Résumé rapide de mes trois derniers jours : vendredi 13h je déjeune avec un ex. amant, rien de coquin mais des évocations ardentes de nos souvenirs qu’il estime « absolument hors du commun, sans égal dans sa vie d’homme »
(WOW – là mon égo d’amante se cabre net, toutes mes pensées flambent, je suis aussi heureuse qu’après l’orgasme), nous convenons pourtant de ne pas revenir sur nos pas - du moins dans l’immédiat - pour ne rien abîmer à tout cela, encore trop récent ; vendredi 19h rendez-vous avec mon amant du moment, il me baise et c’est trop bon ; samedi 9h mon homme rentre de voyage, il me baise dès son retour de l’aéroport et c’est sublime, dément et grandiose, alors je lui demande :
« mais comment fais-tu ? et la fatigue, le jet lag ? », il me répond « ça n’existe pas la fatigue quand tu es en face de moi, tu comprends ça, je ne peux pas te baiser autrement que comme ça », et je lui dit que j’étais tellement impatiente, tellement tellement impatiente de le retrouver (l’impatience c’est l’attente intenable, je lui explique, les pensées en chaleur, fièvre et feu, enfer et acharnement à t’imaginer, à chaque seconde de la semaine écoulée, en train de me baiser comme tu viens de le faire là, et chaque soir je me suis caressée en imaginant ça – il me répond qu’il aime quand je parle ainsi de mon désir de lui – je lui réponds que je l’aime lui – il me répond qu’il a vraiment bien fait de très bien me baiser, alors – et on se marre) ; samedi 17h30 nous prenons un verre aux Chandelles avec B. et G., « on ne joue pas » mais on plane dans la volupté du lieu en s’embrassant sans cesse, on est heureux ; samedi 21h très très jolie soirée, qui a évidemment emprunté les sentiers les moins balisés – car elle était organisée par un couple d’amis, libertins parisiens de très haut vol, grands maîtres dans l’art de déchaîner la sensualité tout en créant les bons rapprochements… Ce dimanche, réveil vers 11h : sublime moment de tendresse avec S., on est repus de sexe... On petit-déjeune à moitié au lit en reparlant de la soirée. Vers 17h, on refait l’amour (quoi de mieux à faire, un dimanche après-midi ?). Conclusion : j’aime ce week-end écoulé, j’aime S. à la folie, et j’aime notre vie.
Et ce soir, alors que je range quelques affaires, je tombe par hasard sur un carton que je conserve précieusement, sans pourtant l’ouvrir bien souvent. Il contient des souvenirs de mes grands-parents : des correspondances, quelques photos en noir et blanc, certaines des innombrables médailles de mon grand-père, ses galons militaires.
Je n’avais jamais bien fait attention, mais dans la pochette de photos se trouvent aussi quelques vieux articles de journaux. Ce sont des articles de la presse locale (
le Télégramme de Brest, principalement) que ma grand-mère avait dû découper et conserver : ils annoncent les départs ou les retours des bateaux que commandait mon grand-père (il était amiral). J’ai frémi en dépliant chaque article, en lisant chaque titre : «
Retour au port après une mission de 22 mois dans le Pacifique »… «
Après une navigation de deux ans »… «
Après avoir parcouru 100 milles nautiques, 5 fois le tour de la Terre »… «
Premier retour en Europe après trois ans d’opérations en mer »…
Si ces articles m’ont tant fait frémir, c’est que je repensais en parallèle à la fierté qui illuminait ma grand-mère, quand elle se vantait de n’avoir jamais connu « qu’un seul homme dans sa vie, son mari ». Mon cerveau empli de luxure traduisait donc les titres de ces papiers : «
22 mois sans homme à la maison, 22 mois sans sexe… » «
prochaine baise dans 2 ans, au retour du bateau », «
3 ans sans contact, sans câlins, sans caresse »… Aurais-je découpé et conservé ces articles de malheur, moi ? Aurais-je pu vivre la vie de ma grand-mère, aurais-je pu supporter, à sa place, ces longs mois d’absence, ces longs mois sans sexe, quand une semaine sans S., bien qu’agrémentée de quelques amants, m’a semblée si interminable (cf. la façon dont on a baisé samedi matin) ?
Pire encore, je repensais à ce qu’elle me disait parfois à propos des quolibets : quand mon grand-père était en mer, elle fuyait au maximum tout contact masculin, même parfaitement innocent. «
A cause de cette foutue médisance, tu comprends, il ne fallait prendre aucun risque ; n’oublie jamais que les gens jaloux sont prêt à tout pour discréditer les femmes ; et de la diffamation, même éhontée ou fantaisiste, il restera toujours cet odieux soupçon contre lequel les femmes ne peuvent rien ; la victime attise le feu en voulant de bonne foi l’éteindre, donc le propage de plus belle dès lors qu’elle dément les rumeurs : le soupçon est le pire piège qui soit, alors personne ne doit pouvoir douter de ta vertu, tu comprends : entre un homme et une femme tout peut prêter à conséquence pour un observateur mal intentionné, alors il ne faut jamais, jamais, prendre le moindre risque, les gens auraient tôt fait de te traiter de trainée… ». Ne pas prendre le moindre risque consistait donc à fuir tous les hommes, quels qu’ils soient. Car il ne s’agissait pas qu’à son retour, la bonne société brestoise puisse murmurer que « la femme de l’amiral » s’était consolée avec le plombier, le boulanger ou « un vulgaire sous-officier », lesquels auraient été aperçus en sa compagnie « plus que de raison ».
Très peu de baise, aucune séduction, et le minimum de contacts masculins : tout ce qui me semble le plus beau, le plus précieux et le plus exaltant de ma vie (mon rapport aux hommes) était exclu de la sienne. J’ai l’impression de parler d’un autre temps, et pourtant, une seule génération nous sépare…
En fait, la chasteté était un aspect primordial du métier de ma grand-mère : son métier de « femme d’amiral ». Cette fameuse « vertu des femmes de marins » chantée par Barbara.
Et moi qui l’observait, petite fille, vanter cette fameuse fidélité dont elle était si fière (« une femme doit avant tout se trouver un
bon mari », me disait-elle, « les femmes qui ne sont pas mariées sont des trainées dont les hommes n’ont pas voulu » et « qui voudrait d’une trainée ? A la fin ces femmes-là n’ont rien, plus que leurs yeux pour pleurer leur solitude »), moi qui l’écoutais, donc, un peu dubitative, j’ai finalement choisi en conscience de devenir… son contraire. Je suis devenue cette perpétuelle amante, obsédée par l’idée de vivre intensément, ayant toujours à l’esprit «
Que tout le temps qui passe, Ne se rattrape guère, / Que tout le temps perdu, Ne se rattrape plus », parfaitement indifférente de ce que « les gens » peuvent dire de moi. Amoureuse de la séduction, de l’instant, virevoltant entre les amants, ivre de mon indépendance, et très à l’aise dans mes mœurs, croquant les hommes sans une once de culpabilité… Ne cherchant surtout pas à « me caser » comme elle me le conseillait, prête au contraire à tout risquer pour quelques baisers volés, ici et maintenant, et pour l’ivresse d’instants de plaisir sans pareil… Mais sans mari, en effet, ni
bon ni mauvais, et sans aucune sécurité face ce putain d’avenir qui me terrorise si méchamment, parfois…
« Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin, je n’ai pas la vertu des femmes de marins… »
Que doit penser ma grand-mère de ma vie, de là où elle est à présent ?
Un indice : ma grand-mère est décédée il y a presque deux ans. Elle est décédée pile poile le jour anniversaire de mes « un an » de relation avec S. (ça ne s’invente pas). Jour dont je me rappelle bien : ce fut notre première (et seule, à ce jour) séparation, à peine quelques heures après son décès. Justement, au lieu de fêter nos « un an » on s’est terriblement engueulés pour une question relative à son enterrement, et on a convenu que dans ces conditions, autant arrêter et se séparer, et il a dit « oui, arrêtons, c’est fini alors ». C’était aussi soudain que parfaitement inattendu, sans signe avant-coureur. J’ai pleuré sans discontinuer pendant au moins une semaine, jour, nuit, éveillée, endormie, tout le temps, partout je pleurais la perte absurde de S., et pas son décès à elle. Je suis persuadée que ma grand-mère n’y fut pas pour rien dans cette si soudaine séparation : à peine arrivée au ciel, elle a du nous jeter un sort, tout faire pour tenter de m’éloigner de cet homme tellement séducteur, si viscéralement incapable d’être fidèle, et qui ne m’épousera jamais (il me l’a toujours dit : le mariage, plus jamais, ni avec toi ni avec aucune autre, c’est absolument certain). A son enterrement, je pensais, toujours entre deux sanglots : « je ne te dis pas merci, je vois que tu as décidé de m’éloigner de S., c’est vraiment dégueulasse, tout ça pour tenter encore une fois de m’imposer tes maudits principes qui ne t’ont pas rendu si heureuse que ça... ». Son mauvais sort – enfin, notre séparation – a duré un peu plus de deux mois, et on a mis du temps (moi surtout) à retrouver l’insouciance de notre lien.
(il y a ce petit carnet Moleskine où S. m’écrit souvent des mots d’amour : il avait pris le petit carnet, il avait écrit « reprise choc » avec une espèce de bouche façon dessin animé, et il m’avait dit : « la vie, on va recommencer à la bouffer par les deux bouts, tous les deux » et moi je pensais encore : cet homme a été capable de me quitter le jour-même de la mort de ma grand-mère, comment lui faire à nouveau confiance ?)
Ma grand-mère parlait de son absolue fidélité avec tellement de fierté… Et pour elle, le sexe (mot qu’elle ne prononçait évidemment jamais) hors mariage était un péché de la pire espèce. Immonde et absolument impardonnable, justifiant de finir sa vie à brûler dans le fond du fond de l’enfer. Alors ne pas être baisée, je crois que ce n’était pas si grave, au fond, pour elle. L’important était d’avoir été épousée.
Je ne sais pas si elle avait bien conscience de l’ampleur de ce renoncement (le sexe), lorsqu’elle a épousé, justement, ce jeune militaire « beau comme un dieu » - comme elle me disait avec les yeux brillants - qui gravirait si vite les échelons de la marine. Il y a encore deux générations, pour une femme, se marier revenait à jeter définitivement les dés de son existence. Après, plus moyen de les rattraper : sa vie était scellée à jamais. Le travail des femmes était encore si marginal… Le destin de ma grand-mère était donc, pour avoir épousé un amiral, d’être obligatoirement décorative, discrète, en retrait, silencieuse, dévouée corps et âme au foyer, et quasiment jamais baisée. C'était le destin écrit à l'avance d’une femme de marin haut gradé, elle n'y pouvait plus rien. Officiellement, elle s’en contentait.
En fait, elle attendait patiemment que vienne son heure. Pas tellement la prochaine escale – ma grand-mère m’a parfois confié combien ces courtes périodes à terre, remplies d’obligations mondaines harassantes - de réceptions à la cour d’Angleterre à la table des
de Gaulle, en passant par les cérémonies catho - la privaient de son homme plus cruellement encore que la mer pouvait le faire. Il était présent mais refusait de parler de ses missions, était toujours épuisé, et de toute façon principalement préoccupé par son prochain départ. Alors, au fond, ma grand-mère n’a jamais cherché à rivaliser contre la mer, et ses très probables sirènes dans chaque port. Non, elle attendait patiemment le jour où son homme cesserait définitivement de naviguer : ce jour là, elle l’aurait enfin tout à elle, sans rivale, ligoté dans ses filets d’épouse patiente.
Parce qu’elle me le disait, aussi, ma grand-mère : c’est difficile de s’endormir, de se réveiller, jour après jour, sans homme, sans personne. C’est dur d’être seule, de tenir la barre du foyer sans aucun soutien, quand son mari est à l’autre bout du monde pour plusieurs années. C’est dur de n’avoir aucune nouvelle. Aucun baiser. Aucune tendresse. C’est dur d’épouser un homme et d’être privée du quotidien (ce putain de quotidien dont tant de couples se plaignent comme du pire des poisons, elle, elle en rêvait). C’est dur, tu sais, d’aimer un homme qu’on ne voit jamais. Souvent, j’aurais aimé qu’il soit là, tu comprends, juste qu’il soit là, auprès de moi.
Car elle l’aimait ! Mais oui elle l’aimait, son bel amiral, elle l’aimait tellement… elle était morte d’admiration pour celui que lui enviaient toutes les femmes des officiers, elle n’en revenait pas qu’il l’ait choisie, elle, pour épouse… Alors, au fond, ma grand-mère n’était pas malheureuse. Elle s’accrochait à cet espoir, comme tant de couples qui se tuent toute leur vie à la tâche : la retraite. Elle avait le même eldorado, au fond - elle, la femme d’amiral - que les couples d’ouvriers : le repos, la retraite. Elle misait tous ses espoirs de bonheur sur un avenir qui nécessairement se rapprochait chaque jour.
Au fond, attendre rend malheureux quand on attend l’improbable, quelque chose qu’on sait bien, au fond, n’avoir aucune chance d’arriver, ou pire encore : quelque chose qui n’arrivera jamais qu’aux autres. Ce n’est pas l’attente des femmes de marins qui est atroce : ces femmes-là attendent le retour de l’être aimé en élevant les enfants qu’ils leur ont fait. Non, c’est l’attente de la brodeuse des romans de Zola qui est abominable. La vieille demoiselle du village qui, attendant toujours, brode encore et encore un trousseau dans l’espoir désespéré d’en faire sa dot – prise d’une folie brodeuse dont seul le mariage eût pu la délivrer... mais évidemment, aucun homme ne vient jamais au village, ou du moins, aucun ne la remarque, et elle meurt
vieille fille sans que personne n’ait jamais vraiment cru, au fond, qu’elle avait ne serait-ce qu’un minuscule espoir d’être un jour enfin baisée. Ca c’est inhumain. Mourir vieille fille dans l’espoir d’un amour improbable. Non, ma grand-mère savait très bien ce qu’elle attendait. Elle attendait que rentre définitivement son homme, et que vienne enfin son heure. Il lui suffisait d’être patiente.
Pas de
happy end, évidemment (les
happy end sont peu fréquentes dans la vraie vie). «
Cette fois c’est le dernier voyage, pour nos cœurs déchirés, c’est le dernier naufrage ». A l’heure d’être enfin heureuse, son amiral de mari enfin retraité, quelque chose a tout de suite cloché. En fait, mon grand-père le couvait surement depuis quelques mois, sinon quelques années, mais il refusait de s’écouter. Enfin en retraite, il a pris le temps de ce rendez-vous médical qu’il reportait sans cesse. Un cancer lui est à peine diagnostiqué que les plus grands professeurs s’empressent de lui conseiller de manger, boire et fumer autant qu’il le souhaitait. C'est-à-dire : de jouir au maximum de ce qui n’avait d’autre espoir que d’être ses derniers instants. Ce qu’il fit, grands Bordeaux et meilleurs whiskies midi et soir. Pendant à peine deux mois. Ma grand-mère allait enfin vivre ce qu’elle avait espéré toute sa vie, la vie de couple avec son amour, qu’elle était déjà veuve.
Sa deuxième vie d’attente a alors commencé. Très croyante, elle est devenue persuadée qu’elle retrouverait son mari, dans une autre vie, « au paradis ». Où ils seraient enfin réunis à jamais. Sans mer et sans cancer pour les séparer. Elle avait des photos de mon grand-père en tenue de cérémonie militaire partout, dans tous les cadres, sur tous les meubles, sur tous les murs. Elle priait en rêvant encore et toujours à lui, sans qu’il soit pourtant là, comme elle l’avait fait toute sa vie. (bon, elle s’était aussi trouvé un fantastique et inépuisable passe temps : pourrir la vie de mon père qui lui semblait être un
très mauvais mari pour sa fille – et Dieu sait qu’elle y a mis de l’énergie…).
Ma grand-mère a passé sa vie à aimer et admirer un homme qu’elle ne voyait presque jamais. Sa fille (ma mère), qui était pourtant nettement plus libre d’épouser qui elle voulait, s’est mariée à un bon parti qu’elle n’a jamais aimé (mon père) mais qu’elle voyait tout le temps (ils travaillaient dans le même truc), ce qui a fait du quotidien (mon enfance) un pur enfer. Et moi, je ne veux ni aimer un absent, ni subir l’enfer conjugal avec un bon-parti choisi pour son portefeuille. Alors j’ai choisi le désir + l’instant en incluant le sexe dans mon équation, persuadée qu’auprès de mes amants, avec qui je ne triche jamais, je connais un peu d’amour vrai.
Ma grand-mère amoureuse transie d’un absent, ma mère détestant son mari trop présent, et moi, libertine assumée, amoureuse tous les 4 matins. Trois générations de femmes, trois rapports à l’amour, aux hommes, au sexe, au temps qui passe. Trois mêmes envies de vivre, d’aimer et d’être heureuses, au fond, avec chacune nos chaînes et nos égarements, les contraintes et les libertés propres à notre époque (époque qui s’est si radicalement transformée en l’espace de trois générations), et pour chacune de nous, notre façon de lancer les dés avec plus ou moins d’insouciance, et de nous apercevoir (trop tard) qu’on ne peut parfois plus les rattraper…
J’ai en ce moment des échanges épistolaires très "prometteurs" ;-) avec un très grand monsieur dont l’œuvre m’a beaucoup émue, « Ma. », qui m’a écrit cette phrase qui m’a bouleversée par sa tendresse : «
J'espère que je vivrai longtemps, ça me permettra de voir comment vous allez évoluer. J'ai connu, je connais des femmes libertines au sens où vous l'entendez, mais jamais aussi jeunes que vous, et elles n'étaient pas libertines à votre âge. Donc je me demande si vous allez changer… ». Donc cet homme remarquable a l’air de dire que, pour moi, les dés ne sont pas encore définitivement jetés, qu’ils peuvent encore rouler sous mes yeux, changer la combinaison de mes amours… Il est vrai que ma vie est probablement moins scellée que ne le fut celle de ma grand-mère, une fois mariée à son marin. Mais tout de même, mes choix sont si assumés qu'ils me semblent assez immuables...
Finalement, ma grand-mère m’a appris sans le vouloir que l’on peut passer sa vie à attendre le jour où l’on rentrerait enfin dans la danse – et que ce jour-là, la musique peut s’arrêter net. On peut passer sa vie à attendre le bonheur comme un dû, et le destin peut choisir de ne jamais régler l’addition. Elle m’a inculqué par l’exemple ce sens aigu de la précarité des choses, des instants, et même, des gens. Elle m’a appris à me méfier de ces belles promesses d’avenir, si trompeuses. Seul l’instant est vrai, seul l’instant est certain. Sa vie m’aura donc démontré l’exact contraire de ce qu’elle ne cessait de m'inculquer («
met toi à l’abri, trouve-toi un bon mari, ne met jamais ta famille en danger pour quelques péchés éphémères, le bonheur s’apprécie dans la durée, l’important c’est que tu sois en sécurité, que tu n'ais jamais l’inquiétude de tes lendemains »…).
Peut-être à cause de la mort de mon grand-père à peine retraité, j’ai un vrai problème avec ceux qui attendent, comme emmurés consentants dans une existence incolore, le jour de vivre enfin – ceux qui remettent sans cesse au lendemain le moment de vivre leurs passions, leurs désirs, de s’accomplir. Ces gens là, qui invoquent un bonheur toujours lointain "après avoir fait ça et ça pour se mettre en sécurité" me font l’effet de ramper petitement vers la mort, sans réaliser qu’il ne tient qu’à notre volonté (et la puissance de nos désirs) de nous arracher à ce réel sans surprise, ici et maintenant, d’utiliser sans attendre un peu des explosifs dont nous sommes tous détenteurs, pour dynamiter cet ennui lénifiant qui constitue la trame de tant de vies... La plupart des gens acceptent de renoncer à leurs rêves, ai-je remarqué, simplement contre un peu de sécurité personnelle et de bonheur moutonnier. C’est peu cher payé ! L’argent se thésaurise, pas la vie, oh non, nous le savons bien, n'est-ce pas, «
que tout le temps qui passe ne se rattrape guère, que tout le temps perdu ne se rattrape plus »…
Alors oui, je suis à peu près sure que ma grand-mère désapprouve fortement la façon dont « la petite fille de l’amiral » conduit sa vie, elle qui était si fière de son beau mariage. Et moi sans mari ni enfant, ne sachant d’autre ordre que le Désir, ce Désir-là, baroque, insensé, celui qui submerge, qui ravage, m’égarant parfois, mais me trouvant aussi, et si souvent, émerveillée… Ce Désir incarnant à lui seul, dans toute sa puissance, le dessein poétique de mon existence. Ce Désir si contraire à la sécurité, puisqu'il porte en lui le secret, j'en suis convaincue, des plus hautes libertés auxquelles je puisse accéder… Mais putain qu’est-ce que c’est dur, parfois, et bien sûr qu'il est des soirs où je peux me sentir aussi seule que devait se trouver ma grand-mère, avec son homme en mer… Eh oui, « être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile »… (comme disait Aragon,
le poète a toujours raison).
Les dernières années avant sa mort, ma grand-mère ne cessait de me dire que son rêve serait « de me voir épouser un jeune homme bien avant de mourir », « qui serait un bon mari et un bon père pour tes enfants, tu comprends ? », « comme ça je pourrais partir en sachant que tu es
bien mariée, que tu es en sécurité, c’est vraiment mon vœu le plus cher avant de mourir ». Dans la mesure où je trouve parfaitement atroce d’espérer quelque chose qui n’a aucune chance d’arriver (cf. mes propos sur la brodeuse de Zola ci-dessus), je lui disais de ne surtout rien attendre à ce sujet… Je lui disais « non mamie, je ne veux pas que tu attendes cela de moi, tu vois c’est certain, je ne me marierai jamais, si j’avais du le faire je l’aurais fait depuis longtemps, j’ai déjà jeté les dés et tu vois je suis célibataire, alors n’attends pas cela, tu te ferais du mal car il est impossible que tu assistes un jour à mon mariage… ».
Je n’osais pas lui dire que : «
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin, Je n´ai pas la vertu des femmes de marins »
Nota : quand j’étais petite fille, pendant que ma grand-mère me disait, donc, qu’il me faudrait en premier lieu me trouver « un
bon mari », mon grand-père lui me montrait le ciel étoilé, la nuit, et il m'expliquait qu’un amiral doit savoir se repérer en mer rien qu’en regardant les étoiles parce que la technique n’est jamais infaillible, il doit pouvoir ramener son bateau au port en cas de pépin mécanique en ne se guidant que du ciel, et il me disait que surtout, regarder les étoiles, cela permet de ne jamais oublier d’où on vient et quelle est notre position dans l’univers… il les connaissait toutes dans leurs moindres détails, il connaissait les constellations et pouvait parler de chacune pendant des heures… il levait les yeux au ciel et me disait : plus tard, aime un homme capable de lever les yeux pour s’intéresser aussi aux étoiles : ça t’en dira beaucoup sur la valeur de l’individu. Il n’y a pas que la course aux ambitions dans la vie, il y a aussi le ciel et ses milliards d’étoiles.