Performances explosives, sonores et visuelles, les séances du LUFF (Lausanne Underground Film & Music) accueillent cette année plusieurs films de Derek Jarman, le cinéaste culte de l'ère punk. L'occasion de relire son livre-testament : “Chroma”.
Le 31 mai 1992, Derek Jarman note dans son Journal : «Cette
nuit, j’ai rêvé que j’écrivais un livre sur la couleur.» Déjà, dans son
film Shadow of the sun, la lande était orange et le ciel rouge, comme si
l’oeil pouvait capter dans tous les spectres de couleur. Suite à ce rêve
étrange, Derek Jarman écrit le livre. Il l’achève au printemps 1993, quelques
mois avant sa mort. Il avait annoncé dès 1986 qu’il était séropositif. Durant
les dernières années de sa vie, Jarman consacre une partie de son temps à faire
pousser des fleurs dans son jardin, à Dungeness : acanthes, anémones, mauves,
sanguines et bourraches. Autour de ces fleurs aux teintes vives, alors qu’il
est gravement malade, il dresse des cercles de pierre et des pieux protecteurs.
Le traitement qu’il subit pour combattre le sida lui fait
graduellement perdre la vue. «Faire pousser des
couleurs, alors même que l’oeil ne peut presque plus les voir», résume
Michel Valensi, qui édite et préface ce livre, le dernier, de Jarman. Son titre
: Chroma. Sous-titre : Le livre des couleurs (aux éditions de l’éclat).
Le livre né d’un rêve
Pour l’écrire, alors qu’il devient aveugle, Jarman s’habille dans
la couleur sur laquelle il se concentre. «Jarman doit subir fréquemment des
tests oculaires. La rétine est endommagée ; il a des éblouissements. Pour
écrire le chapitre sur le jaune, il met son pyjama jaune. Le rouge est écrit
presque entièrement à l’hôpital, entre quatre heures et cinq heures du matin,
avec un tee-shirt rouge de chez Mark & Spencer. La couleur doit être
tactile. Bleu est repris du film Blue, qui sera présenté à Venise en 1993.
L’écran est bleu. Le texte défile.» Le bleu est la dernière couleur que
Jarman peut distinguer. Au moment de basculer dans les ténèbres, il ne consacre
pourtant pas son dernier chapitre au noir mais… à la transparence. «Le verre
est la clé de l’exploration de notre univers, écrit-il. C’est à travers
un verre que Galilée a exploré le système solaire ; c’est un prisme de verre
qui a révélé le spectre à Newton. Au dix-septième siècle, les découvertes
progressaient en même temps que la manufacture du verre.» Puis, citant
Georges Herbert, il écrit : «Un homme qui regarde du verre, / […] il passe
au travers / Et aperçoit le paradis.»
La transparence est-elle une «absence» ?
De cette «absence de couleur» qu’est la transparence, Jarman
suggère qu’elle constitue une des clés de son oeuvre. Il filme souvent des
acteurs qui frappent leur visage à des vitres, comme dans Jubilee, ou
qui se heurtent au vernis glacé de tableaux anciens, comme ce garçon drogué
torse-nu qui –dans The last of England– tente vainement de s’unir à un
ange peint sur une toile. Les prismes qui fascinent Jarman occupent aussi le
coeur de ce film étrange –In the shadow of the sun– dont les séquences
ralenties à 3-6 images par seconde semblent se mouvoir comme à une distance
infinie. De fait, le charme ensorcelant du film provient sûrement du fait que
ses images n’affleurent à l’écran que par
transparence, à travers plusieurs strates de pellicules. Les scènes les plus
anciennes – tournées en Super 8 entre 1972-74 – ont été superposées à une bande
de 1980 intitulée «Voyage en voiture à Avebury» et passées à travers des
filtres d’écarlate ou de rose saumon. Le montage aurait ensuite été refilmé en
16mm, ce qui fait dire à Rowland Wymer, un des biographes de Derek Jarman : «La
dégradation de l’image causée par ce re-filmage d’images en couches multiples
leur donne un mystère/une énergie chatoyante comme ce tableau Les Nympheas
de Monet.»
Bande-son Dark ambient : noir, c’est noir
Le titre du film, In the shadow of the sun, est emprunté à
un texte d’alchimie du XVIIe siècle qui désigne la pierre philosophale sous
l’épithète «ombre du soleil». Les images du film montrent le ballet suspendu de
danseurs masqués, des ébauches de gestes, des flammes, un texte composé sur une
machine à écrire et la route qui défile en direction d’Avebury, le plus grand
Cromlech (cercle de pierres) d’Europe, près de Stonehenge. Lorsque Jarman
achève le film, il demande au groupe Throbbing Gristle de composer une
bande-son dont les nappes sonores, sombres et atmosphériques, sont traversées
par l’énumération presque inaudible des cartes du tarot. Projeté en 1981, au
festival de Berlin (1), le film ne manque pas de susciter toutes sortes de
spéculations. Certains spectateurs notent qu’un des masques du film rappelle
curieusement la tête de chacal d’Anubis, le dieu égyptien chargé de conduire
les morts dans l’autre-monde… Derek Jarman se plaignait que «les spectateurs
se soient concentrés sur les sens cachés du film au lieu de se laisser emporter
par la toile sonore et visuelle des images aléatoires.»
Faire du cinéma un pierre philosophale
Pour le voir, il est de fait recommandé de lâcher prise car le film
est censé agir à un niveau psychique plus profond que le niveau strictement
analytique ou rationnel. Hypnotique, envoûtant, In the shadow of the sun
opère à la façon d’une rêverie expérimentale ou d’un processus alchimique.
D’une certaine manière, ce que Jarman voulait ce n’était pas faire du cinéma,
c’était plutôt –par le moyen du cinéma– extraire «l’esprit» d’un corps comme on
extrait l’essence volatile des fleurs. Pour lui, le cinéma était la pierre
philosophale qui peut changer la matière en or.
Danse macabre nucléaire et backroom SM
C’est tout particulièrement le
cas avec ses oeuvres composées en cut-up et qui alternent/superposent des
scènes filmées en super8. Si on les laisse agir, ses oeuvres prennent
l’épaisseur de cauchemars érotiques ou d’obsessions lancinantes. Dans The Last
of England, les images stroboscopiques, pareilles à des décharges, mettent en
scène la fin du monde dans des décors de friches industrielles où des bandes de
skins et de jeunes soldats se mordent à pleine bouche, se livrent au
viol, s’injectent de l’héroïne. Leur fièvre vous contamine, réveille en vous le goût du sexe. Dans In
the shadow of the sun, les images sont plus planantes : nébuleuses, elles
tournent en boucles et vous emportent au fil d’une songerie psychédélique
proche de l’ensevelissement. Quand le film s’achève, quelque chose à
l’intérieur de vous continue de travailler.
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«Et lorsqu’elle disparaît
Je trinque à la santé de mon fantôme
Avec l’eau-de-vie»
(poème de fin du livre Chroma)
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A VOIR : Trois films de Derek Jarman – In the shadow of the sun (17 octobre), Jubilee (18 octobre), The Last of England (19 octobre)– seront projetés au LUFF.
LUFF du 16 au 20 octobre 2019
A LIRE : Chroma. Le livre des couleurs, de Derek Jarman, éditions de l’éclat, 2019 (réédition).
NOTE (1) Le film, lors de sa première au Berlin Film Festival, s’accompagne d’un court-métrage (intitulé «TG Psychic Rally in Heaven») qui superpose les images d’un concert Throbbing Gristle et d’un film de Jarman intitulé Dante’s Inferno, trituré jusqu’au point-limite de l’abstraction et entrelardé d’inserts pornographiques.