Dans un livre intitulé “Moi, la grue”, Barbara Polla consacre aux grues de chantier une étude troublante mêlant l’image d’une femme qui fait «le pied de grue», en attendant ses clients, et celle d’une structure d’acier vacillante, symbole de nos rêves déséquilibrés.
Des grues de chantier on ne voit souvent que l’aspect négatif,
celui d’une urbanisation rampante qui ronge les paysages. Mais parfois, leurs
lumières clignotantes la nuit nous donnent envie de nous arrêter… Au bord d’un
chantier désert, nous levons la tête : qui peut avoir le courage de monter tout
là-haut ? Cette question, l’écrivaine et galieriste suisse Barbara Polla (qui
fut aussi directrice de recherche INSERM, spécialiste en
immunologie-allergologie et femme politique) se la pose depuis toute jeune. «J’ai
toujours rêvé de rencontrer un grutier», dit-elle, sans se cacher d’être
attirée par eux. «Je me disais, ce doit être fascinant, cette solitude en
hauteur.» Pendant des années, elle rôde autour des chantiers, «espérant
reconnaître le grutier parmi les hommes qui sortaient». Mais peine perdue.
Ainsi qu’elle l’apprend plus tard, les grutiers ne se mélangent pas. Ce sont
les aristocrates des chantiers. Leur métier est à haut risque. «Le soir ils
grimpent sur leurs motos, s’en vont solitaires et rentrent chez eux. J’ai
toujours aimé les motards, aussi», raconte Barbara.
Les grutiers sont les hommes d’une seule femme
Désespérant de jamais pouvoir assouvir sa curiosité, elle finit
par demander l’aide d’une amie architecte qui joue les intermédiaires. C’était
il y a quatre ans. Son premier grutier s’appelle Patrick. Elle le rencontre
trois fois, puis se rend dans une entreprise de construction pour «faire ses
classes». Elle peut enfin les voir au travail, leur parler, les suivre, se
nourrir de leur étrangeté ; les grutiers sont des hommes à part. Ils n’ont pas
le vertige et ils doivent apprendre à «danser» avec leur grue un ballet qui
requiert de la manipuler comme une sorte d’exosquelette. Leur grue, ils l’ont
«dans la peau», littéralement. «J’ai compris que je n’avais aucune chance.
Les grutiers sont les hommes d’une seule femme». De ce travail de
recherche, – et en collaboration avec l’artiste Julien Serve qui accompagne son
texte de croquis au feutre noir – Barbara tire la matière d’un livre étrange,
construit en forme de dialogue amoureux, mâtinée de regret et de frustration.
Lui et Moi échangent des paroles. Lui, le grutier. Moi, la grue.
En patois, gruer signifie «attendre»
«Comme probablement parlent les grues, appuyées contre les
murs des villes, une jambe repliée appuyée elle aussi sur le mur. Debout sur
une seule jambe, en attendant Godot. Ce n’est pas par hasard qu’on appela les
grues des grues : “gruer” ne signifie-t-il pas attendre ? Les grues attendent.
Elles attendent le matin, toutes les nuits du monde. Nous avions tout notre
temps. Et quand la joie d’attendre pâlissait, alors nous dansions.» Filant
autour du métier de grutier la métaphore de la danse, Barbara glisse dans la
trame poétique du livre des informations étranges. On apprend que certaines
grues portent le nom de topless, quand elles sont sans tirants, et que
le plus grand chantier de construction d’Europe se trouve à Aspern, en
Autriche. «Quarante trois grues construisent ensemble un tout nouveau
quartier, une ville en réalité, pour 20000 habitants et 20000 travailleurs. On
dit qu’ensemble elles dansent Le Lac des Grues…»
Tango du haut d’une grue
Ecoutant du Tchaïkovski au sommet de sa grue, le conducteur rêve
qu’il participe à ces noces d’échassiers. Là-haut, à 130 mètres de hauteur, ça
bouge. Les jours de grand vent, la grue fait tourner la tête : «Elle est
toujours en déséquilibre. Elle penche en arrière du côté du contrepoids,
et ne se retrouve à l’horizontale que lorsque la charge maximale est au bout de
la flèche. Ses lests de base lui assurent une certaine stabilité; ses lests de
contrepoids pèsent bien dix tonnes pour compenser les charges.» De fait,
chaque grue peut tomber : «Il faut le goût du risque. Beaucoup ont peur. Pas
nous. Nous les grutiers, pour la plupart, les vrais grutiers, on est motards
aussi… cela va de pair, la grue, la moto. Les femmes, les grues, les motos, le
risque. Le risque avec les grues, c’est comme les passagères sur la moto: le
risque qu’elles tombent. J’aime pas ça. Le risque maximal, c’est au moment de
la prise de la charge.»
Une danse liée au mythe du labyrinthe de Dédale ?
Les hommes des chantiers, Barbara boit leur parole. Cela se sent
dans l’écriture, qui s’enroule presque sensuellement autour de ces figures de
flèches, d’antennes et de potences aux mouvements vacillants… Toujours sur le
point de basculer. «On dit de nous que nous sommes les solitaires du vertige»,
lui dit un grutier. Autrement dit : bâtir, c’est se perdre aussi. Chose
étonnante, Barbara note qu’il existe une légende selon laquelle «Thésée, de
retour de Crète, après avoir, grâce à Ariane, délivré les Athéniens du joug des
Crétois, se rendit à Délos où il dansa avec les jeunes filles athéniennes une
danse qui, en ce temps-là, était en usage et dans laquelle on imitait les tours
et les détours du labyrinthe. On nomma cette danse, dans le pays, la danse de
la Grue, parce ce que les danseurs dessinaient par leurs révolutions comme des
vols de grues dans le ciel.»
Grue, érection, rêve de défier
dieu
Pour célébrer la sortie de son livre, publié aux éditions Plaine
Page, les bureaux d’architecture de l’Atelier Martel (20e arr. de Paris)
organisent une exposition «Moi la grue» mêlant des photos de grues (signées par Guillaume
Varone) et des oeuvres originales de Julien Serve, qui brode sur nos «utopies
érectiles» , ainsi qu’il le dit : «Le motif principal est une
reprise de la Tour de Babel comme représentée par Brueghel.» Pour mettre en
lumière l’aspect masturbatoire de ce rêves d’érection – plus haut, toujours
plus haut –, Julien Serve y «adjoint des mains» qui se mêlent aux tours et font
enfler les édifices. «La Tour de Babel c’est aussi bien évidemment l’échec,
le plafond sur lequel viennent s’écraser toutes les utopies qui tendent à
prendre corps trop fort. C’est la dispersion des langages, des savoirs, des
formes : c’est la débandade collective. C’est cette dispersion que je
tente de rejouer au travers de multiples petits fragments dessinés disséminés
dans les locaux de l’agence.»
Construire, dit-elle
Comme en réponse aux désirs des hommes,
qui enflent puis s’accablent, et dont le mouvement constant vers le haut ne se
décourage jamais, le chant d’amour de Barbara Polla fait écho : «C’est
à chaque fois un bonheur quand il monte sur moi / À chaque fois une surprise /
Et j’aime qu’il reste longtemps / C’est souvent quatre ou cinq heures à la
fois…»
.
A LIRE :
Moi, la grue, de Barbara Polla & Julien Serve, éditions Plaine page,
collection Les Oublies, décembre 2019.
A VOIR :
exposition «Moi la grue», à l’Atelier Martel,
du 15 décembre 2019 au 13 mars 2020, de 11h30 à 18h30, avec des oeuvres de
Julien Serve (pas les dessins du livre mais d’autres oeuvres
«architecturales») et les photos de grues de Guillaume Varone. Adresse : 8 bis, rue d’Annam, 75020 Paris.
A VOIR : exposition et lecture «Moi la grue», à partir du 7 mai 2020
à Genève, dans l’atelier d’architecture 3bm3.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Pourquoi dit-on érection pour un gratte-ciel ?» ; «Le pénis est-il un mendiant ?»