ll faut se rendre à l’évidence, nos faps commencent à avoir l’âge des meilleurs whiskys. On apprécie leur tourbe, leur phénol, ils ont le vice et la complexité de leur maturité. On sait où pointer son nez, réchauffer aux creux de la main le divin nectar. Après plus de 17 ans à suer des yeux et à empoigner solidement le gouvernail, je dois vous faire une petite confession : rien ne dépassera jamais l’oeuvre originale de John Stagliano, The Adventures of Buttman.
J’en tiens pour preuve ces faps entre le café du matin et la douche, expédiés en trois minutes chrono devant ces VHS mal rippées. Pas de tag, pas de tube, juste du Buttman, celui qui improvise des rencontres près de la promenade des Anglais. Chaque seconde défile avec plus de densité qu’un basalte, je sors de là avec l’impression de visionner les souvenirs d’un autre. Troublant. Comment faisait-il ?
Si jeune et déjà gonzo
Avant de révolutionner le porno à la fin des années 80, John avait déjà vécu plusieurs vies porno. Il commence sa carrière comme nous tous, manche pré-adolescent en main à la recherche de supports masturbatoires. Devenu quelques années plus tard un étudiant brillant dans tous les domaines, il oriente ses études vers la danse moderne pour y trouver des boules moulés dans des justaucorps, qu’il trouve plus intéressants que ses cours d’économie. On le comprend. Cette obsession fétichiste assumée, tout s’enchaine rapidement pour lui : il lance son premier mag porno, prend des cours de comédie, devient stripteaseur, tourne dans des loops puis des porn.
John le danseur
Ne souhaitant pas embrasser une carrière d’acteur porno (il se trouve plutôt mauvais), il se retrouve vite derrière la caméra où il tourne ses premiers porn pour des boites de prod comme L.B.O. Entertainment, Cabbalero Home Video et VCA. C’est à la fin des années 80 qu’il passe le pas de la production et lance ce qui deviendra le studio légendaire : Evil Angel. Pour les acharnés des bios, sa carrière passionnante se lit en détails dans cette très longue interview de 2002 conservée dans le formol d’internet, qu’on vous conseille si vous avez une bonne heure devant vous.
Les Aventures de Buttman débutent en 1989. Soucieux de créer une plus grande intimité sur le plateau, il réduit son équipe sur place en changeant de modèle de caméra pour une Betacam équipée d’un micro intégré qu’il pose sur son épaule, faisant l’économie au passage d’un encombrant perchman. Ce détail technique n’en est pas un. En cassant les codes cinématrographiques encore en vigueur dans le porno de l’époque, il abat avec un naturel déconcertant le fameux quatrième mur et invente par la même le gonzo.
L’an 0 du gonzo
C’est ici que notre histoire commence : celle de notre vie sexuelle par procuration. Il n’est plus question à partir de cette année de textes mal interprétés et de scénarios alambiqués pour que A rencontre B qui sucera C avant de finir sous D, mais de ce qui nous parait terriblement réel. Dans ces histoires qui débutent le plus souvent dans l’espace public (Buttman Goes Hawaiian, Buttman Goes Rio, Buttman’s European Vacation), le réalisateur est à la fois héros, entremetteur et acteur des brides de son scénario. Il dirige et improvise ce qu’il filme pour laisser aux acteurs la liberté sexuelle qu’ils demandent.
Si son porno n’est plus vraiment scénarisé, il n’est pas non plus le “wall to wall” qu’on connaît qui se limite à un bonjour, des positions puis une éjaculation. L’art de Stagliano tient du maître Hunter S. Thompson, dont l’implication dans ses récits cassait aussi à son époque les codes journalistiques en vigueur. On s’immerge à travers son regard, la mise en scène est improvisée, l’action semble réelle mais demeure une fiction. Las Vegas Parano reste un roman, Les Aventures de Buttman sont bien du porno. Si les deux semblent avoir autant existé en nous c’est qu’elles puisent leur force dans un réel romancé.
Suivre les péripéties de Bouliman revient à regarder une longue sextape, un film de vacances ponctué d’imprévus sexuels. John, filme, dirige et monte ses films lui-même en étant le double spectateur de ses fantasmes : pendant le tournage et au montage. Avec un sens aigu du cut, il ne laisse une fois ses séquences tournées plus aucun place à l’improvisation : l’histoire doit être excitante de bout en bout, quitte à user d’un montage nerveux semblable à nos clics effrénés sur un lecteur vidéo.
Ces considérations techniques ne suffisent pas à faire de l’oeuvre fondatrice de Buttman, la meilleure série porno jamais tournée. Elle s’appuie également sur trois piliers essentiels du vice : teasing, fétichisme et sexe.
Les trois piliers du vice
Si vous regardez avec attention ses productions vous verrez qu’elles répondent souvent au même schéma narratif : John rencontre “par hasard” des filles, un dialogue s’installe avec méfiance jusqu’au moment où un protagoniste entre dans le champ. C’est souvent Rocco Siffredi – dont John fut le premier à déceler le talent au-delà de la taille de son pénis – qui joue son propre rôle d’acteur tout en étant l’ami du caméraman/réalisateur. Charmeur, il brise la glace et brouille les pistes. Connait-il ces filles ? Sont-elles payées ? Cette intrusion permet à l’action de prendre une tension sexuelle plus forte et troublante. On sort du teasing façon casting porno pour s’immerger dans la phase de fétichisation, indispensable à John (au départ la série ne devait être dédiée qu’aux fesses et à la masturbation).
Stagliano est obsédé par les culs depuis son adolescence. Avec la liberté que lui confère sa caméra, il part les filmer en contre-plongée pendant que les acteurs continuent à se chauffer. On les contemple dans ces jupes serrées à craquer pendant que Buttman les complimente, tend la main, les touche et nous amène à devenir lui. Gratteur, palpeur mais pas acteur ; une fois cet interlude fétichiste terminé, le sexe peut enfin commencer.
Notre regard change une nouvelle fois, nous passons d’acteur à voyeur. La caméra déambule entre les corps, pointe les attributs en usant de gros plans. Le spectateur lambda pensera alors que la fin approche et fera une terrible erreur. Stagliano, shooté aux boules, a besoin de sa dose d’adrénaline et n’hésite pas à sortir de la pièce pour aller en filmer des nouveaux avant de revenir sur les lieux du crime.
Cette gourmandise lubrique se prolonge à l’envie. On retrouve cette idée de faux plan séquence dans Buttman’s British Big Tits Adventure 4 qui n’en finit pas de faire des aller-retours entre les pièces d’une demeure anglaise. Il permet ainsi une lecture linéaire ou bien une approche par zapping (avance rapide sur VHS, clic sur VLC), sans que l’un vienne perturber l’autre. Soit vous suivez ses déambulations, soit vous pointez votre désir, dans les deux cas la tension est maximale de notre côté, le sexe détendu de l’autre. Tout le monde vient pour son plaisir.
Les aventures du fap moderne
La série n’a pas pris une ride, seuls les habits et le grain de la vidéo nous rappellent son époque. Elle reste un support masturbatoire intelligent, une douce dérive transgressive et respectueuse, un monument de sexe joyeux. Elle tient dans les mains d’un homme qui a dédié sa vie au sexe et à l’excitation, un véritable amoureux des femmes et du vice.
Une cinquantaine de films ont été tournés, auxquels on pourra ajouter dans un registre différent mais totalement inspiré, l’oeuvre du disciple Seymore Butts. Les deux avec leur caméra à l’épaule ont révolutionné profondément notre apport à l’image où il n’est plus question de prétexte pour du sexe, mais de nourrir visuellement notre excitation.
L’essence du porno moderne aura bientôt 30 ans, l’âge de la maturité qu’on déguste au creux de la main.