Filmez un visage impassible. Puis filmez, au choix, un bol de soupe fumante, le cadavre d’une petite fille ou une femme alanguie au regard de braise. Faites un montage en alternant ce plan visage avec les autres plans : selon le montage, le visage aura l’air d’exprimer une émotion différente.
Dans les années 1920, le réalisateur et théoricien du cinéma Koulechov
met en évidence cet étrange phénomène : les spectateurs ont l’impression que le
visage de l’acteur est différent, selon le type d’image qui précède ou qui suit… Koulechov en déduit qu’on peut créer du sens rien qu’en collant
deux plans bout à bout. Isolément, ils ne veulent rien dire. Ensemble, ils font
une histoire. La leçon est bien retenue. L’alternance entre un gros plan visage
et un gros plan sur autre chose devient une ficelle classique du porno et du
film d’épouvante. Si le plan d’un couteau précède ou suit le plan d’un visage
horrifié, le public comprend tout de suite qu’il va y avoir un meurtre. Si le
plan d’un corps nu précède ou suit celui d’un visage extatique… c’est une
histoire de coeur ou de cul ?
Quand l’émotion s’inscrit
sur un visage
Le plan visage, appelé
“reaction shot” en jargon cinématographique, devient le moteur de films à
petits et grands frissons. On y cherche avidement la trace de passions… mais
sans trop savoir lesquelles : elles sont difficiles à déchiffrer. Comment interpréter
la bouche ouverte, les yeux écarquillés ?
Parfois le montage ménage un suspens. Le protagoniste est confronté à
quelque chose qu’on ne voit pas. Il y réagit et l’émotion s’inscrit sur son
visage. Est-ce de la douleur, du plaisir, du dégoût ? «Durant ces quelques
secondes de suspense avant la révélation […], le souffle est suspendu, le cours
normal des événements est interrompu, le monde, brisé, déconstruit par un
simple regard.» Pour le chercheur Éric Falardeau, auteur d’un essai sur le
gore et sur le porno (Le corps souillé), le plaisir esthétique éprouvé face au
gros plan sur un visage relève presque de l’épiphanie : c’est une apparition.
Cette apparition ne prend sens, d’ailleurs, qu’au moment même où l’image du
visage disparaît, remplacée par l’image d’un couteau qui s’abat (ou d’un pénis
qui entre) pour «déchirer la chair» et, ce faisant, «donner à voir le
contrechamp de ce regard.»
Ceci est-il une pipe ?
Que se passe-il en
l’absence de contrechamp ? Dans son essai, Éric Falardeau note qu’il a existé
des tentatives de maintenir l’énigme. La plus célèbre est celle d’Andy Warhol.
En 1964, alors que le cinéma porno est illégal, Andy Warhol filme un jeune homme au visage d’ange qui embrasse longuement une femme, puis longuement se
fait sucer… ou pas. Intitulé Blow Job, le film ne montre que son visage, en plan fixe, durant 35
minutes. «En dépit de son titre évocateur, rien ne nous confirme que ce
dernier reçoit une fellation», explique le chercheur. Il n’y a pas de plan
sur ce qui provoque le trouble apparent du protagoniste et le spectateur en est
réduit à le contempler, en projetant sur ses expressions changeantes des
sensations de plaisir… qui pourraient être aussi bien de douleur. Dans
Screening sex, l’historienne du cinéma Linda William raconte que lorsque ce
film expérimental est diffusé (lors de fêtes privées ou dans des clubs
accueillant les élites d’avant-garde de l’époque), les spectateurs qui viennent en espérant voir
une «pipe» (blow job) en sont pour leurs frais. Frustrés, mais enthousiastes,
ils restent cependant jusqu’au bout, hypnotisés par l’image. «Dans quelle
mesure sommes-nous sexuellement affectés lorsque nous contemplons un spectacle
sexuel à l’écran ?», demande-t-elle, en soulignant l’extraordinaire
capacité de l’humain à «sentir» physiquement ce qu’il voit. Même quand c’est
imaginaire.
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A LIRE : Le corps souillé : gore, pornographie et fluides corporel, d'Éric Falardeau, éditions L’Instant même, 2020.
A LIRE : Screening Sex, une histoire de la sexualité sur les écrans américains, de Linda Williams, éd. Capricci.