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Depuis 2003, la firme japonaise Cozy Wave commercialise en flacons précieux l’odeur d’hommes qui n’existent pas. Ce sont des personnages de jeux vidéo, avec lesquels des millions de jeunes femmes s’amusent à simuler des relations amoureuses
Est-il possible de commercialiser le sentiment amoureux ? Au Japon, oui. Les femmes en manque d’émotions fortes disposent de produits numériques conçus pour faire battre le coeur. Ce sont des jeux vidéo pour console et des applications pour smartphone appelés otome games («jeux de jeunes femmes»). Ces jeux de simulation offrent le choix entre une dizaine de séduisants mâles programmés pour dire des choses chavirantes : «Je ne désire que toi», «Tu m’appartiens corps et âme». Sélectionnant son préféré, la joueuse emprunte ce que l’on appelle une «route», soit 15 à 30 épisodes d’une histoire d’amour avec trois fins au choix. But du jeu : capturer le coeur du personnage qu’elle a choisi. Au cours de l’histoire, suivant le fil de péripéties variées, la relation sentimentale est censée s’intensifier. Pour lui donner plus de puissance encore, certaines joueuses achètent des parfums qui correspondent à l’odeur de leur bien-aimé fictif.
Une firme pionnière dans les parfums imaginaires
Pionnier dans l’industrie des parfums pour personnages fictifs, TAKEMOTO Koji a créé la compagnie Cozy Wave en 2003. C’est un chef d’entreprise sémillant, hyper-actif, qui s’occupe de créer lui-même les parfums, voyageant à travers tout le Japon afin de faire sentir ses échantillons aux créatrices des personnages afin d’avoir leur avis : «Quand vous fermez les yeux, est-ce que le voyez apparaître?». Avant de mettre au point les formules olfactives, il étudie les jeux dans lesquels ces personnages évoluent, il identifie leur style, il leur associe une image puis –notant dans son calepin les différentes fragrances qu’il souhaite obtenir en bouquet– il transmet sa «formule» à une entreprise spécialisée dans la réalisation des parfums. Chaque formule est déclinée en plusieurs versions. Il les fait sentir à ses interlocutrices puis il adapte sa formule.
L’existence rendu palpable du bien-aimé
«La création d’un parfum prend en moyenne trois mois, dit-il. Au final, ce que j’obtiens c’est l’odeur exacte du personnage, c’est-à-dire le parfum qu’il porte, le parfum tel que sa peau le fait tourner…» Il peut paraître étrange que des femmes se parfument avec l’odeur d’un corps masculin qui embaume mais «c’est leur manière à elle de transporter le personnage partout avec elles, explique Koji. D’une certaine manière, elles s’enveloppent dans l’odeur de cet homme comme s’il les prenait dans ses bras.» Simulateur de présence, le parfum agit comme une forme d’invocation. Lorsqu’elles s’en mettent le matin, avant de partir au travail, les utilisatrices invitent leur amoureux à se manifester. «Au cours de la journée, lorsqu’elles se sentent fatiguées ou déprimées, elles s’en remettent». Réactivant le lien, les consommatrices utilisent le parfum «pour se soigner».
Un parfum pour vampire?
Jusqu’ici, TAKEMOTO Koji a créé des parfums pour 500 personnages. Cela fait en moyenne 10 nouveaux parfums tous les trois mois. Sans oublier les innombrables produits dérivés que sont les crèmes parfumées pour les joues (cream cheek), les shampooings, les désodorisants en plaquette (air fresheners), les assainisseurs d’air et les sprays pour cheveux… tous vendus à l’image de beaux garçons souriants. Mais ce sont les parfums que les femmes désirent le plus. Leur succès est tel que certaines d’entre elles s’achètent le flacon en double : un pour se parfumer et l’autre pour l’installer sur un petit autel dédié à leur amoureux fictif. Il s’agit de garder son odeur comme un trésor précieux. Dernier né parmi les parfums Cozy Wave : l’odeur de Ruki, un vampire irrésistiblement sadique et séduisant. C’est un des héros préférés des amatrices du jeu Diabolik Lovers, produit par Rejet. Le parfum coûte 5400 yens, soit 43 euros.
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Cet article a été rédigé au Japon, dans le cadre d’une recherche postdoctorale soutenue par la Japan Society for the Promotion of Science (JSPS). Merci à M. MATSUMOTO Takuya et à Nicolas Tajan (Université de Kyôto).