Nous sommes le jeudi 7 décembre 2014 au Caire, et pour 26 hommes, c’est la honte qui s’abat. Vingt-six silhouettes presque nues avancent douloureusement vers le camion de la police venu pour eux. C’est une rafle dénuée de toute humanité devant laquelle maints spectateurs pourtant applaudissent. Le show est diffusé en direct à la télévision et animé sur place par la journaliste égyptienne Mona Iraqi, qui a elle-même dénoncé les hommes. Les acteurs, ce sont eux: les homosexuels. Ces dépravés, ces déviants, ces pervers, ces malades.
«On entend ça tous les jours: que nous sommes malades, que nous sommes déviants»
Les mots pèsent bien une tonne sur les épaules de ces parias de la société égyptienne. «On entend ça tous les jours», témoigne Ahmed. «Dans la rue et dans les médias. Que nous sommes malades, que nous sommes déviants, que nous sommes obsédés par le sexe. Que nous transmettons le sida. Et que nous irons tous en enfer». Ahmed est égyptien. Ahmed est gay. Et sa famille ne le sait pas. Il ajoute que «ce serait trop difficile pour eux de comprendre. L’homosexualité est considérée ici comme une pratique, pas comme une identité».
Devant le triste spectacle qu’offre ce mois de décembre, la mince communauté cairote des activistes LGBT s’active. Le système judiciaire n’octroie aucun droit ni dignité à ceux «coupable de perversion». Déjà au bout de quelques heures de détention, les témoignages de viol filtrent. Les hommes auraient été «offerts en cadeau aux autres prisonniers» par les officiers de police. Pour autant, trouver un avocat va être difficile. Peu acceptent d’être médiatisés comme «les avocats des gays». Les insinuations d’être eux-mêmes homosexuels sont courantes et rebutent.
«On travaille avec une autre ONG dans ces cas-là. Mais tout se fait très discrètement. Avec la répression qui frappe en ce moment les acteurs de la société civile, s’ils s’affichaient en plus avec des activistes pour les droits des homosexuels, ce serait leur fin. Et puis il faut aussi que les accusés acceptent d’être aidés. Ils pensent souvent qu’ils ne le méritent pas car ce qu’ils sont et font n’est pas bien». Ces mots viennent de Marwa*, une jeune homosexuelle. Avec cinq amis également homosexuels, ils ont créé Bedayaa en juillet 2010, une association visant à venir en aide, protéger et écouter la communauté LGBT dans la vallée du Nil (Égypte et Soudan). Réunis par la volonté d’organiser une communauté soudée et efficace, ils commencent par recueillir des témoignages, faire des enquêtes sauvages dans la rue, à leurs risques et périls. 95% des sondés nient la présence d’homosexuels en Egypte, tandis que les 5% restants la trouve «acceptable tant qu’ils ne demandent aucun droit».
Après deux ans à documenter les diverses violations subies, l’association lance son site internet (gqmn.weebly.com) et ses premiers ateliers. N’importe qui ne peut pas y assister. «On fonctionne par un réseau de confiance. La personne doit nous être recommandée par quelqu’un que l’on connaît déjà et à qui on fait confiance. Il nous arrive de faire des entretiens personnels également», déclare Marwa. Tous les vendredis, homosexuels, lesbiennes, bisexuels, et transsexuels se réunissent dans un café du centre ville et parlent des problèmes avec leur famille, des violences expérimentées, du prochain film à regarder, aussi. Amira, cofondatrice de Bedayaa, précise que la plupart viennent chercher un soutien moral et psychologique. Le reniement par la famille est fréquent, en conséquence beaucoup cachent leur sexualité. Ahmed avoue que deux de ses cousins l’ont découvert en fouillant dans ses affaires et ont menacé de tout dire à ses parents. «J’ai dû leur promettre de changer, mais évidemment, il n’en est rien». Quant à Amira, elle se souvient qu’une fois, un jeune homme est venu à un atelier avec sa mère. Elle sourit en racontant que celle-ci est repartie «en admettant au moins que nous ne sommes pas de mauvaises personnes. Pas de drogues, pas de sexe dans la rue!».
Touchés, mais pas à terre
Mais aujourd’hui, après les espoirs d’ouverture sociale et morale guidés par la révolution de 2011, l’heure est à la répression farouche. Le régime d’al-Sissi veut «se racheter une morale et une bonne dose de confiance», ajoute Scott Long, un activiste indépendant, à l’origine de la création de la section LGBT d’Human Rights Watch. «Les Frères musulmans, alors qu’ils étaient au pouvoir en 2012, n’avaient pas à prouver quoique ce soit puisqu’ils sont eux-mêmes religieux». En en faisant des scandales médiatiques, l’occasion est aussi «de détourner l’attention du public des réels problèmes sociaux, économiques et politiques du pays», précise Hossam Baghat, directeur d’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR). D’ailleurs, certains journalistes ont avoué ici et là avoir reçu des consignes afin de cultiver les choux gras de ces affaires de décence.
«Après la révolution, les gens ont pensé qu’ils pouvaient tout changer. Les minorités sont devenues plus visibles…»
Et la traque s’organise. Espionnés sur internet, les victimes de ce recrû de bonnes mœurs sur l’autel de la religion, ferment leurs comptes sur les réseaux sociaux et arrêtent d’utiliser les applications sur leurs téléphones portables pour se retrouver. «J’évite aussi d’avoir un «look trop gay» dans la rue», ajoute Ahmed. A Bedayaa, on échange informations et messages d’alerte. On tente de rester unis. Mais pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre, les ateliers sont suspendus. Trop dangereux. Marwa et Amira sont un peu amères. «Après la révolution, les gens ont pensé qu’ils pouvaient tout changer. Les minorités sont devenues plus visibles. On marchait dans la rue, on parlait, on faisait la fête plus librement. Une vague de visibilité a déferlé entre 2011 et 2012. La police était affaiblie et à partir de 2012, la société a décidé qu’elle allait être la police. La police des mœurs. Une nouvelle forme de pression sociale est apparue. Le gouvernement provisoire de Mansour et le nouveau, celui de Sissi, ont suivi». La déception est flagrante sur leur visage, mais point de résignation. «Nos rencontres hebdomadaires sont suspendues, pas supprimées. Et nous sommes toujours là, à disposition. La porte est ouverte.»
Mona Iraqi a de son côté affirmé lors d’une interview qu’elle «n’a rien contre les homosexuels» et s’est contentée de dénoncer des pratiques sexuelles ayant lieu contre de l’argent. Elle est maintenant poursuivie pour diffamation et fausses informations.
» http://www.freewebs.com/bedayaa/
* Afin de protéger les personnes homosexuelles citées dans cet article, leurs noms ont été modifiés.
Note: Les 26 hommes arrêtés le 7 décembre 2014, ont été innocentés et relâchés pour «preuves insuffisantes» dans un jugement du 13 janvier 2015.