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La Journée internationale de lutte contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie (17 mai) devrait être l’occasion d’attirer l’attention sur la situation des jeunes LGBTQI en France et en Europe.
En 1974, deux amis – Gigax et Arneson – inventent «Donjons et Dragons», le premier jeu de rôles, peuplé d’elfes sexy et de noirs magiciens… Aux Etats-Unis, le jeu provoque une levée de boucliers dans les milieux chrétiens qui l’accusent d’encourager le viol, la perversion sexuelle et le culte de Satan. Entre autres.
Le 15 août 1979, un jeune prodige de l’informatique, fan d’heroic fantasy et joueur de D&D – Dallas Egbert, 16 ans – disparaît pendant un mois. L’enquêteur chargé de le retrouver attribue sa disparition au fait que Dallas Egbert se soit pris au jeu qui consiste à explorer les souterrains de Blackmoor (1). Il suggère que l’adolescent s’est perdu dans le dédale des tunnels situés sous le campus, dédale qu’il utilise souvent comme décor pour chasser les dragons… L’enquêteur n’écarte cependant pas l’hypothèse d’un suicide, ni celle d’un viol suivi de meurtre. Tout le monde sait en effet que Dallas Egbert, qui vient de découvrir son homosexualité, traverse une période difficile. Par ailleurs, ses parents le harcèlent pour qu’il soit le meilleur en classe. L’adolescent se drogue (il est si fort en chimie qu’il crée ses propres molécules de synthèse). Pendant un mois, en l’absence de toute certitude, la presse s’empare des hypothèses les plus romanesques pour expliquer cette disparition. Le milieu des rôlistes, étiqueté par les médias comme une sorte de secte, est désigné coupable. «Dallas Egbert s’est pris pour un chevalier». «Dallas Egbert est mort d’avoir trop cru aux démons»… En réalité, Dallas a raté une tentative de suicide puis s’est réfugié chez une connaissance, bien décidé à punir ses parents en se faisant passer pour mort. Lorsqu’il refait surface, un mois plus tard, la crise semble passée. Il retourne à ses études puis… se tire une balle dans la tête à l’âge de 17 ans. Aux yeux du grand public, l’affaire est étroitement associée à la «menace» des jeux de rôles (2).
Faire interdire Donjons et DragonsUne nouvelle tragédie renforce cette rumeur : en juin 1982, un jeune garçon – Irving Pulling, souffrant de dépressions chroniques – se suicide avec le révolver chargé que sa mère garde à la maison. Une fois de plus, les jeux de rôle sont stigmatisés. Mais l’affaire s’envenime. La mère, Patricia Pulling, se met en tête de faire interdire les D&D, coupables dit-elle, de promouvoir «la sorcellerie, le viol, le blasphème, la perversion sexuelle, l’homosexualité, la prostitution, le cannibalisme, le sadisme, la profanation, la nécromancie, la divination, la sorcellerie et l’invocation des démons»… entre autres (3). Elle accuse un des joueurs d’avoir «jeté un sort» sur son fils pendant une de leurs parties. Elle crée le groupe Bothered About Dungeons and Dragons (BADD : «Inquiet au sujet des Donjons et Dragons») et fanatise des milliers de personnes issues des mouvements fondamentalistes chrétiens et de la droite puritaine. Leur combat anti-jeu-de-rôle, – qui génère une véritable panique morale aux Etats-Unis –, prend les allures d’une guerre des religions. Et c’est bien de cela qu’il est question à mots couverts : les jeux de rôle s’inspirent trop d’univers païens. On soupçonne les «maîtres du jeu» de vouloir convertir les jeunes à des croyances barbares impliquant rituels satanistes et messes noires. Pulling publie d’ailleurs un livre intitulé «La Toile du diable» (The Devil’s Web) qui vise l’aspect occulte des jeux.
Tertullien (193 de l’ère chrétienne) contre les jeuxNe vous y trompez pas, dit-elle. Ce sont bien plus que des jeux. Ce sont des outils de propagande au service d’une religion barbare, outils d’autant plus dangereux qu’ils séduisent des millions de jeunes en quête de divertissement. Sans le savoir (?), Patricia Pulling reprend les arguments que les Pères de l’église n’ont jamais cessé d’utiliser pour condamner les jeux. Il faut relire le livre de la chercheuse Roberte Hamayon («Jouer. Une approche anthropologique»), pour mesurer l’étonnante similitude des propos tenus par tous ces contempteurs. Cela commence dès le deuxième siècle de notre ère. Tertullien, Berbère de Carthage converti au christianisme en 193, ouvre le feu. Il publie un ouvrage intitulé «Le Traité sur les spectacles». C’est «la première des entreprises moralisatrices des Pères de l’Eglise à viser le thème du jeu.» Tertullien s’attaque d’abord à un jeu de sinistre mémoire, et pour cause : les jeux du cirque.
«Les anciens s’imaginaient que ces spectacles étaient un devoir rendu aux morts […] Autrefois en effet, dans la persuasion que le sang humain apaisait les âmes des morts, on égorgeait sur leurs tombeaux des captifs, ou des esclaves de mauvais aloi achetés dans ce but. On trouva convenable, dans la suite, de couvrir des voiles du plaisir cette exécrable impiété. […] C’est ainsi que l’on consolait la mort par l’homicide. Telle fut l’origine du devoir.».
Ainsi que Tertullien le révèle, les jeux du cirque n’ont donc rien à voir avec un spectacle gratuit. Il s’agit d’une cérémonie d’origine funéraire. Roberte Hamayon le souligne avec insistance : ces jeux qui relèvent d’un devoir rituel consistent à apaiser l’âme des morts par un don à la fois de sang et de joie. Assister aux jeux, dit-elle, c’est partager collectivement à l’offrande, à l’effervescence, à la libation sauvage. C’est convier les forces invisibles à partager ce bonheur, suscité, invoqué «en vue de renouveler les énergies vitales». La fête sanglante du cirque, bien sûr, ne survit pas au nouvel ordre moral. Les autorités chrétiennes n’admettent plus désormais que la célébration d’un seul sacrifice, celui de Jésus-Christ (4). Progressivement, «les manifestations dédiées aux dieux païens» sont donc interdites, ce qui implique l’abolition de «toutes les formes de jeu, corps à corps ou divertissements». Spectacles, luttes, danses, festins, sauts… Tout ce qui, dans les religions romaines, participe du «devoir» de réjouissance collectif fait l’objet d’attaques répétées.
L’empereur Théodose abolit tous les jeuxEn 393, l’empereur Théodose émet un décret abolissant les jeux (y compris les jeux olympiques). Ce décret abouti à la fermeture progressive des stades puis, en 399, à la fermeture des écoles de gladiateurs. Comme par hasard, c’est sous le règne de Théodose que le christianisme devient la religion dominante : désormais toute manifestation officielle dédiée aux «idoles» est proscrite, les temples sont fermés et les statues de divinités païennes retirées ou détruites. Les représentations théâtrales tombent aussi sous le coup de cette répression. Les drames et les comédies doivent être abolis car – ainsi que l’explique Tertullien – Dieu défend toute espèce de simulacre : «l’auteur de la vérité n’aime pas ce qui est faux». Plus loin, comparant le théâtre au culte de Venus, il dit : «la pantomime emprunte tout à la femme», par allusion au fait que la femme soit naturellement une menteuse, voire une simulatrice. Les jeux trompent les humains en contrefaisant l’œuvre divine. Ce sont des simulacres qui détournent l’homme de la vérité. Pire : ils procurent du plaisir.
«Mais là où il y a plaisir, il y a passion ; autrement le plaisir serait insipide. Là où il y a passion, arrive aussi la jalousie ; autrement la passion serait insipide. Or la jalousie traîne avec elle la fureur, la vengeance, la colère, la douleur et tout le cortège des passions incompatibles avec la règle.»
Faut-il s’en étonner ? Les manifestations populaires au cours desquelles on danse ou saute paraissent aussi terriblement suspectes aux yeux des Pères de l’Eglise. Elles ressemblent trop à des transes. Basile de Césarée (329-379), s’emporte : «Vous remuez les pieds, vous sautez comme des insensés, vous vous permettez des danses peu honnêtes, lorsque vous devriez fléchir les genoux pour adorer le Seigneur.» Jean Chrysostome (349-379) condamne à sa suite «les postures des mimes et des danseuses» disloquant leur «corps par mille contorsions», dont on devine bien – à le lire – qu’il réprouve la nature profondément religieuse. Ce qu’il décrit, ce sont les danses de possession, au cours desquelles l’humain imitant des animaux ou des créatures imaginaires se laisse envahir par les forces qui le dépassent. Scandale. Scandale également que ces rires et ces émotions suscitées par le jeu. «Le monde, dit-il, n’est pas un théâtre fait pour rire. […] Ce n’est pas Dieu qui nous donne l’occasion de jouer, mais le diable». Au XIIIe siècle, pour éviter les courses folles et les mouvements débridés, l’évêque Guillaume Durand «encouragera les processions, genre liturgique où l’on marche juste un pied devant l’autre, sagement».
Pour l’église les jeux c’est pour les enfantsIl s’agit de domestiquer les humains. L’entreprise de dressage mental passe par celui des corps, désormais contraints aux postures «honnêtes» de la solennité. Pendant douze siècles, les contempteurs du jeu ne cessent de vouloir interdire, – quoique en vain –, tout ce qui rappelle la foi ancienne. Au sein même de l’Eglise, d’innombrables prêtres, moines et nonnes ne cessent d’enfreindre les interdits : des Mystères sont représentés devant les cathédrales, des carnavals grotesques concurrencent les processions, des mystiques font danser leurs émules sur le battement hypnotique d’un tambourin… L’Eglise a les pires peines du monde à lutter contre le jeu et n’y parvient que lorsque le protestantisme se développe au XVIe siècle. A la faveur de ce schisme, brusquement, les masques et les tréteaux disparaissent des parvis. Les chants lubriques et à boire des goliards sont proscrits. Fini de rire. Fini de jouer. Seuls les enfants ont encore le droit de jouer, et encore. Jouer devient la marque d’une nature frivole, immature, vicieuse. Un adulte ne saurait sans déchoir jouer comme une petite fille à faire «comme si» il était quelqu’un d’autre. On le soupçonne d’être pervers, morbide ou déviant.
Dans son livre, l’anthropologue Roberte Hamayon pousse plus loin encore son analyse. Afin de priver le jeu de son contenu liturgique et de sa puissance opérative, dit-elle, l’Eglise non seulement infantilise les jeux mais les dissocie et en professionnalise certains aspects. La danse et le théâtre, par exemple, sont relégués du côté des «arts». De créateurs, les musiciens virent exécutants. Ils «jouent» d’un instrument, sans plus. De même, les activités corporelles dérivées de la lutte – transformées en «sport» – deviennent de simples techniques. Les guerriers laissent place aux soldats, chargés d’exécuter les ordres, si possible sans réfléchir. L’invention des catégories «arts» et «sports» participe de cette castration organisée du monde occidental. Ce qui, autrefois, était une forme d’échange avec les puissances invisibles ou avec les âmes des morts, se voit relégué au rang de loisir, de métier ou de «hobby». Que reste-t-il ? Des devoirs de réjouissance païens, nous n’avons gardé que les multiples formes de jeux voués à n’être que des occupations infantiles, non-productives, gratuites et méprisées (5). Certainement, il est possible de faire le lien avec cette vision tronquée, réductrice, stupidement «hédoniste» que notre société donne de la sexualité. La sexualité elle aussi, qui permettait – comme le jeu – d’entrer en contact avec des forces surnaturelles, a été domestiquée, désacralisée, vidée de son sens et ravalée au rang d’amusement hygiénique. Pourquoi ? De quoi veut-on nous protéger ? Faut-il avoir peur des jeux ?
La suite au prochain numéro : un article sur «la religion du Jedi».
A LIRE : Jouer. Une approche anthropologique, de Roberte Hamayon, La Découverte. 2012.
NOTES
(1) Le scénario de D&D (acronyme de Donjons et Dragons) repose sur l’exploration d’un labyrinthe situé dans le royaume imaginaire de Blackmoor. Il s’agit de lancer des sorts, affronter des monstres et trouver des trésors à l’aide de dés à huit, dix ou 20 faces. («Avec deux dés classiques, à six faces, les probabilités d’obtenir un 2 et un 12 sont plus rares (une chance sur douze) que celles d’avoir un 6, 7 ou 8. Un dé à vingt faces rééquilibre la situation, chaque nombre ayant la même probabilité de sortir (5%). Source : Slate)
(2) Un film, »Maze and monsters«, avec Tom Hanks, réalisé par Steven Hilliard Stern (d’après le roman de Rona Jaffe), met en scène un roliste qui finit par confondre le jeu avec la réalité. Le scénario insiste sur le danger de ces jeux de rôles capables de faire basculer des garçons sains d’esprit dans la folie suicidaire. On ne joue pas impunément à être un chasseur de dragon !
(3) «A fantasy role-playing game which uses demonology, witchcraft, voodoo, murder, rape, blasphemy, suicide, assassination, insanity, sex perversion, homosexuality, prostitution, satanic type rituals, gambling, barbarism, cannibalism, sadism, desecration, demon summoning, necromantics, divination and other teachings.» (Source : extrait d’un texte rédigé par Patricia Pulling, cité dans un article publié sur le site de la BBC)
(4) Tertullien le souligne lui-même : «Vous faut-il du sang ? Celui de Jésus-Christ coule sous vos yeux.» (Le Traité des spectacles, XXXIX)
(5) Même Roger Caillois (dans Les jeux et les hommes, aux éditions Gallimard, 1958) reprend à son compte cette définition du jeu comme occupation «improductive». C’est dire si l’Eglise a fait du bon travail. Nous restons persuadés que le jeu n’a rien d’utile et qu’il ne peut pas modifier nos existences, ni influencer le réel.
En 1974, deux amis – Gigax et Arneson – inventent «Donjons et Dragons», le premier jeu de rôles, peuplé d’elfes sexy et de noirs magiciens… Aux Etats-Unis, le jeu provoque une levée de boucliers dans les milieux chrétiens qui l’accusent d’encourager le viol, la perversion sexuelle et le culte de Satan. Entre autres.
Le 15 août 1979, un jeune prodige de l’informatique, fan d’heroic fantasy et joueur de D&D – Dallas Egbert, 16 ans – disparaît pendant un mois. L’enquêteur chargé de le retrouver attribue sa disparition au fait que Dallas Egbert se soit pris au jeu qui consiste à explorer les souterrains de Blackmoor (1). Il suggère que l’adolescent s’est perdu dans le dédale des tunnels situés sous le campus, dédale qu’il utilise souvent comme décor pour chasser les dragons… L’enquêteur n’écarte cependant pas l’hypothèse d’un suicide, ni celle d’un viol suivi de meurtre. Tout le monde sait en effet que Dallas Egbert, qui vient de découvrir son homosexualité, traverse une période difficile. Par ailleurs, ses parents le harcèlent pour qu’il soit le meilleur en classe. L’adolescent se drogue (il est si fort en chimie qu’il crée ses propres molécules de synthèse). Pendant un mois, en l’absence de toute certitude, la presse s’empare des hypothèses les plus romanesques pour expliquer cette disparition. Le milieu des rôlistes, étiqueté par les médias comme une sorte de secte, est désigné coupable. «Dallas Egbert s’est pris pour un chevalier». «Dallas Egbert est mort d’avoir trop cru aux démons»… En réalité, Dallas a raté une tentative de suicide puis s’est réfugié chez une connaissance, bien décidé à punir ses parents en se faisant passer pour mort. Lorsqu’il refait surface, un mois plus tard, la crise semble passée. Il retourne à ses études puis… se tire une balle dans la tête à l’âge de 17 ans. Aux yeux du grand public, l’affaire est étroitement associée à la «menace» des jeux de rôles (2).
Faire interdire Donjons et DragonsUne nouvelle tragédie renforce cette rumeur : en juin 1982, un jeune garçon – Irving Pulling, souffrant de dépressions chroniques – se suicide avec le révolver chargé que sa mère garde à la maison. Une fois de plus, les jeux de rôle sont stigmatisés. Mais l’affaire s’envenime. La mère, Patricia Pulling, se met en tête de faire interdire les D&D, coupables dit-elle, de promouvoir «la sorcellerie, le viol, le blasphème, la perversion sexuelle, l’homosexualité, la prostitution, le cannibalisme, le sadisme, la profanation, la nécromancie, la divination, la sorcellerie et l’invocation des démons»… entre autres (3). Elle accuse un des joueurs d’avoir «jeté un sort» sur son fils pendant une de leurs parties. Elle crée le groupe Bothered About Dungeons and Dragons (BADD : «Inquiet au sujet des Donjons et Dragons») et fanatise des milliers de personnes issues des mouvements fondamentalistes chrétiens et de la droite puritaine. Leur combat anti-jeu-de-rôle, – qui génère une véritable panique morale aux Etats-Unis –, prend les allures d’une guerre des religions. Et c’est bien de cela qu’il est question à mots couverts : les jeux de rôle s’inspirent trop d’univers païens. On soupçonne les «maîtres du jeu» de vouloir convertir les jeunes à des croyances barbares impliquant rituels satanistes et messes noires. Pulling publie d’ailleurs un livre intitulé «La Toile du diable» (The Devil’s Web) qui vise l’aspect occulte des jeux.
Tertullien (193 de l’ère chrétienne) contre les jeuxNe vous y trompez pas, dit-elle. Ce sont bien plus que des jeux. Ce sont des outils de propagande au service d’une religion barbare, outils d’autant plus dangereux qu’ils séduisent des millions de jeunes en quête de divertissement. Sans le savoir (?), Patricia Pulling reprend les arguments que les Pères de l’église n’ont jamais cessé d’utiliser pour condamner les jeux. Il faut relire le livre de la chercheuse Roberte Hamayon («Jouer. Une approche anthropologique»), pour mesurer l’étonnante similitude des propos tenus par tous ces contempteurs. Cela commence dès le deuxième siècle de notre ère. Tertullien, Berbère de Carthage converti au christianisme en 193, ouvre le feu. Il publie un ouvrage intitulé «Le Traité sur les spectacles». C’est «la première des entreprises moralisatrices des Pères de l’Eglise à viser le thème du jeu.» Tertullien s’attaque d’abord à un jeu de sinistre mémoire, et pour cause : les jeux du cirque.
«Les anciens s’imaginaient que ces spectacles étaient un devoir rendu aux morts […] Autrefois en effet, dans la persuasion que le sang humain apaisait les âmes des morts, on égorgeait sur leurs tombeaux des captifs, ou des esclaves de mauvais aloi achetés dans ce but. On trouva convenable, dans la suite, de couvrir des voiles du plaisir cette exécrable impiété. […] C’est ainsi que l’on consolait la mort par l’homicide. Telle fut l’origine du devoir.».
Ainsi que Tertullien le révèle, les jeux du cirque n’ont donc rien à voir avec un spectacle gratuit. Il s’agit d’une cérémonie d’origine funéraire. Roberte Hamayon le souligne avec insistance : ces jeux qui relèvent d’un devoir rituel consistent à apaiser l’âme des morts par un don à la fois de sang et de joie. Assister aux jeux, dit-elle, c’est partager collectivement à l’offrande, à l’effervescence, à la libation sauvage. C’est convier les forces invisibles à partager ce bonheur, suscité, invoqué «en vue de renouveler les énergies vitales». La fête sanglante du cirque, bien sûr, ne survit pas au nouvel ordre moral. Les autorités chrétiennes n’admettent plus désormais que la célébration d’un seul sacrifice, celui de Jésus-Christ (4). Progressivement, «les manifestations dédiées aux dieux païens» sont donc interdites, ce qui implique l’abolition de «toutes les formes de jeu, corps à corps ou divertissements». Spectacles, luttes, danses, festins, sauts… Tout ce qui, dans les religions romaines, participe du «devoir» de réjouissance collectif fait l’objet d’attaques répétées.
L’empereur Théodose abolit tous les jeuxEn 393, l’empereur Théodose émet un décret abolissant les jeux (y compris les jeux olympiques). Ce décret abouti à la fermeture progressive des stades puis, en 399, à la fermeture des écoles de gladiateurs. Comme par hasard, c’est sous le règne de Théodose que le christianisme devient la religion dominante : désormais toute manifestation officielle dédiée aux «idoles» est proscrite, les temples sont fermés et les statues de divinités païennes retirées ou détruites. Les représentations théâtrales tombent aussi sous le coup de cette répression. Les drames et les comédies doivent être abolis car – ainsi que l’explique Tertullien – Dieu défend toute espèce de simulacre : «l’auteur de la vérité n’aime pas ce qui est faux». Plus loin, comparant le théâtre au culte de Venus, il dit : «la pantomime emprunte tout à la femme», par allusion au fait que la femme soit naturellement une menteuse, voire une simulatrice. Les jeux trompent les humains en contrefaisant l’œuvre divine. Ce sont des simulacres qui détournent l’homme de la vérité. Pire : ils procurent du plaisir.
«Mais là où il y a plaisir, il y a passion ; autrement le plaisir serait insipide. Là où il y a passion, arrive aussi la jalousie ; autrement la passion serait insipide. Or la jalousie traîne avec elle la fureur, la vengeance, la colère, la douleur et tout le cortège des passions incompatibles avec la règle.»
Faut-il s’en étonner ? Les manifestations populaires au cours desquelles on danse ou saute paraissent aussi terriblement suspectes aux yeux des Pères de l’Eglise. Elles ressemblent trop à des transes. Basile de Césarée (329-379), s’emporte : «Vous remuez les pieds, vous sautez comme des insensés, vous vous permettez des danses peu honnêtes, lorsque vous devriez fléchir les genoux pour adorer le Seigneur.» Jean Chrysostome (349-379) condamne à sa suite «les postures des mimes et des danseuses» disloquant leur «corps par mille contorsions», dont on devine bien – à le lire – qu’il réprouve la nature profondément religieuse. Ce qu’il décrit, ce sont les danses de possession, au cours desquelles l’humain imitant des animaux ou des créatures imaginaires se laisse envahir par les forces qui le dépassent. Scandale. Scandale également que ces rires et ces émotions suscitées par le jeu. «Le monde, dit-il, n’est pas un théâtre fait pour rire. […] Ce n’est pas Dieu qui nous donne l’occasion de jouer, mais le diable». Au XIIIe siècle, pour éviter les courses folles et les mouvements débridés, l’évêque Guillaume Durand «encouragera les processions, genre liturgique où l’on marche juste un pied devant l’autre, sagement».
Pour l’église les jeux c’est pour les enfantsIl s’agit de domestiquer les humains. L’entreprise de dressage mental passe par celui des corps, désormais contraints aux postures «honnêtes» de la solennité. Pendant douze siècles, les contempteurs du jeu ne cessent de vouloir interdire, – quoique en vain –, tout ce qui rappelle la foi ancienne. Au sein même de l’Eglise, d’innombrables prêtres, moines et nonnes ne cessent d’enfreindre les interdits : des Mystères sont représentés devant les cathédrales, des carnavals grotesques concurrencent les processions, des mystiques font danser leurs émules sur le battement hypnotique d’un tambourin… L’Eglise a les pires peines du monde à lutter contre le jeu et n’y parvient que lorsque le protestantisme se développe au XVIe siècle. A la faveur de ce schisme, brusquement, les masques et les tréteaux disparaissent des parvis. Les chants lubriques et à boire des goliards sont proscrits. Fini de rire. Fini de jouer. Seuls les enfants ont encore le droit de jouer, et encore. Jouer devient la marque d’une nature frivole, immature, vicieuse. Un adulte ne saurait sans déchoir jouer comme une petite fille à faire «comme si» il était quelqu’un d’autre. On le soupçonne d’être pervers, morbide ou déviant.
Dans son livre, l’anthropologue Roberte Hamayon pousse plus loin encore son analyse. Afin de priver le jeu de son contenu liturgique et de sa puissance opérative, dit-elle, l’Eglise non seulement infantilise les jeux mais les dissocie et en professionnalise certains aspects. La danse et le théâtre, par exemple, sont relégués du côté des «arts». De créateurs, les musiciens virent exécutants. Ils «jouent» d’un instrument, sans plus. De même, les activités corporelles dérivées de la lutte – transformées en «sport» – deviennent de simples techniques. Les guerriers laissent place aux soldats, chargés d’exécuter les ordres, si possible sans réfléchir. L’invention des catégories «arts» et «sports» participe de cette castration organisée du monde occidental. Ce qui, autrefois, était une forme d’échange avec les puissances invisibles ou avec les âmes des morts, se voit relégué au rang de loisir, de métier ou de «hobby». Que reste-t-il ? Des devoirs de réjouissance païens, nous n’avons gardé que les multiples formes de jeux voués à n’être que des occupations infantiles, non-productives, gratuites et méprisées (5). Certainement, il est possible de faire le lien avec cette vision tronquée, réductrice, stupidement «hédoniste» que notre société donne de la sexualité. La sexualité elle aussi, qui permettait – comme le jeu – d’entrer en contact avec des forces surnaturelles, a été domestiquée, désacralisée, vidée de son sens et ravalée au rang d’amusement hygiénique. Pourquoi ? De quoi veut-on nous protéger ? Faut-il avoir peur des jeux ?
La suite au prochain numéro : un article sur «la religion du Jedi».
A LIRE : Jouer. Une approche anthropologique, de Roberte Hamayon, La Découverte. 2012.
NOTES
(1) Le scénario de D&D (acronyme de Donjons et Dragons) repose sur l’exploration d’un labyrinthe situé dans le royaume imaginaire de Blackmoor. Il s’agit de lancer des sorts, affronter des monstres et trouver des trésors à l’aide de dés à huit, dix ou 20 faces. («Avec deux dés classiques, à six faces, les probabilités d’obtenir un 2 et un 12 sont plus rares (une chance sur douze) que celles d’avoir un 6, 7 ou 8. Un dé à vingt faces rééquilibre la situation, chaque nombre ayant la même probabilité de sortir (5%). Source : Slate)
(2) Un film, »Maze and monsters«, avec Tom Hanks, réalisé par Steven Hilliard Stern (d’après le roman de Rona Jaffe), met en scène un roliste qui finit par confondre le jeu avec la réalité. Le scénario insiste sur le danger de ces jeux de rôles capables de faire basculer des garçons sains d’esprit dans la folie suicidaire. On ne joue pas impunément à être un chasseur de dragon !
(3) «A fantasy role-playing game which uses demonology, witchcraft, voodoo, murder, rape, blasphemy, suicide, assassination, insanity, sex perversion, homosexuality, prostitution, satanic type rituals, gambling, barbarism, cannibalism, sadism, desecration, demon summoning, necromantics, divination and other teachings.» (Source : extrait d’un texte rédigé par Patricia Pulling, cité dans un article publié sur le site de la BBC)
(4) Tertullien le souligne lui-même : «Vous faut-il du sang ? Celui de Jésus-Christ coule sous vos yeux.» (Le Traité des spectacles, XXXIX)
(5) Même Roger Caillois (dans Les jeux et les hommes, aux éditions Gallimard, 1958) reprend à son compte cette définition du jeu comme occupation «improductive». C’est dire si l’Eglise a fait du bon travail. Nous restons persuadés que le jeu n’a rien d’utile et qu’il ne peut pas modifier nos existences, ni influencer le réel.
Si Gus Van Sant a énormément déçu avec son laborieux «Sea of Trees», d’un sentimentalisme larmoyant, son compatriote Todd Haynes, l’autre Américain en lice pour la Palme d’Or, nous emporte avec l’un des meilleurs films vus jusqu’ici en compétition. Sinon le plus beau. Adapté de «The Price of Salt», roman que Patricia Highsmith publia en 1952 sous le pseudonyme de Claire Morgan, Todd Haynes raconte dans «Carol» l’histoire d’un coup de foudre interdit dans l’Amérique puritaine des fifties.
Ouverture sur une scène montrant deux femmes discutant autour d’un verre dans un bar chic de la Big Apple. Puis un homme vient interrompre leur conversation intime… Petit retour en arrière et on se retrouve à la veille des fêtes sur la Cinquième Avenue. Cherchant un cadeau pour sa fille, Carol (Cate Blanchett) une riche bourgeoise new-yorkaise mariée en manteau de fourrure, rencontre Thérèse (Rooney Mara) une jeune et charmante vendeuse qui emballe les paquets au comptoir d’un magasin de jouets.
Des regards, et quelques mots suffisent
En pleine crise d’identité, timide et solitaire bien qu’elle ait un petit ami prêt à bâtir un avenir avec elle, Thérèse est subjuguée par la beauté, la liberté, la classe folle de cette femme plus âgée. Des regards, quelques mots et c’est l’étincelle. Une paire de gants oubliée leur servira de prétexte pour se revoir chez Carol, qui a toujours assumé ses relations lesbiennes, ce qui était alors loin d’être facile. Refusant le carcan familial, elle est sur le point de se séparer de son mari Harge, un banquier d’affaires dont elle a eu une petite fille.
Harge tente de la retenir mais se rend compte qu’il ne peut pas lutter contre l’attirance puissante que les deux éprouvent l’une pour l’autre. Pour punir celle qui détruit son univers, il utilisera ses préférences sexuelles pour obtenir seul la garde de l’enfant. Les menaces de Harge effraient Carol qui adore sa fille. Mais se retrouvant seule le soir de Noël et en attendant la bataille judiciaire qui se prépare, Carol propose tout de même à Thérèse une virée en voiture vers l’Ouest. Elles tombent follement amoureuses.
Mise en scène brillante et comédiennes formidables
Avec la complicité de son chef opérateur Ed Lachman, à ses côtés pour «Loin du paradis» (2002), qui évoquait déjà l’homosexualté et le racisme dans l’ambiance oppressante des années 50, Todd Haynes signe là un bijou de mélo à la Douglas Sirk. Bousculant les normes d’une société corsetée, jouant avec les différences sociales et sexuelles, il propose une mise en scène brillante pour un film à l’esthétique raffinée et à la reconstitution de l’époque soignée jusque dans les moindres détails.
Il est en plus servi par une magnifique Cate Blanchett dans la lignée des sublimes Lana Turner, Joan Crawford, Barbara Stanwyck ou Rita Hayworth. Face à elle Rooney Mara achève de nous séduire avec son allure et son look délicats rappelant irrésistiblement la fragilité d’une Audrey Hepburn.
Sortie prévue en Suisse romande: 2 décembre 2015
Pavel devait prendre un avion et quitter le pays le lendemain matin ;
J’ai caché son passeport pour goûter sa peau quelques heures de plus.
Marius trompait sa femme avec moi un mercredi soir sur deux ;
Il insistait pour que je porte son jonc chaque fois que je le fistais.
Eliott me disait qu’il était majeur et j’espère sincèrement qu’il l’était ;
Il tirait plus vite que son ombre, mais rebandait aussi vite qu’il était venu.
Ilian ne pouvait pas bander sans être recouvert de latex de pied en cap ;
Je lui pompais la valve et m’imaginais être la fiancée du Bibendum.
Placide était énorme – non, pachydermique – et bougeait à peine au lit ;
Mes draps ressemblaient au saint suaire de Turin après son passage.
Guido m’enduisait toujours d’huile avant de me passer à la casserole,
Mais ne daignait jamais faire la vaisselle quand il avait fini.
Yvan aimait donner des surnoms ridicules aux organes génitaux ;
Il appelait son pénis « la bite-eulze » et ma chatte « John-la-noune ».
Alan avait l’obsession de m’envelopper dans du Saran Wrap ;
Je l’ai revu après quelques années – il m’a dit que j’étais bien conservée.
Johan ne m’a jamais rencontrée et ne m’a jamais adressé un seul mot ;
Ça ne l’empêche pas de m’envoyer chaque jour une photo de sa bite.
Adrien avait une idée fixe : me baiser debout contre un mur de ruelle ;
Dire que ce mufle a osé rire du « ƨɿuoɔɘƨ ɘb ɘiƚɿoƧ » imprimé sur mon cul!
Joe était vegan et faisait tout pour me transmettre son amour des bêtes;
J’ai toléré son zèle animalier jusqu’à ce qu’il me refile les morpions.
Clément pardonnait toutes mes incartades et mes infidélités ;
Ça m’emmerdait au point d’en perdre l’envie de me taper des inconnus.
Gael avait beau être asexuel, il était le plus passionné d’entre tous ;
En sa douce présence, je me branlais jusqu’à l’évanouissement.
Jean-Sébastien était athée militant et sévissait sur tous les internets ;
Il criait « OH MON DIEU » quand mon gode fouillait son fondement.