Entre 1971 et 1974, au moment même où la pornographie envahit l’Europe, deux sociologues dénoncent ce qu’ils appellent «La rationalisation sexuelle». Dès lors qu’on mesure le plaisir en termes d’orgasmes, peut-on parler de libération ?, demandent-ils.
Dans un brûlot jubilatoire qu’ils mettent
6 ans à peaufiner, deux sociologues français – André Béjin et Michaël Pollak –
proposent une autre façon de voir ce qu’on appelle alors la «révolution
sexuelle». En apparence, les années post-69 c’est le pied disent-ils. «Plus
grande liberté dans les contacts sexuels, moindre culpabilité attachée à la
sexualité et notamment aux pratiques “marginales”, accès plus facile à divers
adjuvants sexuels (moyens contraceptifs, matériel pornographique…)»… Mais
que cache cet euphorique «relâchement des moeurs» ? Prolongeant avec un brin
d’ironie l’analyse célèbre de Marx sur le «travailleur libre», les deux
sociologues brocardent joyeusement l’émergence de ce qu’ils nomment l’homo
eroticus c’est-à-dire l’humain libéré de tout souci procréatif. Ayant opéré
le partage entre plaisir et procréation, l’homo eroticus est «devenu
libre en tant que disposant à son gré de sa force de sexualité, «comme de sa
marchandise à lui», dans un but ne se pouvant réduire à la reproduction.»
Victoire ?
Au XVIIIe siècle, «orgasme »
signifie transport de l’âme
Pas tout à fait. La liberté cache souvent
de subtiles formes de répression. Les deux sociologues notent que la «disjonction de la production d’enfants et de la production de plaisir» s’est
malheureusement accompagnée d’un autre phénomène, plus sournois : l’apparition
d’«un système de mesure fiable permettant des évaluations intersubjectives».
Pour le dire plus clairement : une comptabilité du plaisir. Par quel moyen ? Le
calcul du nombre d’orgasmes. «Au XVIIIe siècle, pour les auteurs de l’Encyclopédie,
le vocable «orgasme» pouvait désigner une irritation, une «hystérie» ou une
érection», disent-ils, soulignant avec goguenardise l’extraordinaire
rétrécissement du champ sémantique de ce mot, autrefois synonyme de passion,
d’ébullition émotionnelle ou d’effervescence. Pour Diderot, l’orgasme –
équivalent d’une ivresse spirituelle – désigne le transport de l’âme. Au XXe
siècle, le mot ne désigne plus que la décharge d’un trop-plein de liquide ou d’énergie.
Malaise.
Introduction du «calcul organismique»
Le plaisir qui était, jusqu’au XXe siècle,
«non commensurable, est devenu l’objet d’évaluations “objectives” et
“quantitatives”» La faute à qui ? La faute à Wilhem Reich, disent-ils.
C’est cet élève de Freud qui, le premier, fait de l’orgasme une unité de mesure (1). Mais les deux sociologues pointent surtout du doigt l’inventeur de
la sexologie : Alfred Kinsey. C’est avec
lui, disent-ils que «l’orgasme dev[ient] l’inflexible étalon, l’équivalent
universel de la comptabilité sexuelle et […] que s’affirme réellement la
rationalisation de la sexualité. (2)» L’introduction du «calcul organismique»
va d’ailleurs favoriser la dissolution du compartimentage normatif des
pratiques sexuelles tel qu’il existait jusque là. Kinsey se fiche en effet
complètement de la moralité, autant que de normalité. Il met sur le même plan
«le coït d’un père de famille, la pollution nocturne d’un ecclésiastique, la
fellation d’un homosexuel, le rapport sexuel d’une femme avec son chien, les
masturbations à répétition d’une petite fille, etc.»
Le métier de sexologue : entre orgasmologie et orgasmolâtrie
Que l’on puisse «additionner ces
différentes satisfactions comme le fait Kinsey dans certains de ses calculs,
voilà qui est, pour le moins, “révolutionnaire”, et ceci probablement à l’insu
de Kinsey lui-même. Au cloisonnement normatif absolu (normal/pervers, etc.)
peut dès lors se substituer une gradation différenciée, ou encore, un
classement selon “l’exutoire sexuel total”, c’est-à-dire le nombre total
“agrégé” des orgasmes, quel que soit leur mode d’obtention. Les conditions sont
prêtes pour que la sexologie devienne une orgasmologie, et l’idéologie
justificatrice des sexologues une banale orgasmolâtrie.» André Béjin et
Michaël Pollak se moquent. A leurs yeux, pour révolutionnaire qu’il soit,
Kinsey ne fait jamais que substituer une forme de contrôle à une autre. Avant
Kinsey, on faisait la distinction entre le plaisir licite et la pulsion
maladive. Après Kinsey, on fait la distinction entre l’orgasme réussi et
l’orgasme raté. L’orgasme idéal devient l’étalon. Les sexologues s’efforcent
d’en répertorier les manifestations physiologiques qu’ils dissèquent et
mesurent «objectivement» en termes de pulsations et contractions.
L’orgasme devient un discours d’expert
«Cet “orgasme idéal”, dont Reich, Kinsey,
Masters et Johnson, et d’autres, ont successivement enrichi l’épure
“scientifique”, tend à prendre, par rapport aux orgasmes comme phénomènes,
toute la distance que produit un travail idéologique d’abstraction croissante,
qui n’est pas innocent. Aux orgasmes vécus, il manquera toujours quelque
chose». Des cliniques de l’orgasme apparaissent, dans lesquelles les «patients»
se font mettre des instruments de mesure dans les orifices. Impuissance et
frigidité deviennent les nouvelles maladies, moralement répréhensibles. «La
jouissance se trouve ainsi prise dans les rets normatifs du voyeurisme
behavioriste. L’appareil médical […] conserve ainsi la maîtrise de l’exercice
de cette violence sur la sexualité», qui consiste à plaquer sur le plaisir
un discours capitaliste.
Droit à l’impuissance, droit à la
jouissance : même combat
Le «libéralisme de bon aloi» qui sous-tend
le discours de la liberté sexuelle s’agrémente souvent d’une «formulation
juridique qui n’est pas sans évoquer les préceptes de la révolution bourgeoise
: “droit à l’orgasme”, “droit à la masturbation” et peut-être, demain,
des droits aussi contradictoires à la visée de sa pratique mercantile que ceux
de : “droit à l’impuissance”, “droit à la frigidité”… Il ne démord
cependant pas d’au moins deux impératifs : impératif d’une “production”
sexuelle (produire l’orgasme chez soi, chez le(s) partenaire(s) ou, faute de
mieux, “produire” de la tendresse) ; impératif d’un recours préférentiel aux
soins et aux marchandises doctrinales des membres de sa corporation pour le traitement
des dysfonctions de cette production.» Pour les deux sociologues, la
conséquence inévitable de ce système normatif nouveau, c’est l’apparition de
notions aussi absurdes que celles de «compétence» sexuelle ou de «combat pour la reconnaissance des asexuels». On nage en plein marasme idéologique,
disent-ils, dès lors qu’on revendique son statut en fonction de la
valeur-étalon de l’orgasme.
Marché sexuel : «un espace d’échange de
satisfactions sexuelles»
Sur le marché économico-sexuel, les
individus peuvent tout aussi bien négocier leur pénis – dont la valeur est
estimée en nombre de centimètres – que leur capacité à donner des câlins : les
affects servent de cache-misère aux négociations d’orgasmes. Ceux qui se
réfugient dans le don et le contre-don de bisous ne sont guère moins aliénés
que ceux qui cherchent des partenaires en indiquant quelles satisfactions ils
sont capables d’offrir en échange. «Femelle multi-orgasmique cherche mâle TBM
endurant». Mais attention ajoutent les sociologues : le troc orgasme-contre-orgasme est rare. Sur le marché sexuel, «l’orgasme s’échange souvent contre la satisfaction d’un intérêt matériel ou symbolique.» lui-même estimé
suivant des critères quantitatifs qui prennent en compte le coût, la dépense,
les frais… de façon à éviter, comme quelque chose de monstrueux, tout excès. Se
donner «en trop» est mal vu dans notre société. Il faut se donner avec le souci
du «juste prix”. Et c’est en cela, surtout, que les normes de la liberté sexuelle
sont synonymes de répression : aucun individu ne s’accorde la liberté de se
donner pour rien, ni même de se rater. Dialogue de couple : -»Combien de fois
as-tu joui ?” - “Trois fois”. -«Moi, deux fois”. - “La prochaine fois, c’est moi qui te
suce alors”.
La norme du
donnant-donnant de la jouissance
Rendues mesurables, les
pratiques sexuelles sont devenues monnaie d’échange. Cette monnaie-là sert
essentiellement la femme, soulignent les sociologues. «A l’extorsion
unilatérale d’orgasmes par l’homme (la femme devant se contenter du spectacle
de la jouissance de son partenaire) a succédé le troc imposé des orgasmes
(normes de l’“orgasme partagé” et même de l’“orgasme simultané”). Prodigieuse
rationalisation qui satisfait, en outre, les “aspirations légitimes à
l’égalité”… Mais que ne dissimule-t-elle pas, sous sa forme
actuelle, de calculs mesquins...». Ces calculs de chambre à coucher sont animés par le «souci, pour garantir son
autonomie, de ne rien devoir». Ils sont animés aussi par le lourd sentiment de culpabilité si on n’arrive pas à jouir alors que l’autre se met en quatre (»Dois-je aller consulter ?”). Il faut que chacun obtienne égale satisfaction, faute de quoi la thérapie de couple s’impose.
L’égalité des sexes, c’est avoir autant d’orgasmes que l’autre
Si l’un des deux jouit de l’autre en surplus, il devient débiteur, horreur. On a si peur d’être en dette ! «La norme de
l’orgasme partagé, du donnant-donnant de la jouissance, traduit autant les
progrès de l’inculcation d’habitus économiques que l’amélioration de la
condition de la femme. Si dans les duels stratégiques qui les opposent, les
partenaires semblent dorénavant disposer d’atouts analogues, c’est que, tenant
pour valides les nouvelles règles du jeu sexuel, ils se soumettent l’un et
l’autre à l’impératif d’équivalence des flux donnés et reçus.» Voilà maintenant
où se loge, bien dissimulée, la tare secrète de la «liberté sexuelle» : dans
cette hantise de n’avoir pas reçu autant qu’on a donné, ou le contraire.
Dialogue de couple : -«Tu m’as joui dans la bouche et je t’ai doigté, tu me dois un orgasme chéri”. -»Oui, mon amour. Demain, à 18h ?”.
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LIRE : «La Rationalisation De La Sexualité», d’André Béjin et Michaël Pollak, publié dans : Cahiers Internationaux de Sociologie, Nouvelle Série, Vol. 62 (Janvier-juin 1977), p. 105-125
URL: http://www.jstor.org/stable/40689786
A LIRE EGALEMENT : un dossier en trois volets sur la «sexualité négociée» : «Etre une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile ?», «Toutes les femmes sont des câtins», «Séduction : comben coûte un plan cul ?».
Les conséquences bonnes et mauvaises de la pilule : «La pilule, maintenant, il faut l’avaler».
Deux articles pour savoir qui est Alfred Kinsey ? «Un orgasme par minute, vingt minutes, sans s’arrêter», «A quoi reconnait-on qu’une femme simule ?»
NOTES
(1) «La fonction de l’orgasme devient ainsi l’unité de mesure du fonctionnement psychophysique, parce que c’est en elle que s’exprime la fonction de l’énergie biologique» (Source : W. Reich, La fonction de l’orgasme (1942), Pans, L Arche, 2e éd., 1970, p. 291).
(2) «L’orgasme est un phénomène distinct et particulier que l’on peut généralement reconnaître aussi facilement chez la femme que chez l’homme. Nous l’avons donc pris comme... unité de mesure...» (Source : A. Kinsey et al., Le comportement sexuel de la femme (1953), Paris, Amiot-Dumont, 1954, p. 60-61 et 117).