Pourquoi les pissotières ont-elles disparu alors même que l’homosexualité devenait légale ? Réponse n°1 : parce que les gays n’avaient plus besoin d'elles pour se rencontrer. Faux. Réponse n°2 : parce qu’il fallait empêcher que les hommes «normaux» y rencontrent des gays.
Entrer dans une pissotière, regarder les hommes qui
s’y trouvent, s’attarder… sans un mot. Attendre en silence. Sur les photos de
Marc Martin, les mecs se matent. Leurs
yeux brûlent. Leur coeur durcit. Atmosphère de plomb. Qui
va dégainer le premier ? Comme dans la réalité (celle des urinoirs maintenant disparus), les modèles de Marc Martin
viennent de tous les horizons : étudiant, hétéro, salarié, gay, marié,
célibataire… On ne sait pas qui est qui. Peu importe.
«Dans les tasses on bandait en silence»
Exposées au Schwules Museum de Berlin, dans le cadre
d’une exposition dédiée aux vespasiennes (du 17 novembre 2017 au 5 février 2018), les photos de Marc Martin traduisent
parfaitement l’atmosphère de tension électrique propre aux lieux clandestins.
Des mecs se matent et bandent muettement. «C’est la loi du silence», dit
Marc, qui interroge depuis près de dix ans tous les vétérans de la belle époque
quand les pissotières étaient les seuls endroits possibles pour une rencontre.
Rappelez-vous : «En France jusqu’en 1981, en Allemagne –sous le paragraphe
175– jusqu’en 1994, l’homosexualité est un délit aux yeux de la loi.» Il
n’y a donc pour les hommes aucun autre moyen, ou presque, de vivre leurs pulsions homosexuelles que se
retrouver dans les tasses (urinoirs publics). Là, sans se présenter, ni dire
bonjour (ni même bonsoir), ils partent dans l’inconnu. «L’univers
masculin à l’intérieur des tasses faisait partie de mon excitation ; le silence
aussi», raconte un témoin. Un autre
confirme : «Pour papoter, on allait se fumer une clope dehors. Dans les
tasses, on bandait en silence.»
Usage de la parole proscrit : anonymat
obligatoire
«Indissociable des rencontres sexuelles anonymes
entre hommes, le silence dans les tasses avait un rôle aphrodisiaque. L’usage
de la parole y était proscrit.» Ce silence lourd de sous-entendus
démultiplie la puissance érotique des échanges mais surtout défie les normes :
ainsi que l’explique le sociologue Edward Delph (1978), cité par Marc, les
rapports sexuels, concrétisés en silence, s’opposent aux rites de la rencontre
classique entre un homme et une femme, amorcée par un dialogue et
supposant un minimum d’investissement avant de passer à l’acte. Marc Martin
insiste sur ce point : entrer dans les pissotières, c’est comme passer la porte
d’une autre dimension. Tout devient possible dans cet espace d’impunité : des
mâles anonymes, mutiques, aux regards perçants, pénètrent, se soulagent puis
ressortent. Que l’un d’entre eux au passage ait vidé plus que sa vessie, qui le
saura ? Bien sûr, il y a la police. En 1970, Peyrefitte note dans son livre Des Français (1970) : «La brigade mondaine fixe à 3 minutes le délai normal pour
pisser. Ceux qui le dépassent deviennent suspects, et s’ils sont deux, risquent
un séjour au Quai des Orfèvres...»
Epoux en retard : coincé dans un bouchon ou dans
un édicule ?
Les visiteurs sont censés circuler. La brigade des
moeurs veille. Malgré le danger, des hommes ont le courage de risquer leur
réputation. «Ainsi ce ministre de l’Information de la 4ème république,
coincé dans une rafle de pissotière et qui, reconnu par un policier qui lui
demande, éberlué, ce qu’il fait là, répond sobrement : “Je m’informe, voyons
!”» Dans le catalogue de l’exposition –qu’il a non
seulement rédigé mais très richement illustré de documents rares et de ses
propres photos aphrodisiaques– Marc Martin entrelace son histoire avec celle de
tous ceux qui ont, dit-il, «osé affronter des plaisirs défendus» Il
s’avère que ces braves étaient souvent des hommes mariés.
Dans son étude pionnière de 1970 sur les toilettes publiques aux
États-Unis, Laud Humphreys note que les bons pères de famille viennent là «en
rentrant du bureau» : «Beaucoup de femmes au foyer […] pensent que leur
mari a été retardé par la circulation quand, en fait, il s’est arrêté dans une
tasse.» Dévoilant la face cachée de la norme hétérosexuelle, Laud Humphreys
démontre à quel point les catégories sexuelles sont factices. A la faveur d’une
pause-pipi, beaucoup d’hommes dits «hétéros» passent à l’acte. Cela fait-il
d’eux des gays ? Ou serait-ce que la plupart des mâles sont des omnivores ?
Qu’importe le corps, pourvu qu’on en jouisse
Certains de ces mâles lambda n’hésitent pas à le faire en bas de chez eux, pour s’offrir «une
parenthèse dans leur soirée familiale», dit Marc, qui cite Marko Bérard,
amateur d’urinoirs dès les années 1960 : «L’homme marié qui sortait le
chien ou qui sortait fumer une cigarette était monnaie courante... Une bouche
dans la pénombre d’une pissotière, ça faisait très bien l’affaire pour se vider
les couilles. Les hétéros n’allaient pas s’afficher homo en entrant dans une
tasse, ni le devenir en en ressortant, mais ils allaient y découvrir notre
existence, nos avances, nos services et donc se laisser tenter plus facilement
qu’en entrant consciemment dans un établissement ouvertement homosexuel.
L’hétéro pouvait entrer dans une tasse avec le prétexte de devoir pisser et
avait tout le loisir, en toute discrétion, de se faire plaisir.» Bruce
LaBruce approuve : «L’air de rien, c’était pratique pour eux d’entrer là et
de pouvoir assouvir secrètement leurs penchants.» Il serait cependant
caricatural de n’y voir que cela : du sexe rapide et impersonnel. Les
pissotières, en réalité, étaient des zones de trouble et de questionnement. De
vrais espaces d’émancipation. Raison pour laquelle il était si important de les
détruire. Les lieux de brassage social menacent l’ordre.
Les lieux de brassage social et sexuel menacent l’ordre
L’ordre veut que les citoyens soient clairement
identifiables : hommes/femmes bien opposés ; homos/hétéros séparés. Avec les
pissotières, ça posait problème. Des hommes de toutes classes, de tous âges, de
toutes tendances s’y croisaient. Dans un essai virulent, Mike Nietomertz accuse
: «En dégageant les pissotières des trottoirs des sociétés occidentales, il
semble qu’on ait voulu se débarrasser du risque trop grand de voir tout ce que
la Terre compte d’hétérosexuels se laisser tenter par une branlette, puis une
pipe, puis…» (1). Les édicules, malheureusement, ne pouvaient pas survivre à la
légalisation de l’homosexualité. En même temps que les autorités parquaient les
gays dans des espaces bien circonscris, elles détruisaient les pissotières :
logique.
Les nomenclatures et les luttes des minorités renforcent l’ordre
Labeliser un usage du corps c’est ce que Foucault appelle un «dispositif de sexualité», soit
l’équivalent d’un dispositif de contrôle carcéral. D’un côté on créé des
catégories étanches, en les présentant comme des espaces de reconnaissance
identitaire ; de l’autre on détruit tout ce qui peut créer du lien entre les
citoyens. Diviser pour régner. La mécanique du pouvoir repose en grande partie
sur l’institutionnalisation des sexualités, si possible compartimentées en de
multiples sous-genres, afin que l’immense majorité des humains (qui sont, par essence, complexes, mi-homme, mi-femme, bisexuels et curieux) se
désolidarisent les uns des autres, et ne forment plus que des minorités, en proie
à des luttes intestines.
Pissotière : un espace où
l’on pouvait «s’affranchir» de la norme
La mort des pissotières a donc signé bien plus que
la mort d’un lieu dédié aux «mauvaises fréquentations». Il a signé la mort
d’une liberté. Dans les tasses, des milliers d’hommes échappaient au système
des catégories et devenaient, en silence, des êtres plein d’espoirs et
d’incertitude, avançant les uns vers les autres. La liberté, c’est ne pas être
immatriculé-e. La liberté, c’est entrer dans une interzone et s’y livrer, sans
dire un mot, «à son seul désir». Faut-il s’en étonner ? Depuis que les
toilettes publiques ont disparu, remplacées par des sanisettes, la tension
sociale a monté d’un bon cran. Comme le souligne très justement Marc Martin : «Dans
les pissotières, au revers des portes de cabines,
les mecs laissaient leur numéro de téléphone, leurs fantasmes. Quoi qu’on en
pense, ces espaces étaient des lieux de mixité et d’échange. On était dans
l’intime et la quête de l’autre, pas dans la haine. Aujourd’hui les murs des
chiottes sont des défouloirs de rancoeurs, de racisme et de slogans politique.»
L’exposition dont Marc Martin est le maître d’oeuvre comporte d’ailleurs plusieurs portes de
cabines anciennes, sauvées de la destruction, et couvertes de messages (ou
traversées par des ouvertures) qui disent mieux qu’un long discours l’ampleur
du désastre. Bien avant le minitel ou l’Internet, ces portes de pissotières
servaient de véhicule à tous les fantasmes et ces fantasmes coïncidaient avec
l’idée même de la porte dans ce lieu de passage : ils exprimaient le désir éperdu de faire sauter les séparations.
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A LIRE : Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées (ouvrage bilingue
allemand-français), catalogue d’exposition de 300 pages, couleur,
éditions Agua, sortie le 10 novembre 2017. En pré-vente aux Mots à la bouche.
A VOIR : Exposition
Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées, au Schwules
Museum (Lützowstraße 73, 10785 Berlin), du 17 novembre 2017 au 5 février 2018.
Note 1 : «Les espaces de rencontre intersexuelle représentent le risque que les sexualités débordent de leur cadre strict, et notamment la sexualité la plus en danger pour les pouvoirs politiques (l’hétérosexualité, pour ne pas la citer). Et c’est uniquement pour cette raison que la politique de la ville s’est acharnée à détruire ces espaces.» (Mike Nietomertz, «Dans la rue, les vespasiennes », Minorités, No. 76, avril 2011, cité par Marc Martin dans Fenster zum Klo)