En 1953, Marcel Arland, Jean Paulhan et Dominique Aury alias Pauline Réage.
C’est pour cet homme au centre de la photo, l’écrivain Jean Paulhan, que cette femme, Dominique Aury, va écrire une lettre d’amour enflammée, par défi, par folie, par amour… sous le pseudonyme de… Pauline Réage.
Ne pas se fier aux apparences, dites-vous?
Jean Paulhan signe une préface inspirée pour celle qui fut sa maîtresse dans l’ombre, l’auteure dans l’ombre de la mythique mystique Histoire d’O… formidable coup de butoir dans l’ombre des consciences, après ceux du divin marquis dans la prison de l’ombre, un siècle et demi plus tôt.
Ce garçon (Paulhan, pas le marquis…) fut notamment le directeur de La Nouvelle Revue française (NRF) chez Gallimard pendant trente ans. On lui doit un rapport d’expérience sur… la mescaline, en 1955.
Je blague à peine.
Boris Vian s’était payé sa tête, semble-t-il, avec L’Automne à Pékin. Dans ce roman « où il n’est question ni d’automne, ni de Pékin, le très pontifiant et très ridicule président du Conseil d’administration de la société qui bâtit un chemin de fer en Exopotamie, est le Baron Ursus de Jeanpolent »…
Pontifiant, le bonhomme Paulhan? Je ne connais pas son oeuvre. Voyons voir ladite préface…
Le bonheur dans l’esclavage
» Une singulière révolte ensanglanta, dans le courant de l’année mil huit cent trente-huit, l’île paisible de la Barbade.
« Deux cents Noirs environ, tant hommes que femmes et tous récemment promus à la liberté par les Ordonnances de mars, vinrent un matin prier leur ancien maître, un certain Glenelg, de les reprendre à titre d’esclaves.
« Lecture fut donnée du cahier de doléances, rédigé par un pasteur anabaptiste, qu’ils portaient avec eux. Puis la discussion s’engagea.
« Mais Glenelg, soit timidité, scrupules, simple crainte des lois, refusa de se laisser convaincre. Sur quoi il fut d’abord gentiment bousculé, puis massacré avec sa famille par les Noirs qui reprirent le soir même leurs cases, leurs palabres et leurs travaux et rites accoutumés.
« L’affaire put être assez vite étouffée par les soins du gouverneur Mac Gregor, et la Libération suivit son cours. Quant au cahier de doléances, il n’a jamais été retrouvé.
« Je songe parfois à ce cahier. Il est vraisemblable qu’il contenait, à côté de justes plaintes touchant l’organisation des maisons de travail (workhouse), la substitution de la cellule au fouet, et l’interdiction faite aux « apprentis » — ainsi nommait-on les nouveaux travailleurs libres — de tomber malades, l’esquisse au moins d’une apologie de l’esclavage.
« La remarque, par exemple, que les seules libertés auxquelles nous soyons sensibles sont celles qui viennent jeter autrui dans une servitude équivalente. Il n’est pas un homme qui se réjouisse de respirer librement.
« Mais si j’obtiens, par exemple, de jouer gaiement du banjo jusqu’à deux heures du matin, mon voisin perd la liberté de ne pas m’entendre jouer du banjo jusqu’à deux heures du matin. Si je parviens à ne rien faire, mon voisin doit travailler pour deux. Et l’on sait d’ailleurs qu’une passion inconditionnelle pour la liberté dans le monde ne manque pas d’entraîner assez vite des conflits et des guerres, non moins inconditionnelles.
« Ajoutez que l’esclave étant destiné, par les soins de la Dialectique, à devenir maître à son tour, l’on aurait tort sans doute de vouloir précipiter les lois de la nature.
« Ajoutez enfin qu’il n’est pas sans grandeur, il ne va pas non plus sans joie, de s’abandonner à la volonté d’autrui (comme il arrive aux amoureux et aux mystiques) et se voir, enfin ! débarrassé de ses plaisirs, intérêts et complexes personnels.
« Bref, ce petit cahier ferait aujourd’hui, mieux encore qu’il y a cent vingt ans, figure d’hérésie : de livre dangereux. »
Jean Paulhan, Le bonheur dans l’esclavage, préface à Histoire d’O de Pauline Réage.
La capacité d’émerveillement
Jean Paulhan dessiné.
Jean Paulhan me rassure, avec sa douce ironie, sur l’humain et sa capacité d’émerveillement, antidote au cynisme. Il fut certainement émerveillé, ce coquin, par cette longue et farouche lettre d’amour que lui remettait sa maîtresse, jour après jour.
Je suis tombé, un jour, sur un extrait de ladite préface du bonhomme, dans un autre contexte.
Il était cité dans un texte que m’avait remis une aspirante-soumise, amateure de philo : Mystiques et libertés sado-maso. Son auteur, Lucas Degryse, y évoque une recherche en trois points : “une ontologie inspirée par Philip K. Dick et les penseurs du virtuel, une politique influencée par la sociobiologie et Michel Houellebecq, et une esthétique qui trouve ses sources dans la pop-musique des années 60-70″.
Bon. Il faut dire que je ne bande pas sur les déracinés asexués. Je ne suis pas un fan de ces chantres de l’avènement du « nouvel homme ». Me faire dire que l’avenir de l’humanité passe par l’asexuation, le rejet identitaire, et l’amitié entre les hommes et les femmes…
L’amitié entre les hommes et les femmes? Et quand elle te fend le cul avec un gode-ceinture, c’est ton amie, ducon?…
Pour mouah, ce sont de dignes descendants des seigneurs Humevesne et Baysecul. Ou des mignons de Roxane, tiens. Ça s’écoute parler et ça tarife au mot comme Théophile Gautier.
À sa décharge, le Théogogo fut parfois un haschischin divertissant à lire.
Ce qui me fait tiquer
Ce qui me fait tiquer dans la dialectique de Degryse, c’est de présenter les pratiques bdsm comme une destruction. Dans la lignée de Lacan et ses clowns clones.
Ainsi, l’échange de pouvoir érotique serait le prolongement dans la sphère intime de l’histoire humaine, ce recueil inachevé de litanies sans fin des rapports dominants-dominés entre les hommes et les femmes, entre les peuples, entre…?
Or, la beauté des pratiques BDSM, c’est comme avec le piano : tout le monde peut s’y coller. Le statut social de tous les jours, les armoiries de nos descendants, on en a rien à foutre!
Chez les amoureux et les mystiques
La religieuse de Milo Manara.
Le bonhomme Paulhan ne s’y trompe pas, lui qu’on cite pourtant à l’envers.
Il n’est pas sans grandeur, il ne va pas non plus sans joie, de s’abandonner à la volonté d’autrui (comme il arrive aux amoureux et aux mystiques) et se voir, enfin ! débarrassé de ses plaisirs, intérêts et complexes personnels.
Paulhan ne pouvait mieux qualifier l’abandon livresque de son amante.
Il avait compris que l’échange de pouvoir érotique tient à la fois du rapport amoureux et du rapport mystique. C’est un rapport amoureux dans la capacité de donner, sans espérer recevoir en retour, alors que le rapport mystique réside dans la capacité (la folie?) de se donner à un Dieu (qui n’existe pas).
C’est vrai pour la personne soumise.
Ce l’est aussi pour la personne dominante, à bien y penser.
Hegel au donjon, ou la hutte des claques
L’échange de pouvoir érotique, que j’estime nettement préférable à l’expression « SM » qui n’explique rien et complique tout, n’est pas une oeuvre de destruction. Ça le dit, c’est un échange. Quand on échange, on ne détruit pas, on reconstruit. Il y en a pour tout le monde.
C’est un jeu pour adultes avec ses codes (variables). Le pouvoir s’exerce là où ils veulent. Il s’insère à la base dans la sphère érotique, sur une base “contractuelle”, avec un début et une fin. Le transfert de pouvoir est progressif ou rapide, partiel ou total.
Ce jeu a (devrait avoir?) un but, une visée, au delà du mantra “c’est pour t’aider à repousser tes limites, mon enfant”. Cette phrase répétée par les perroquets et les éponges (Cinachyra Antarctica), est vide de sens.
Il est impérieux d’identifier et de connaître ses propres limites d’abord, avant de penser à les dépasser…
Quant à faire dépasser celles des autres…
D’abord, vous connaissez bien vos limites, vous? Avez-vous déjà réellement jouer avec vos limites? avec celles d’une autre d’une personne? Se pourrait-il que repousser ses limites, ça va bien au delà du nombre de taloches que le lard des fesses d’une personne soumise puisse accepter de recevoir béatement, les yeux dans la graisse de bine?
D’ailleurs, combien de soumises et de soumis se sentent comme un morceau de viande? Combien sont dénigrés, punis, frappés à loisir et sans discernement pour leur intégrité physique et psychologique?
Il y a des hégéliens et des hégéliennes « dans la communauté » qui s’ignorent…
Une logique de déconstruction
Je pense l’échange de pouvoir érotique bien davantage dans une logique de déconstruction que de démolition. Cette logique n’est pas destinée à détruire l’autre. L’idée, c’est plus de la débarrasser de certains intérêts et complexes personnels, englués généralement dans des archétypes sociaux et sexuels paralysants, sclérosants.
Et des miens par le fait même.
Elle est là toute la beauté — et la puissance de feu–, de la relation de pouvoir érotique.
Histoire d’O, pas un livre érotique?
Dans la revue Critique en juin 1955, André Pieyre de Mandiargues écrit dans sa critique du roman Histoire d’O :
« Confronté avec ceux-là ou d’autres plus récents, dont le but, avoué ou non, n’est pas douteux, puisque de l’intrigue au langage tout y concourt à des fins voluptueuses, l’Histoire d’O n’est pas à proprement parler un livre érotique.
« En effet, des deux plans sur lesquels il est construit, celui de l’esprit (ou mieux : de l’âme) domine impitoyablement celui de la chair.
« L’image que quatre longs chapitres (un cinquième ultime aurait, dit-on, été supprimé) donnent du monde moderne, l’action, les caractères, sont extraordinairement vifs ; surtout ils ne dépendent pas du feu sensuel, comme ils feraient dans un livre érotique.
« Il s’agit, en l’occurrence, d’un roman véritable (la chose est tellement rare dans les lettres françaises, depuis Proust, qu’il faut bien applaudir en rangeant Pauline Réage parmi les deux ou trois romanciers qu’aujourd’hui l’on sache), et l’on dirait volontiers que c’est un roman mystique. »
Parlant de Pauline Réage, je vous invite à lire ce passionnant article, intitulé Dominique Aury : le pouvoir et le secret.
L’article Les rivages (déserts) de l’abandon est publié dans le site cercle O - L'échange de pouvoir érotique.