Lorsque “Gorge profonde” sort en salle, certaines Américaines n’osent plus ouvrir la bouche devant leur mari, même pour bailler. Un livre-hommage à Gérard Damiano relate le rapport ambigu que le père fondateur du porno légal entretenait avec la chair.
«Le porno, comme tous
les genres extrêmes fondés sur un fort principe d’irréalité (horreur gore,
films de combat, comédies musicales, mélodrames, aventures exotiques, etc.) m’a
toujours ébloui par sa capacité à produire de vraies images nouvelles, chocs
visuels arrachés au pouvoir de l’imaginaire». Pour Marc Bruimaud –écrivain,
critique littéraire, scénariste et acteur né en 1958–, le porno «n’est
jamais plus flamboyant que lorsqu’il ne raconte rien, sinon son propre fait».
Paradoxalement, c’est au plus bavard de tous les réalisateurs de porno qu’il
consacre cette déclaration d’amour : Gérard Damiano (1928-2008), aimait beaucoup faire des
apparitions dans ses propres films et en profitait parfois pour causer,
longtemps. De quoi causait-il ?
L’enfer : c’est quand
l’autre n’a pas envie
Ainsi que Marc Bruimaud
le souligne, il y avait deux Damiano : un trublion et un névrosé. Parfois, à l’instar de Hitchcock ou de Mel
Brooks, il apparaissait au détour d’un plan comme un figurant potache. D’autre
fois, en revanche, il envahissait une séquence entière, prenant le spectateur en
otage d’une «abracadabrante logorrhée», énumérant des phrases sans
queue ni tête… «Spécialiste de la mise en abyme
goguenarde, il s’est octroyé des rôles lourdement signifiants dans certaines de
ses productions», explique Marc Bruimaud, qui décrit notamment le dernier
quart d’heure du film Devil in Miss Jones (1973) au cours duquel Damiano
se livre à un sinistre soliloque, tandis que son actrice –Georgina Spelvin– se
masturbe en solitaire, sans parvenir à se faire jouir. Alors qu’elle le supplie
de la toucher, lui, prostré, murmure : «Je
ferme les yeux… Je fais semblant de dormir.» Elle sanglote «S’il vous
plait», en écartant les cuisses. Lui ne la regarde même pas. La fin du
film, oppressante, renvoie au Huis-clos de Sartre : l’enfer, c’est
rester frustré-e.
«Aucune œuvre de Damiano
ne ressemble à un porno standard»
Il peut sembler curieux
qu’un porno s’achève sur une fin tragique. Prenant à rebrousse-poil les codes
habituels du X, Damiano réalisait parfois des films très sombres, pour ne pas
dire déprimants. Memories within Miss Aggie (1974), par exemple, relate par flashes-back l’existence ratée d’une vieille femme, en une suite recomposée d’images blafardes, hivernales, parmi lesquelles explosent trois séquences de fantasmes sexuels (les memories within, «souvenirs intérieurs») filmés à même la peau, à même le souffle, jusqu’à la terrifiante révélation finale. Fantasy (1979) réunit une poignée d’hommes qui s’ennuient dans un club quasi-vide et dont les rêves désenchantés donnent jour à des mirages qui se succèdent de façon mécanique, fastidieuse : installant le spectateur «face aux servitudes» du porno en série, Damiano propose sur son propre métier une reflexion inquiète. Il sent venir le moment où le porno ne se fera plus en 35 mm, avec l’aide d’une équipe, un scénario, des vrais dialogues. Dans le purgatoire de Fantasy, les hommes tiennent des propos inconsistants. Leurs rêves ne mènent nulle part.
Dead End
Marc Bruimaud note que Damiano associait «quasi systématiquement
le plaisir à la souffrance, à l’expiation mortifère». D’un côté il tournait
de franches pantalonnades, tournant le sexe en dérision, comme Gorge
Profonde que Marc Bruimaud juge «ouvertement débile» ou comme Meatball,
une gaudriole libertaire, prétexte à filmer des coits à répétition. D’un autre
côté, Damiano pouvait signer des films dérangeants, plombés par une atmosphère
de mal-être palpable. Ses héroïnes préférées étaient les femmes insatisfaites,
rongées par le manque ou par la perte de désir. A quoi bon continuer s’il n’y a
plus d’envie ? Le gimmick de ses films se résumait parfois en trois phrases
(celles du film Odyssey) : «Au commencement, on nait. A la fin, on
meurt. Entre les deux, il y a la vie»…
Damiano, confident des
femmes esseulées
A mille lieux du porno
montrant des jolies filles avides et des mâles en rut, Damiano parlait des
problèmes de couple, de la solitude et de la culpabilité. Cela lui valait de
fortes antipathies. A la fin de son ouvrage, Marc Bruimaud a rassemblé un
étonnant florilège de critiques dont certaines, mordantes, évoquent le
puritanisme «détestable» de Damiano et sa tendance à se délecter de la misère
sexuelle. Comment comprendre, effectivement, que le père fondateur du porno ait
pu construire ses principales oeuvres sur des thèmes aussi noirs ? Il y a une
explication, bien sûr, qui revient souvent : quand il était coiffeur pour dames
(après avoir été, selon la légende, marin dans l’armée, cireur de chaussures et photographe), Gérard Damiano n’entendait
que des plaintes. Ses clientes du Queens se sentaient mal-aimées. C’est la
raison pour laquelle il aurait décidé de se lancer dans le porno : pour que les
couples se libèrent des non-dits. Pour que les femmes s’épanouissent.
Il faisait du porno dans “une optique libératrice”
Faut-il croire en cette
version des faits ? Pourquoi pas. Dans sa flamboyante introduction, Marc Bruimaud souligne
que Damiano a éprouvé «en permanence (durant vingt-cinq années d’exercice
pour une cinquantaine de films) l’envie d’offrir au spectateur une
représentation sexuelle explicite, voire débridée – c’est-à-dire sans tabou»
et que cette volonté «inaliénable» de tout montrer, absolument tout,
n’excluait pas de «lourds paradoxes». Il y avait donc deux Damiano.
Celui qui rêvait «d’une véritable eucharistie libertaire, amorale,
désinhibée» et celui qui ne voyait dans la jouissance qu’un «accès au
néant». Parce qu’il était déchiré, son cinéma était finalement très en
phase avec l’esprit de l’époque, mélange d’euphorie iconoclaste et de malaise
profond. Parce qu’il était tourmenté, son cinéma reste d’ailleurs profondément
d’actualité. Le désir est humain, trop humain. Il ne cessera jamais de
nous tourmenter.
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«La vision éblouie de
ses fantasmes mortifères constitue souvent une expérience ardente, comme
toujours avec le vrai cinéma qui scie nos somnolences.» (Marc Bruimaud)
A LIRE : Gérard Damiano - Les Peaux La Chair Les Nuits, de Marc Bruimaud, éditions Jacques Flament, 2018.
A ECOUTER : l’excellente chronique de Christophe Bier, dns l’émission Mauvais Genre (France Culture) sur l’ouvrage de Marc Bruimaud. Ca commence ici à 54:30 (5 minutes).