Cet article Rencontre autour de Johnny, est-ce que tu m’aimerais si j’avais une plus grosse bite ? provient de Manifesto XXI.
C’est l’histoire de deux copains pédés séparés par l’océan Atlantique, que rien ne prédisposait à se rencontrer. La traduction française de
Johnny, est-ce que tu m’aimerais si j’avais une grosse bite, parue le 3 mai dernier aux éditions Rotolux Press, est le fruit d’une amitié punk et douce.
Manifesto XXI a rencontré son auteur et son traducteur lors de l’escale marseillaise de leur tournée dans l’Hexagone.
Oakland, Californie, années 2000. Des soubresauts secouent encore la Bay Area, région de San Francisco, haut lieu des mouvements de libération homosexuelle dans les années 1960-1980. L’un d’eux porte le nom de Brontez Purnell, guitariste dans plusieurs groupes de punk ; écrivain noir et férocement de la jaquette.
Paris, France, 2020. Le premier confinement lié au COVID-19 déroute Alexandre Gaulmin, professionnel de l’industrie musicale passionné de traduction, lui aussi gay, mais blanc. C’est en tombant sur un fanzine qu’il découvre l’auteur originaire de l’Alabama. Quelques DM sur Instagram plus tard et en dépit du contraste des deux trajectoires, les voilà unies par un lien indéfectible.
Dans la même veine qu’Anthologie Douteuses, la défricheuse Rotolux Press édite le fruit de leur rencontre. Dégoulinant de sécrétions diverses, Johnny, est-ce que tu m’aimerais si j’avais une plus grosse bite ? se taille une place de choix dans un catalogue déjà riche de fléchettes arôme musc-et-transpi. Les chapitres, courts et visuels, font la part belle au passé zineur de Brontez Purnell qui s’est d’abord illustré dans la création et la vente de feuillets insolents. Le sud raciste et homophobe des États-Unis, théâtre d’une jeunesse aventureuse quoique frustrée, lasse bien vite celui qui voit dans le Golden State un éden à croquer. Voici donc la période de transition que l’auteur décrit dans ces mémoires à haut potentiel insurrectionnel. D’idylles foireuses en tournées farceuses et farcies d’imprévus, de colocs aux scorpions perdus en irritants acolytes de cercles de parole, le texte enchaîne situations cruelles et blagues tonitruantes, fidèlement rendues en français par le travail de son traducteur. Pour rendre justice à cet événement éditorial, le mieux était encore de donner la parole à ses deux plumes.
Manifesto XXI : Pour commencer, comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux ?
Brontez Purnell : Je crois me souvenir qu’Alexandre avait écrit quelque chose autour de Fag School sous un post Instagram ?
Alexandre Gaulmin : On avait des potes en commun dans la région de la baie de San Francisco, notamment au sein d’Unity Skateboarding, l’un des premiers crews de skate queer : un vrai espace de liberté. J’étais allé rencontrer ce collectif lors de leur passage à la Paris Ass Book Fair, où je leur avais acheté Fag School, un zine de Brontez, que j’ai lu plusieurs mois après. Et puis j’ai acheté Johnny pour en découvrir davantage. Ça m’a beaucoup plu et j’ai décidé de dessiner mon petit personnage Lil Fag en train de lire le bouquin. J’ai posté le dessin sur Insta en taguant Brontez, et il a répondu en me demandant si je pouvais traduire les paroles d’une chanson qu’il voulait enregistrer en français. De fil en aiguille, il a fini par me proposer de m’attaquer au livre tant que j’y étais. Je connaissais déjà son travail de musicien, parce que mon copain avait un t-shirt de lui, mais j’ignorais tout de ses textes. Quand il m’a demandé si je voulais traduire Johnny, je me suis dit : « J’adore San Francisco, j’adore ce mec, et j’ai pris du plaisir à lire ce livre, donc pourquoi pas ! »
Crédits : Simon Courchel
Comment décririez-vous le livre ?
BP : C’est un mélange de styles assez différents. J’ai commencé à l’écrire en 2007. Pour moi, c’est une photographie assez représentative de la vie des gays dans la région de la baie de San Francisco, juste avant l’arrivée de la PrEP. Les codes moraux n’étaient pas exactement les mêmes à cette période. Je travaillais en tant que serveur dans le Castro et aussi dans un sauna et je rédigeais le livre au fur et à mesure de mes expériences. Je n’arrive pas à croire que j’ai réussi à me ressaisir au point de parvenir au bout du bouquin, vu comment c’était le chaos dans ma vie à cette période. Je suis content de l’avoir fait. Parfois, je le relis et je me dis : « Quelle énergie j’avais ! »
Michelle Tea, my literal mother, animait le collectif littéraire féministe Sister Spit à ce moment-là. Elle avait écrit Valencia, un autre texte phare de La Baie des années 2000. Et un jour, elle et mon ami Alvin Orloff m’ont dit un truc très cool : « Si tu veux coucher tes mémoires sur le papier, fais-le maintenant, parce que dans vingt ans, tu auras oublié beaucoup de choses. » J’ai relevé le défi et j’ai commencé à m’atteler à la tâche. J’ai pu achever ce travail autour de 2012 lors d’une résidence d’écriture de Sister Spit au Mexique. Ensuite, le livre a été édité par Rudos and Rubes, une maison d’édition underground à San Francisco, spécialisée dans la publication de littérature de délinquants des années 40 et 50, qui a estimé que j’étais un bon équivalent contemporain. Mais je trouve ça amusant que des gens lisent ce livre maintenant, parce qu’à l’époque, personne n’en voulait, c’était un sacré bordel, bien trop chaotique.
En fin de compte, Johnny est une fenêtre pour observer ce que c’est d’avoir 20 ans et de paniquer au quotidien, en constatant le côté sacrément absurde de l’existence.
Brontez Purnell
Tu vois Nevada, d’Imogen Binnie ? En gros, Nevada et Johnny ont été écrits la même année, dans les mêmes cercles, et aucun des deux n’aurait été publié à ce moment-là. Pourtant, Nevada vient d’être réédité par mon éditeur Jackson Howard et Johnny a été récupéré par Feminist Press. Deux instantanés de ce qui ressemblait bien à un dernier tour de piste à San Francisco.
AG : De mon côté, en tant que traducteur, le livre représente quelque chose qui me manquait quand j’étais gamin. Des vies gays contemporaines, racontées d’une manière très frontale et brute, mais aussi tordante. Il y a une attitude très punk dans Johnny, malgré la gravité des sujets abordés : le sexe pédé, l’addiction, le sida… autant de thématiques qui me faisaient peur quand j’étais plus jeune. J’avais l’impression d’avoir du mal à trouver en librairie des références gays en français, qui soient aussi punk et qui me fassent rire de ma condition. Un peu je-m’en-foutiste !
BP : Alors pour être tout à fait clair : à ce moment-là, moi j’étais terrifié, j’étais pas si désinvolte que ça. Au contraire, je traversais des émotions assez variées. Cet aspect transparaît peu dans le texte, parce qu’un écrit donne toujours une illusion de linéarité. Du coup, on me dit souvent que « j’utilise l’humour pour affronter telle ou telle réalité ». En fait, je n’utilisais rien du tout… Dans ce genre de moment, toutes les pensées se bousculent dans ta tête : tu fais une blague, t’es mort de trouille, tu t’ennuies à crever… C’est en arrangeant toutes ces émotions que l’alchimie prend. En fin de compte, Johnny est une fenêtre pour observer ce que c’est d’avoir 20 ans et de paniquer au quotidien, en constatant le côté sacrément absurde de l’existence.
Crédits : Simon Courchel
Oui, et d’ailleurs, une des phrases qui m’a le plus marquéǝ en découvrant Johnny se trouve dans un chapitre où la voix narrative prend soudain du recul par rapport à l’action, en remarquant que la plaisanterie est quelque chose d’assez sérieux.
BP : « Le point d’équilibre a toujours été pour moi de montrer que malgré les blagues, je ne rigole pas du tout. »
Exactement, et pour moi, cette phrase exprime bien ta démarche d’écriture.
AG : Je me sens assez proche de ce genre d’humour, que j’utilise beaucoup aussi, même si on est très différents avec Brontez. Faire des blagues pour parler de sujets très sérieux. C’est ce qui nous lie, en tant qu’auteur et que traducteur, mais aussi en tant qu’amis. C’est d’ailleurs ce qui a permis à cette traduction d’advenir. J’ai toujours éprouvé des difficultés à trouver ma place, à trouver des amis gays à Paris, en France. Entre pédés, la séduction et la sexualité viennent s’immiscer dans les rapports, ce qui peut empêcher des amitiés profondes et solides de naître. Et je crois que j’ai trouvé cette famille choisie avec Brontez.
J’avais envie que vous me parliez un peu de votre rapport à la musique. Brontez, tu es guitariste dans des groupes de punks comme Gravy Train!!! Et The Younger Lovers. Comment la musique interagit-elle avec ton écriture ?
BP : D’abord, mon arrière-grand-père était un musicien de blues. Quand j’ai emménagé à Oakland, j’y ai rejoint mon grand-oncle, qui s’y était installé dans les années 60. Il avait lancé un club de blues dans cette ville. Lorsqu’il venait nous voir en Alabama, sur ses 13 neveux et nièces, j’étais le seul qui jouait de la guitare comme son père. On avait donc une relation privilégiée. Sa petite amie était une hippie blanche un peu zinzin, qui l’accompagnait lors de ces visites. C’était mon premier aperçu de ce genre de bohème West Coast. Je trouvais ça super bizarre, mais au fond de moi je me doutais que ma vie finirait par leur ressembler.
Pour revenir à mon arrière-grand-père : c’était un peu une star du blues. Il gagnait beaucoup d’argent avec sa musique, ce qui le dispensait d’aller ramasser du coton dans les champs. Il est tombé amoureux d’une gouvernante qui travaillait dans sa maison : mon arrière-grand-mère. Donc mon ancêtre était une groupie, une fan de blues ! [rires] Alors, voilà, je crois que mon rapport à la musique vient de cette lignée radicale en la matière. Ça m’a clairement influencé, à plus d’un titre.
Et puis il y a eu la Californie : c’était le grand exode, mes potes déménageaient toustes là-bas. Je crois que cet esprit de libération, d’expérimentation, de DIY dont l’histoire de la Californie est riche a fini par me happer. Un jour, quand j’avais 19 ans, des amiǝs m’ont demandé si je voulais les rejoindre en Californie du Sud : j’ai pris trois jours pour faire mes bagages et je me suis lancé. Donc voilà, l’héritage familial, le désir de liberté et de réinvention, et puis l’idée qu’il n’y avait pas de limites, que tout était possible. Tu veux écrire un bouquin, jouer dans un groupe ? Fais-le ! Personne n’en aura peut-être rien à foutre, mais c’est à portée de main ! C’est marrant de voir les choses prendre de l’ampleur. C’est juste une histoire de connexions, de rencontres.
AG : Un jour, tu as envoyé une lettre à Kathleen Hanna, la chanteuse du groupe Le Tigre et de Bikini Kill, non ?
BP : Oui, quand j’avais 16 ou 17 ans, un prof avait sorti que les personnes LGBT+ étaient le résultat d’une erreur génétique. J’avais écrit à Kathleen Hanna, qui m’avait répondu en m’envoyant le premier CD du Tigre, avant même qu’il soit sorti ! J’ai fini par partir en tournée avec elle les années suivantes ! Je lui racontais ma vie, mon quotidien. Quand je vivais en Alabama, je faisais partie de ce groupe de riot grrrl uniquement composé de personnes noires, c’était magique. Je lui racontais ce genre de truc et je lui disais que j’avais envie de m’échapper.
Et elle t’a réconforté ?
BP : Oui, totalement ! Elle m’a répondu de garder la tête haute, de ne pas lâcher. Un jour, je l’ai croisée en tournée, vers 18 ans. Je suis allé lui parler et elle se souvenait de ma lettre ! Il n’y avait pas beaucoup d’auteurs-compositeurs ouvertement gays à l’époque aux États-Unis. J’ai rencontré Seth Bogart, de Hunx and His Punx parce qu’il vivait en Arizona et moi en Alabama, et qu’on vendait des zines tous les deux. Je lui ai aussi écrit une lettre : c’est la première personne à qui j’ai fait mon coming out. Quand j’ai emménagé à Oakland, j’ai rejoint deux de ses groupes, dont Gravy Train!!! Un tout petit monde.
AG : J’en apprends des choses ! En tout cas, moi, c’est comme ça que j’ai connu Brontez. Le punk et le rock venaient épancher ma soif de trucs qui cognent, qui donnent envie de renverser la table. C’est en voulant comprendre les paroles de chansons d’Ace of Base ou des Cranberries que j’en suis venu à la traduction d’ailleurs : j’étudiais assidûment les paroles des morceaux à la fin du magazine Star Club. On était sur des routes parallèles avec Brontez, c’est marrant qu’elles aient fini par se croiser.
En parlant de traduction, quels ont été les principaux défis à relever pour toi ?
AG : Il y en avait deux principaux. D’abord, j’ai travaillé sans méthode, sans avoir étudié la traduction. Donc ma seule solution était de rester fidèle à Brontez. Et j’ai relevé ce défi en apprenant à le connaître. Je suis allé lui rendre visite deux fois à Oakland, où je suis resté plus d’un mois, et il m’a rendu la pareille en venant à Paris. J’ai pu le voir évoluer dans son quotidien, l’entendre se parler à lui-même, ce qu’il fait beaucoup quand on est ensemble !
BP : J’ai fait des études de théâtre, moi, monsieur ! [rires]
AG : Et dans ces moments où il parle tout seul, il fait des phrases qui ressemblent à celles de Johnny. Donc en plus du premier défi lié à mon manque d’expérience de la traduction, je me suis confronté à un deuxième challenge : rendre l’oralité et l’humour de l’original en français et conserver le plus possible un ton irrévérencieux.
Brontez, est-ce que tout est vraiment arrivé tel que ton personnage raconte les choses dans le livre ?
BP : On me pose souvent la question ! Tout mémoire est une fiction de toute manière. Lorsqu’on se souvient de quelque chose, c’est en fait une photographie de la dernière fois qu’on s’en est souvenu. Je dirais que c’est un mélange de fiction et d’expériences vécues, par moi et par mes amiǝs. C’est bien sûr une vision de ma vie, mais aussi un témoignage plus large des pratiques et des activités d’une génération de pédales à cette période.
Johnny est-ce que tu m’aimerais si j’avais une plus grosse bite ? de Brontez Purnell, traduit par Alexandre Gaulmin, Rotolux Press, 160 pages, 20 euros.
Relecture : Benjamin Delaveau
Cet article Rencontre autour de Johnny, est-ce que tu m’aimerais si j’avais une plus grosse bite ? provient de Manifesto XXI.