Saviez-vous que Jean Genet avait réalisé un film ? Un seul et unique film. Cet OVNI érotique est diffusé demain au festival du film underground de Lausanne (LUFF). C’est une histoire de l’oeil, intitulée «Un chant d’amour».
Imaginez
une enfilade de cellules. Dans chacune d’entre elles un homme se
masturbe en pensant au détenu d’à côté. Dans chaque cellule, les prisonniers se
tordent contre les murs qu’ils embrassent. Leurs désirs sont aveugles, car des
murs les séparent. Ils ne savent pas de qui ils sont amoureux. Quand il y a un
trou dans un mur, il est si étroit qu’on peut seulement y glisser un brin de
paille… pour y souffler de la fumée de cigarette. Deux prisonniers s’échangent
la fumée. C’est cela le chant d’amour. Ils ne se voient pas, mais ils
s’embrassent par la fumée.
Prison scopique
Dans
le film, la seule personne qui voit, en dehors du spectateur, c’est le maton…
qui mate. Passant tel un chat, de porte en porte, sans bruit, il soulève
l’oeilleton et regarde les prisonniers tout en se touchant. Lui aussi rêve de
sexe entre hommes, jaloux de ces corps sculptés et de cette liberté paradoxale
dont ils jouissent. Les prisonniers couvrent les murs de sperme et de graffitis
obscènes. Certains rêvent de la forêt. D’autres rêvent que la figure tatouée
sur leur bras les enlace. Le maton devient fou à ce spectacle. Que va-t-il
faire ?
Un film sous haute tension
Durant
les 25 minutes que dure ce film onirique, la tension s’accumule dans cet
univers de cachots survoltés. C’est le seul et unique film réalisé par
Jean Genet, en 1950. Interdit pendant 25 ans, il n’est sorti de la
clandestinité que très lentement car Jean Genet lui-même ne voulait pas qu’il
soit diffusé. Pour lui, ce film ne reflétait que des fantasmes finalement très
mièvres. Une histoire sentimentale ? Peut-être. Il était en tout cas impossible
de «voir» Un chant d’amour et cela, certainement, participait de son
histoire. Mais à quoi bon faire un film s’il ne peut être vu ?
A
quoi bon faire un film invisible ?
L’histoire
commence ainsi : en 1950, Jean Genet, âgé de quarante ans, a déjà été condamné
treize fois par la justice. Il a écrit pratiquement tous ses livres, la plupart
en prison. Le problème, c’est qu’il ne pourra plus aller en prison. En 1946,
après sa treizième condamnation, alors qu’il doit écoper de 10 mois, ses amis
Jean Cocteau et Jean-Paul Sartre ont demandé un recours en grâce signé par une
foule d’artistes et de penseurs (Picasso, Mauriac, Breton, Claudel, Prévert…).
En 1949, après une longue procédure, le président de la République (Vincent
Auriol) amnistie Jean Genet qui… cesse alors pratiquement d’écrire.
Privé
de prison, privé d’inspiration ?
Jean
Genet devenu muet décide de faire un film muet. Ce film en noir et blanc
rendra hommage à la prison dans laquelle il a passé le plus de temps : la
prison de Fresnes, dont les murailles apparaissent au début et à la fin du
film. C’est à Fresnes qu’il a écrit Miracle de la rose. C’est à la sortie de
Fresnes qu’il a rencontré Jean Cocteau grâce à qui ses écrits ont pu sortir de
l’ombre. Jean Genet admire Cocteau. Lui aussi, comme Cocteau, il veut faire du cinéma. Il écrit
d’ailleurs ses livres comme des scripts de film, ainsi que le dévoile un ouvrage
passionnant de Jane Giles, publié en 1993 aux éditions Macula.
Le cinéma de Genet
Ce
livre magistral – intitulé Le cinéma de Genet – dévoile une foule de détails
inouïs sur la vie du romancier. Comme Proust, Genet écrivait des textes puis
les découpait en bandes qu’il montait avec des bouts d’autres textes, afin que
les descriptions documentaires de son autobiographie se mêlent à des fictions.
Dans Un chant d’amour, c’est la même construction : prison / rêve / prison /
fantasme / prison. Les murs servent de
séparation entre des séquences qui se mélangent de façon parfois hypnotique. La
prison c’est le réel, mais on ne sait parfois plus dans quel monde les acteurs
évoluent.
Nico Papatakis, futur mari d’Anouk Aimée
Il
semblerait que Jean Genet ait toujours rêvé de cinéma, au point que ses romans
en portent la trace : découpés, montés, remontés comme des bobines. Lorsque, en
1950, Jean Genet se met en tête de faire un film, il a déjà une connaissance
précise de cet art. Première étape : trouver de l’argent. Jean Genet s’adresse
à un vieux compagnon de misère, rencontré à la fin de la guerre, en 1943. Cet
homme s’appelle Nico Papatakis et c’est
en hommage à lui que la célèbre chanteuse Nico porte ce nom. Un entretien
passionnant avec Nico Papatakis est d’ailleurs reproduit dans le livre, qui
relate toute l’affaire.
La rose rouge, tremplin d’artistes comme Juliette Greco
Nico Papatakis : «J’avais
à l’époque un endroit qui s’appelait La Rose rouge, un cabaret théâtre, où
pendant deux heures tous les soirs il y avait un spectacle. Genet y venait de
souvent ; je l’avais connu à la fin de la guerre et, alors que j’étais patron
cette boîte, il est venu me demander si je voulais bien financer pour lui un
film : “Mais vous savez, je veux faire un film dans la tonalité de ce que
je fais en général, donc un film érotique.” Je lui ai donné mon accord. Il
me dit : “Réfléchissez bien, parce que cela comporte des tas de risques”, et
à l’époque c’était très dur, parce que cela tombait sous le coup de la loi.
Tout ce qui s’apparentait au film pornographique (ce n’en n’est pas un, mais
cela pouvait être assimilé à ce genre de films) était très dangereux, on était
passible de prison.»
Des acteurs qui ne savent pas jouer
Malgré
les risques, Nico Papatakis accepte. Il finance le film. Le décor de prison est
monté dans les locaux de La rose rouge. Un célèbre opérateur cinéma,
Jacques Natteau, est chargé de filmer. Les acteurs sont recrutés. C’est Jean
Genet qui les choisit, parmi ses amants et ses (mauvaises) connaissances du
«milieu interlope de Pigalle». l’acteur tatoué s’appelle Lucien Sénemaud. Genet
vit en couple avec lui. Le fumeur de cigarettes est un proxénète tunisien qui
exerce aussi le métier de coiffeur (il sait bien manier le rasoir). Il y a aussi un danseur martiniquais appelé Coco. Les autres
sont des «jeunes frappes» ainsi que le résume Nico, qui refuse d’en
dire trop long.
Un générique de film sans noms
Leur
nom n’apparaît pas au générique pour les protéger. D’ailleurs personne n’est
crédité dans ce film, à part Jean Genet puisqu’il est déjà «hors la loi»,
c’est-à-dire intouchable. Une légende persistante veut que Jean Cocteau ait
participé au film, mais Nico Papatakis le nie. Au bout d’environ deux mois (les
retards s’accumulent car les acteurs sont rarement disponibles quand on a
besoin d’eux), le film est en boîte. Il fait plus de 40 minutes. Jean Genet le
réduit à 25 minutes. Suivant leur accord, Nico Papatakis essaie de le vendre
clandestinement à de riches amateurs, pour rentrer dans ses frais.
Passeur de film interdit
«La
seule façon de l’exploiter était de trouver des gens riches qui aimaient le
travail de Genet pour leur vendre des copies.» Chaque fois qu’il traverse une
frontière, avec les bandes cachées sur lui, Nico prie que les douaniers ne le
fouillent pas trop. Ca ne rapporte pas vraiment. Il parvient aussi à en vendre à des distributeurs
indépendants. Certains d’entre eux organisent des séances privées, parfois
interrompues violemment par la police. C’est lors d’un de ces passages à
New York que Nico Papatakis présente celle qui deviendra Nico à Andy Warhol.
C’est aussi à cette occasion que Nico Papatakis devient le producteur du
premier film de Cassavetes (Shadows).
Et quand enfin le sexe est devenu autorisé…
Dans
les années 60, l’underground bouge. Mais Jean Genet n’en a cure. Il devient
politisé, milite du côté des Black Panthers ou des palestiniens et renie Un
chant d’amour qu’il trouve peut-être trop bourgeois (romantique). Lorsque Nico
Papatakis obtient que le film reçoive un prix de neuf millions de francs, en
1974, Jean Genet refuse avec mépris et
met son producteur dans une situation délicate : Nico Papatakis doit rembourser de l’argent. Il était pourtant prévu dans leurs accords que le film serait
exploité commercialement… du moins autant que son statut d’oeuvre illégale le
permettrait. En 1974, quand le film sort enfin de l’illégalité, parce que les lois condamnant le sexe changent et que, peu à peu, l’homosexualité n’est plus proscrite, Genet l’enterre.
Il faut attendre la mort de l’écrivain, en 1986, pour qu’Un chant d’amour devienne visible. Enfin, visible. Mais à travers quelle sorte d’oeilleton ?
Nous qui matons ce film, dans quelle prison sommes-nous ?
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A VOIR : Un chant d’amour, de Jean Genet, produit par Nico Papatakis, 1950.
Diffusion le 16 octobre, au Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF), du 14 au 18 octobre 2020.
Un chant d’amour sera diffusé dans le cadre d’une séance intitulée films-rêves. Cette séance est organisée par Maxime Lachaud, auteur, réalisateur et journaliste français qui viendra par ailleurs présenter au LUFF Texas trip - A Carnival of Ghosts, son dernier long métrage co-réalisé avec Steve Balestreri (un aperçu de la scène artistique contemporaine du Texas à travers ses drives-in abandonnés et artistes underground).
A LIRE : Le Cinéma de Jean Genet. Un chant d’amour, de Jane Giles (avec des entretiens et des textes inédits signés par Philippe-Alain Michaud, Albert Dichy, Serge Daney, Edmund White, Jean Genet, Nico Papatakis, Frédéric Charpentier), éditions Macula, Coll. Cinéma, 1993.