En 2020, les visages se masquent et les sourires disparaissent des rues. Mais il reste les yeux. Baudelaire disait d’eux qu’ils sont les promesses d’un visage. Excitant nos fantasmes, le regard qui « déshabille » ou qui pétille a toujours été important dans le cinéma pornographique. Face caméra ou face au partenaire, le regard paraît même incontournable lors d’une fellation filmée. Pourtant, de nombreux pornographes indépendants choisissent de le dissimuler. Il faut dire que, dans le porno mainstream, les orifices priment. Mais d’abord les bouches. Dans toutes les pornographies, le visage est fondamental car il éprouve, montre et prouve le plaisir.
Des corps dévisagés ou l’érotisme du hors champ
Avouons-le : nous connaissons d’abord Leo par son cul sensationnel et Lulu par sa superbe bite. Même si leurs sourires irradient de temps en temps nos yeux écarquillés devant l’écran. Les visages du plus célèbre des couples (pornographes) français, Leolulu, n’ont jamais été dévoilés et cette aura de mystère leur confère une renommée internationale digne des Daft Punk. Pourtant, les identités pornos et le personal branding visant l’authenticité sont souvent en contradiction avec la dissimulation du visage. Dans leur bilan, fin 2019, ils nous expliquent :
« N’imaginez pas que ne pas montrer son visage évite d’être reconnus ! Tous ceux qui nous connaissaient nous reconnaissaient dans les vidéos. […] Ne pas montrer notre visage a d’abord été une question de confidentialité. Nous habitions à Paris et Leo souhaitait pouvoir aller à la salle de sport (et partout ailleurs) toute seule, sans avoir peur d’être reconnue par les mauvaises personnes. Heureusement qu’on a mis nos visages hors champ, parce qu’on a eu un succès fou assez rapidement […]. Cette prudence a payé […]. »
Le travail pornographique est un travail sexuel, donc reste très stigmatisé par notre société. Si tant de pornographes indépendants cachent leur visage, au moins en partie, c’est d’abord pour éviter cette stigmatisation. Il y a de nombreux risques inhérents à ce choix de métier : exclusion sociale, professionnelle et fiscale, censure et cyberharcèlement, isolement, etc. Assumer d’aimer le sexe et le montrer à un public large nécessite précautions et organisation. LeoLulu ont néanmoins démontré qu’il est possible d’allier prudence et art :
« Couper au-dessus des lèvres était un choix esthétique pour se différencier des autres couples. À l’époque, les gens montraient leur tête en entier ou utilisaient des déclinaisons de loup, de masque de carnaval. Nous voulions que les spectateurs arrivent à s’identifier à nous. […] C’est pour cela qu’on a choisi de laisser les lèvres, le sourire dans le champ. Beaucoup de la communication non-verbale passe par le visage et l’enlever en entier aurait créé une distance. Cacher nos visages sans utiliser de masque a été une grosse contrainte artistique. On s’est beaucoup amusés avec ça, mais on serait beaucoup plus créatifs sans cette limite. […] »
Ce que le cadrage et le montage laisse hors champ attise notre imagination. D’une part, ce qui est montré alimente nos fantasmes et permet de nous imaginer dans la peau de ceux qui baisent ; d’autre part, ce qui est dissimulé (parfois simplement pixelisé) nous renvoie à nos désirs. La pornographie s’associe ici à l’érotisme.
L’interdit du regard, c’est aussi une limite que les pornographes ajoutent pour mieux pouvoir la transgresser. C’est donc un compromis social (compartimentant la vie) repris en main esthétiquement. Il s’agit de contrôler l’image de son corps et de la faire évoluer selon la situation. Ainsi, Mara et Manu Swan, connus sous l’identité MadeinCanarias, ont commencé leur carrière comme Leolulu, en coupant le regard. Début 2019, pour célébrer les 100k abonnés, Mara publie une première vidéo montrant, dès la miniature, son visage en entier. L’accueil est excellent. Il aura fallu attendre un peu plus pour voir le visage de Manu…
Quand le visage devient obscène : exhibition et furtivité
Les pornographes dissimulant leur regard ont souvent en commun la passion pour l’exhibitionnisme. Se filmer en train de baiser dans des lieux publics est un risque (y compris légal) supplémentaire, incitant à davantage de prudence. Parmi les rares couples anonymes que je retrouve à chaque fois avec plaisir, il y a les suisses francophones LucaXMia et les canadiens anglophones EllaKai.
Concernant le jeune couple canadien, un changement semble s’opérer : ils ont récemment supprimé toutes leurs vidéos d’exhib ! Pourtant, leurs yeux restent hors champ dans leurs vidéos Pornhub et leurs bouches sont masquées dans leurs vidéos Youtube… Esthétiques complémentaires mais séparant leur vie sociale de vlogueurs et leur vie sexuelle de pornographes. Un peu dommage. Néanmoins, ce que j’aime toujours chez eux, c’est ce mix de passion et de fun qui transpire à chaque scène : des sourires, des rires, des gestes rythmant l’excitation et l’enthousiasme ! Sans parler des courbes spectaculaires d’Ella, évidemment… La peau, fluide et tactile, fait interface entre les orifices et le hors champ.
J’ai découvert Mia et Luca avec leur fameuse vidéo d’exhib et de baise à la bibliothèque. Ce fut un coup de foudre et un coup de foutre. Des livres, de l’adrénaline, de la joie, de la furtivité, de la volupté, les seins et les fesses (plein champ) et les rires (hors champ) de Mia, sa langue impertinente, l’extraordinaire éjac faciale de la fin… Un régal. L’audace des tenues de Mia est aussi remarquable, comme cette robe blanche arborée à Ikea ou au supermarché. De Luca, on ne voit généralement que la belle bite bandante et ses mains… Ici, l’érotisme du hors champ est attisé par l’insouciance du sexe en public : ce qu’on ne voit pas contribue à l’identification. Entre le feu de l’action et la nécessité de ne pas se faire surprendre, notre imaginaire est suffisamment stimulé pour compenser la perte du regard. Pour les plus curieux (et fortunés), il est possible de voir leurs visages (en entier) en s’abonnant à leur Snapchat VIP.
Parmi les indépendants, on voit aussi assez peu de visages masculins hétéros, en tout cas sur Pornhub (à l’inverse, sur Lustery, chaque couple se présente à visage découvert). Les mecs vlogueurs pornos font évidemment exception. Deux explications simples : d’abord, on voit beaucoup moins de cunnis que de fellations ; ensuite, c’est le plus souvent le mec qui filme (son POV). Le FPOV (female point of view) reste assez rare (mais moins qu’avant !). Le plus souvent, le visage masculin n’est donc exposé en entier que lors des bisous ou lors des plans larges (et fixes). Notons toutefois la percée récente de MrPussylicking qui nous donne l’eau à la bouche !
Lorsque les regards restent hors champ, les visages deviennent obscènes (au sens de ce qu’on ne peut ou doit pas montrer) et les sexes (vulves et pénis) prennent leur place. Un portrait porno est, dès lors, un gros plan de sexe excité. C’est une parade à la fascination du regard. Le psychanalyste Éric Bidaud soutient que « la pornographie visagéifie le sexe » : les orifices sexuels sont mis en scène comme des visages. Les corps dévisagés sont envisagés par les gros plans. Ces derniers ponctuent nos fantasment en jouant avec l’obscène. Ainsi, le visage de l’autre voyage à travers le paysage de ses courbes. Sans regards, les corps se métamorphosent.
Cependant, le plus souvent, lorsque le regard est hors champ, je m’ennuie. Que me manque-t-il ? La promesse pornographique d’un visage.
Regards caméra, sourires complices et grimaces de plaisirs
Saviez-vous qu’il y a sur Youtube des vidéos pornos vues plusieurs millions de fois ? En 2012, Clayton Cubitt (quel nom !) publie une vidéo de Stoya qui jouit. Plus précisément, on la voit en train de lire tout en se laissant stimuler par un vibro (invisible). Son plaisir, irradiant, s’exprime par son visage et ses gestes de plus en plus désordonnés… Cet orgasme de Stoya est le plus visionné alors qu’elle est toute habillée ! 8 ans plus tôt (2004), le célèbre site Beautiful Agony lançait la première série de vidéos consacrées à l’orgasme qu’on atteint en solitaire. C’est une série de portraits où le plaisir transparaît dans les visages.
Le regard est essentiel à l’expression des émotions et centralise le visage. Sans regards, les vidéos porno agencent le désir de manière plus flottante… Les yeux, les sourcils, les paupières, les plis et le nez forment, avec la bouche, la singularité d’une grimace de plaisir. Les regards caméra fixent nos fantasmes. En outre, le visage me parle, m’invite et me désarme, il « instaure la signification », disait le philosophe Emmanuel Levinas. Autrement dit, la communication commence avec la présence du visage. Il est infiniment autre, c’est-à-dire différent du mien. Il donne sens à mes désirs. Luna Okko l’a bien compris. Dans son dernier vlog porno, on voit davantage son visage (dès la miniature choisie), celui de son chéri (et même ceux de ses amis) que de la pénétration. Son vlog porno construit nos fantasmes en nous y invitant. Ses vidéos communiquent des situations émotionnelles via les visages.
Souvent accusées de laisser le consentement hors champ, les pornographies n’ont pourtant pas, le plus souvent, un but pédagogique. Néanmoins, comme elles restent la principale source d’apprentissage sexuel, soulignons que certaines vidéos joignent l’utile à l’agréable : Sex School Hub, notamment, mais aussi une petite pépite produite par un couple américain méconnu, malheureusement disparue dans le grand ménage de Pornhub. On y voyait, notamment, un consentement explicite, sexy et réitéré, digne du meilleur dirty talk : « I’m ready! », « I want you to cum on my face! » Ici, l’envie mise en parole prend sens avec le regard et le sourire. Avec la caméra posée à côté d’eux, on voit qu’elle le regarde en le suçant et en lui parlant mais aussi qu’elle se regarde et nous regarde (à travers la caméra et l’écran). Ainsi, elle nous invite.
Récemment, j’ai découvert un couple incroyable. Très sous-coté et méconnu. Les italiens d’Eroticxxxpress (Silky and Velvet) aiment les vlogs de voyage et la poésie. La preuve : dans cet hommage original à Prévert, les fantasmes générés par la lecture et le visage de l’autre se transforment en baise acrobatique (avec un 69 digne de pornstars aguerries). Le plan large permet de découvrir l’intimité de leur quotidien, leurs regards complices et une douceur qui n’a d’égale que leur passion du deepthroat. Puisque le visage est l’« origine de l’extériorité » (Levinas), le pénétrer, c’est toucher au vivant qui nous traverse, concrétiser les émotions qui transparaissent. C’est niquer ce qui communique ! Une des meilleures vidéos de l’année. Parmi leurs vlogs de voyage, je recommande notamment leur promenade en montagne : les images sont sublimes.
Les grimaces témoignant d’un plaisir intense sont souvent associées à quelque chose de mystique. C’est l’adjectif qui s’impose lorsqu’on regarde les compilations d’orgasmes synchrones publiées par kinkycouple111 (Samantha Flair). L’éjac faciale sur un visage en pleine jouissance donne l’impression abyssale d’un mystère mis en abyme. C’est saisissant et extrêmement excitant. Ainsi, cette vidéo restera longtemps dans l’histoire de l’art. La fascination des pornographes pour l’éjac faciale mérite d’ailleurs qu’on s’y attarde car c’est la meilleure manière de tenir les promesses pornographiques d’un visage.
Visages dégoulinants : la manie mystique de l’éjac faciale
Lorsque je dégouline de son visage, c’est mon orgasme qui touche son origine. Les fluides corporels concrétisent des émotions : lorsqu’ils touchent l’autre, ce sont des caresses qui coulent. Ainsi, le sperme, le plus souvent (mais pas toujours), visibilise un orgasme. Pour celleux sur qui on gicle, ça peut être la satisfaction d’avoir fait venir l’autre sur sa peau, de lui avoir donné du plaisir ou d’avoir été humilié·e. Par exemple, dans l’immense article de Samantha Cole sur l’histoire du « money shot », Jade Vow explique à quel point l’éjac faciale est satisfaisante et gratifiante pour elle. Le sperme de Josh sur le visage de Jade est même devenu une composante indispensable à leur image de marque. D’autres ont un « cum fetish » et en aiment la texture, l’odeur ou le goût… d’ailleurs très variables et singuliers.
Les personnes éjaculant sur un visage y trouvent (aussi) d’autres motivations. Dans l’article de Jake Hall, l’accent est mis sur l’aspect cathartique consistant à transformer quelque chose que la société considère comme sale en quelque chose dont on peut être fier : le foutre. Il s’agit d’une sorte de manie mystique visant à métamorphoser le visqueux en liqueur pure. Un produit raffiné du plaisir, strictement bio et bon pour la santé ! Le psychanalyste Éric Bidaud parle de l’éjac faciale comme d’un fantasme visant à « éteindre le feu » du désir, c’est-à-dire à apaiser ce qui nous a enflammé. Ainsi, le plaisir jaillit sur sa source, honorant orgasmiquement un visage érogène. J’ai toujours considéré que c’est un hommage religieux, un acte de vénération. Dans l’article de Samantha Cole, cette notion religieuse apparaît aussi, au sens littéral du mot : le sperme nous lie. PJ Sage y explique notamment que l’éjac peut devenir une tentative d’atteindre l’autre, d’être au plus proche, de le contacter. Un visage dégoulinant de foutre marque un lien intense, non seulement entre les personnes que le sperme lie mais, aussi, entre les pornographes et leur public.
Évidemment, plus l’éjac faciale est spectaculaire (massive, visible, puissante), plus le lien spermatique est marquant. Ainsi, les vidéos de GGKatie font partie des références (même si on peut regretter qu’il n’y ait presque que ça dans leurs vidéos). Le couple américain THESTARTOFUS vient d’ailleurs de buzzer (en partie) grâce à la capacité du mec à éjaculer plusieurs fois d’affilée (comme le compagnon de Samantha Flair). Je recommande leur dernière vidéo où ils réalisent (presque) un bukkake sans l’aide de personne ! Cette pratique pornographique de groupe peut (comme le gokkun) être considérée comme un rituel de communion : les spermes se mêlent, centralisés par un visage sanctifié. Amen. Quand plusieurs personnes partagent du sperme (« cum swap »), de bouche en bouche, il s’agit tout autant de créer une communauté du foutre ! Il existe aussi le « piss swap » et le « spit swap » et ce sont autant de manières de relier les visages entre eux.
Enfin, nous évoquions, plus haut, le risque de l’exhib et la volonté associée de cacher son regard. Certaines personnes revendiquent l’inverse : il s’agit des pratiquant·e·s du « cum walk ». Déambuler dans les rues avec le visage dégoulinant de sperme. La Londonienne Ella Bolt en est une spécialiste et ses promenades au goût de sperme suintent la joie (ce sourire !), la fierté et l’adrénaline liées au fait d’attirer ainsi les regards… Le sperme devient ici une parure pornographique. C’est un plaisir qui parfois se partage telle une sortie entre potes habillé·e·s et maquillé·e·s avec sophistication : le maquillage, primordial au cinéma (y compris porno), accentue les contrastes du visage pour en souligner l’intensité émotionnelle. L’éjac faciale vient en brouiller les traits en démasquant l’animalité humaine du visage. Fin de la mascarade.
Simuler et dissimuler sont d’éternelles tendances pornographiques. Mais le visage promet un lien authentique, religieux et animal. Le visage, en exprimant sa singularité émotionnelle, promet un plaisir partagé. Il promet la communauté. Le regard incite, invite et fixe ce qui nous lie. La bouche ouvre au plaisir et au consentement. Les fluides pornographiques viennent en démasquer les mystères. Secrets sécrétés à même la peau.
J’aimerais que ces promesses soient sur toutes les langues.
Photo en une Dainis Graveris pour Unsplash