel ou du Legal Porno ? Le porno indépendant est intéressant puisqu’il désire subvertir la norme, montrer qu’une autre sexualité est possible, inscrire les sexes sur un rapport égalitaire. Mais trouver des actrices et rentabiliser ce porno là me semble difficile. Quand on produit du porno il reste ce souci du flux : il faut alimenter, tout le temps.
Image en une : « Lubov » sur Jacquie et michel TV