Dans l’histoire de l’art, il y a des femmes qui posent. Sont-elles comparables aux bananes ou aux pommes des natures mortes ? Que dire de celles qui, comme Gala, Lydia ou Teha’amana, ont inspiré les plus grands artistes ?
Dans un ouvrage intitulé Amours fous, Passions fatales
l’universitaire et écrivain Alain Vircondelet, –spécialiste de Marguerite Duras
(dont il fut l’ami) et auteur de très nombreuses biographies (Blaise
Pascal, Arthur Rimbaud, etc)– retrace l’histoire de trente artistes dont il dévoile la vie
intime. Son livre est richement illustré de tableaux –des portraits de femme,
souvent– dont on apprend les noms et les histoires, souvent tumultueuses,
parfois sulfureuses : la relation de peintre à modèle est loin d’être
innocente. Lorsque Matisse fait poser une sylphide –Lydia Delectorskaya–,
l’épouse du peintre n’y voit d’abord que du feu. Mais Matisse insiste trop sur
le nom chantant de cette muse «délectable» dont il fera durant 22 ans la
source renouvelée de son inspiration. Quittant son épouse qui ne supporte plus
cette cohabitation, Matisse préfère rejoindre celle qui, dit-il, le «guérit»
par sa seule présence. La veille de sa mort, encore une fois, Matisse
représente, d’une main «déroutante de
fluidité», les traits de Lydia. Sans elle, Matisse n’aurait
probablement pas achevé autant d’oeuvres.
L’humanité en enfance : Gauguin et Tehura
Gauguin, non plus. C’est en Polynésie qu’il produit
ses tableaux les plus édéniques. «Une mère de famille,
croisée un jour dans un village, lui amène sa fille comme une offrande. Tehura
n’a que treize ans mais elle a déjà la morphologie d’une fille de dix-huit.
Gauguin, qui à cette époque a plus de quarante ans, n’est pas gêné par la
grande différence d’âge. Près de trente ans. Tehura, appelée aussi Teha’amana,
est déjà pubère et accepte des rapports physiques avec Gauguin. Pour lui,
Tehura est la représentation même de l’Ève primitive»… Celle qu’il compare
à un animal, en usant des discutables métaphores de l’époque, et qu’il «prétend
aimer dans l’innocence des premiers jours du monde», ainsi que le souligne
ironiquement Vircondelet, n’aura cependant guère que le statut d’un exotique
bibelot. Gauguin lui consacre plusieurs dizaines de toiles avant de la quitter
(en même temps qu’il quitte les Îles Cook). Il trouvera une autre Vahiné, plus
tard, dans les îles Marquise. Ces filles-là sont interchangeables, puisqu’elles
se donnent pour rien. Leur visage est d’ailleurs anonyme, autant que leurs
corps nubiles. Dans un entretien publié par L’Écho de Paris, paru le 13 mai
1895 : à la question d’un journaliste «Pourquoi êtes-vous allé à Tahiti ?»,
Gauguin répond avoir «été séduit par cette terre vierge et par sa race
primitive et simple. […] Pour faire neuf, il faut remonter aux sources, à
l’humanité en enfance». Sic.
Les modèles prostituées
Toutes les modèles ne sont pas si faciles. Celle de Giacometti, par
exemple : elle se prostitue sous le nom de Caroline, se fait offrir une
décapotable rouge et disparaît parfois sans prévenir. Il l’a rencontrée dans un
bar interlope. Elle fréquente des voyous, affirme avoir participé à des
braquages et pose pour lui, pendant des années, jusqu’à la mort de Giacometti.
Il y a aussi, dans le genre «gouaille», Kiki de Montparnasse : elle tombe amoureuse
de Man Ray qui la fait poser en femme-violon et la filme semi-nue dans L’Etoile
de mer. Kiki devient la coqueluche des surréalistes. Son maître-mot est
«rigoler», autrement boire et danser jusqu’à l’aube. Kiki se grise de son
succès, mais l’égérie surréaliste des années 20 ne passe pas le cap de la
quarantaine : drogue, surpoids et déchéance. Man Ray s’est fatigué d’elle dès
1929 et quand elle meurt, seul Foujita vient assister aux obsèques.
Vircondelet
parle aussi de Gala, longuement, dont le destin commence dans un sanatorium, le
même exactement que celui fréquenté par Thomas Mann en 1911 et dont il
s’inspirera pour son roman La Montagne magique. C’est le sanatorium
suisse de Berghof, à Davos. En 1913, Elena Ivanovna Diakonova
alias Gala y –alors en séjour pour une pneumonie– y rencontre le jeune Paul
Eduard (17 ans), dont elle décèle les talents poétiques à venir. Elle le
subjugue. Mais Gala cherche mieux. Un jour d’été 1929, sur la plage de
Cadaquès, en Espagne, Gala devenue l’épouse d’Eluard (et la maîtresse de Max
Ernst) rencontre Dali.
Aux antipodes : Dali et Gala
Elle a 35 ans, il en a 25. «Mon
petit, lui dit-elle entre les rochers, nous n’allons plus nous quitter.»
Elle divorce du poète pour devenir l’unique modèle féminin du peintre catalan
qu’elle contribue à rendre célèbre : sous sa férule, Dali se met à produire des
tableaux, de plus en plus de tableaux, de sculptures, de bijoux, de films, au
fil d’une furieuse inspiration dont Gala fournit la matière en lui ouvrant son
corps et en révélant à Dali un monde érotique inouï : «Gala le galvanise,
l’exalte, le métamorphose. La démesure de leur passion, si l’on en croit les
aveux mêmes des amants, est immense et hors du commun. […] Assez rapidement
Dalí va accéder à la fortune et à la gloire. Ses excentricités et le couple
qu’ils forment y seront pour beaucoup — ils en joueront tous deux. […] Gala
exploite son talent, le force à peindre et devient pour cela sa muse attitrée.
Il la représente comme une déesse, une idole antique, une reine de Saba, une
Vierge, et lui prête même le visage du Christ dans une Cène extraordinaire.»
Peu importe que Gala s’entiche de jeunes bellâtres dont elle fait ses
domestiques. «Dalí sait tout cela mais s’en moque. Il peint, il aime Gala
d’un amour illisible et illimité à la fois. Une cour de plus en plus présente
envahit Port Lligat. Il a ses éphèbes, ses vestales, son pourvoyeur de femmes.
Gala assiste aux orgies mimées et kitsch où s’accouplent virtuellement de
jeunes hommes et de ravissants et longilignes mannequins : elle livre dans
l’arène Amanda Lear, alors peu connue, pour l’amuser en 1965. Mais Dalí s’en
éprend et Amanda s’installe. Gala n’y voit guère d’inconvénient. Leur histoire
est ailleurs.» Lorsque Gala meurt, Dali s’enfonce dans la sénilité, ne lui
survit que 7 ans : il a perdu sa moitié d’âme.
Hodler, peintre nécrophile ?
Amours fous, Passions fatales énumère bien
d’autres histoires d’amour et d’art. Le livre commence
avec le couple Puvis de Chavannes & Marie Cantacuzène. Il finit avec Marina Abramovic & Ulay (la seule femme dont le nom est placé en
premier dans sa liste). Aucune logique ne préside à ce choix d’histoires qui
peuvent se lire dans le désordre. Vircondelet s’y livre juste au plaisir de
découvrir l’histoire cachée de certains tableaux, qui sont souvent «certains
visages» : celui d’une femme aimée ou désirée, généralement. Reste à savoir
comment elle fut aimée, et pourquoi. Parmi les visages, certains jettent sur
l’artiste un regard chargé de reproche. Une prière muette. Tel celui de Valentine Godé-Darel (1873-1915). Vircondelet dit de ce visage qu’il «conduisit
Ferdinand Hodler (1853-1918) aux limites de son art et de sa morale de peintre.»
L’histoire est la suivante : en 1908, Hodler (55 ans) rencontre une jeune et
belle française, chanteuse d’opérette et peintre sur porcelaine. Il la fait
poser puis en fait sa maîtresse. Peu avant de donner naissance à leur fille
Paulette en 1913, Valentine est diagnostiquée avec un cancer des ovaires.
Hodler accuse le coup. A 5 ans, son père menuisier est mort de tuberculose
ainsi que deux frères. Sa mère se remarie à un peintre-décorateur alcoolique :
à 12 ans, Hodler reprend l’atelier de son beau-père et fait vivre la famille.
Au cours des 18 années suivantes, la tuberculose emporte les uns après les
autres sa mère ainsi que tous ses frères et sœurs. Il est le seul survivant et
devient phobique de la mort. Lorsque Valentine s’alite à son tour, Hodler
entame un projet inédit : croquer, lors de chacune de ses visites, les progrès
de la maladie.
Face à l’amour mort
Aucun artiste n’avait jusqu’ici procédé au
méthodique recensement d’une agonie. Elle s’étale sur plus d’un an. De cette «suite
d’instantanés ponctuant jour après jour l’agonie de sa maîtresse»,
Vircondelet hésite à donner une interprétation : «Les historiens de l’art se
sont beaucoup interrogés sur cette aventure mortifère. […] Le procédé peut
paraître saugrenu et déplacé, mais Hodler y voit une tentative désespérée de
retenir le temps, et surtout de faire œuvre de compassion. Beaucoup de ses
contemporains fustigent ce projet, ils dénoncent son voyeurisme et son
opportunisme, mais c’est sans compter l’instinct sauvage de l’artiste.»
Quand Valentine rend l’âme, le 24 janvier 1915, Hodler fait un tableau du
cadavre devenu rigide. Durant les 3 années qui suivent, c’est-à-dire jusqu’à sa
propre mort (enfin apprivoisée ?), Hodler «peindra des paysages doués de la
même horizontalité que celle de son cadavre, des vues du lac Léman surtout,
vues purifiées de tout détail subalterne, mais livrées dans une abstraction
naissante, à une dilution des choses, comme si la fin tragique de Valentine lui
avait donné accès, depuis la fenêtre de la pièce où elle rendait l’âme, à la
vision d’un monde plus vaste qu’il n’avait cessé de pressentir et de vouloir en
vain atteindre et reproduire.» La chambre de Valentine faisait
face au paysage sublime du lac Léman, dont Hodler a réalisé comme les «épures
d’un monde délivré enfin de ses scories et de ses angoisses. Comme si l’être
aimé lui avait donné la clé pour ouvrir l’espace et pénétrer dans l’infini.»
La femme comme moyen d’accéder à une réalité supérieure ?
Le lyrisme de Vircondelet est ici très révélateur. Bien qu’il ne problématise jamais clairement ce rapport de force qui assigne à la femme le statut de modèle et à l’homme celui d’artiste, tout son livre le souligne : en Occident, la femme n’est qu’une voie de passage, un guide. Son rôle : permettre à l’homme de se dépasser ou
d’atteindre des niveaux supérieurs. Voilà pourquoi il lui faut se
donner à voir, entièrement, et livrer son corps par amour afin qu’il devienne le creuset d’une métamorphose spirituelle de l’homme… Annie Le Brun en parle avec beaucoup de justesse (dans sa postface au Surmâle) : il existe, dit-elle, une tradition érotique occidentale liant amour et connaissance. Or cette «connaissance ne s’acquiert qu’à travers un regard masculin qui réaffirme l’hétérogénéité du masculin et du féminin pour entretenir, perfectionner et affiner – au lieu de l’interroger – un système de représentation toujours identique à lui-même dans lequel la femme est un moyen d’accéder à une réalité supérieure». Annie Le Brun ajoute avec amusement qu’elle ne nie pas les différences homme-femme bien sûr mais qu’un système de pensée à sens unique, sclérosé, qui fige les hommes dans la posture du regardeur et la femme dans celle de regardée, ne saurait permettre à quiconque d’atteindre vraiment la connaissance.
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A LIRE : Amours fous, Passions fatales,
d’Alain Vircondelet, Beaux
arts éditions, sept. 2017.
Annie Le Brun : «Comme c’est petit un éléphant», postface du livre Le Surmâle d’Alfred Jarry, Ramsay-Pauvert.