Il existe une catégorie spécifique d’adultères : ce sont les couples clandestins longue durée, ceux qui s’installent dans la double vie pendant deux ou vingt ans, voire plus. Pour la première fois en France, une sociologue a enquêté.
Quand
un homme en couple entame une liaison avec une femme à laquelle il s’attache,
il ne dit jamais «J’ai une maîtresse». Il parle de «la femme que j’aime». Mais
celle-ci a du mal à le croire. «S’il
m’aimait, il divorcerait», pense-t-elle, rongée de jalousie pour l’épouse en
titre. Jalouse à en tomber malade. Dans son livre Amours clandestines,
fruit de quatre ans d’enquête en eaux sentimentales profondes, la sociologue
Marie-Carmen Garcia (de l’Université Paul Sabatier), livre d’étonnants
portraits de ceux et celles qui entretiennent une relation illégitime. Souvent,
ce sont des hommes mariés et des femmes célibataires. Pourquoi ? S’agit-il
d’hommes manipulateurs qui préfèrent avoir une amante sous la main que se payer
une prostituée ? Ou d’hommes victimes d’une habile «maîtresse» qui les tient en
laisse par leur libido ? Qui piège qui dans ces relations ?
Les
hommes mariés sont-ils des manipulateurs ?
Au
début, quand un homme marié a une maîtresse, on l’excuse : c’est un écart
tolérable. Mais s’il a la même maîtresse pendant plus de deux ans ? «Le
modèle amoureux légitime dans nos sociétés conduit à donner une image de
manipulateurs aux hommes inscrits dans des doubles vies. Ils feraient montre
d’amour à des femmes naïves qu’ils maintiendraient sous leur joug pour obtenir
des services sexuels. Les femmes sont vues, dans ce registre, comme des
victimes, des manipulatrices ou encore comme des femmes lubriques ou
infantiles. En effet, la perduration d’une relation clandestine est interprétée
dans les représentations […] non seulement comme un abus de confiance envers le
conjoint, mais aussi comme une relation forcément superficielle car forcément
avant tout sexuelle». Bousculant les préjugés, Marie-Carmen Garcia
propose une analyse passionnante de ces liaisons nébuleuses. Pour elle, il ne
s’agit pas «que» de sexe, au contraire : l’amour y tient une place primordiale.
Voilà pourquoi la «relation qui dure» s’avère complexe à expliquer.
Des
relations adultères inégalitaires, marquées par la souffrance
Pour
en comprendre les ressorts, la sociologue a recueilli vingt-trois récits de
vie, auprès de quatorze femmes et neuf hommes. Elle s’étonne tout d’abord de
l’étonnante inégalité qui caractérise ces relations : «Les hommes étaient
tous mariés», dit-elle. Quant aux femmes… soit elles étaient célibataires,
soit elles avaient divorcé ou rompu au cours de leur relation extraconjugale.
Une enquête menée en parallèle sur le site Marié mais disponible (un
site conçu par et pour des «maîtresses en détresse») confirme son intuition :
les adultères longue durée concernent pour l’essentiel des hommes qui sont
pères de famille, bien installés dans l’apparence du bonheur conjugal.
Marie-Carmen Garcia passe au crible «une année entière de récits et
commentaires postés sur ce site». Il y a de quoi tomber des nues : les
témoignages traduisent une grande souffrance. Apparemment, les maîtresses
vivent très mal ces relations cachées. L’homme a beau leur dire et leur
«prouver» qu’il les aime, rien à faire. Certaines suivent des psychothérapies.
D’autres dépriment. Les tentatives de suicide ne sont pas rares.
Les
femmes semblent incapables de «se partager»
A
quoi bon s’engager dans une relation qui génère autant de souffrance ?, se
demande la sociologue. Suivant un étonnant paradoxe, les femmes dont elle
compile les récits ne cessent d’affirmer qu’elles aiment leur MMD… de façon
exclusive. Bien que celui-ci mène une double-vie, elles semblent avoir du mal à
faire de même. Celles qui sont en couple préfèrent bien souvent rompre plutôt
qu’aimer deux hommes à la fois. «Pour les hommes il peut y avoir deux
femmes, mais pour les femmes, il ne peut y en avoir qu’un seul.» Quand une
femme est mariée, si elle tombe amoureuse d’un amant, elle cesse souvent
d’avoir des relations sexuelles avec son mari. Le contraire n’est pas vrai.
Marie-Carmen Garcia note que les hommes semblent s’arranger bien plus
facilement d’une adultère qui s’éternise : «Il arrive que des amants soient
amoureux d’une femme mariée et parallèlement, si celle-ci ne quitte pas son
époux, ils cohabitent avec d’autres femmes». Ils vont voir ailleurs, tout
en préservant leur relation de coeur. Les amantes, elles, se «gardent»
pour l’homme marié et ne s’autorisent aucune liberté sexuelle ni affective.
Elles restent célibataires, ce qui explique en grande partie leur souffrance.
Les
maîtresses prises au piège de l’amour
En
mars 2012, une «maîtresse en détresse» écrit sur le site MMD : «Pas de
nouvelles pendant une ou deux semaines, rien de rien, puis tout à coup un SMS
me demandant si je suis libre telle soirée. Je me fais l’effet d’être une
escort girl (c’est plus joli comme nom que pute).» Une autre, en octobre
2014 : «Il faut que nous arrêtions de leur rendre la vie si facile aux hommes
mariés…». Elle ajoute : «Je me dis que trop souvent, pour discuter avec
plein d’hommes sur un site de rencontres adultères, les maîtresses sont des
“call-girls gratuites” pour eux…». Pour beaucoup de femmes, il semble
impensable d’avoir une relation sexuelle juste pour le plaisir. Elles se
sentent instrumentalisées. Plus elles sont amoureuses, plus elles ont
l’impression d’être «au service» d’un MMD qu’elles soupçonnent de mentir. «Il
ne m’aime pas, il ne songe qu’à coucher», pensent-elles, saisies par l’angoisse
: «Je ne suis que sa putain ?». Marie-Carmen Garcia confirme : «Que
ce soit dans les entretiens ou sur les blogs, la crainte de tenir un rôle de
prostituée auprès de l’homme qu’elles aiment revient souvent et constitue une
source d’angoisse importante chez les femmes».
Pourquoi les maîtresses sont rarement heureuses
Au
départ, l’adultère c’est sex, fun & rock’n roll. Puis, les mois
passant, si le coeur s’en mêle, les choses se compliquent : avec qui l’homme
va-t-il passer le week-end ? avec qui la femme va-t-elle prendre ses vacances ?
Les amantes cachées vivent mal le fait de devoir «rester dans l’ombre». Les
amants cachés souffrent moins, semble-t-il : eux, en tout cas, ne prétendent
pas être sexuellement exploités. La sociologue insiste sur ce point : les
histoires d’adultère longue durée sont fortement dissymétriques. Les femmes en
sortent perdantes. C’est la faute au «double standard», explique la
sociologue. Le «double standard sexuel des bourgeois du XIXe siècle»
repose sur la distinction entre la maman et la putain. Si tu n’es pas la maman,
tu es… Les bourgeois, jeunes adultes, «identifiaient les jeunes filles
auxquelles ils faisaient la cour à la pureté, tout en fréquentant,
parallèlement à leurs amours romantiques, des prostituées, des cousettes ou des
grisettes, qu’ils abandonnaient (parfois seulement provisoirement) pour épouser
l’héritière de bonne famille. Après le mariage, beaucoup de ces hommes
continuaient d’entretenir une “fille”». Le système patriarcal a beau avoir
évolué, il reste bien présent dans nos systèmes de représentations.
D’un
côté les «femmes de bien», de l’autre celles «de petite vertu»
Cette
opposition binaire – conceptualisée sous le terme de «clivage» par Sigmund
Freud (1) – continue de sévir. Freud «l’expliquait comme un symptôme
névrotique ne concernant, d’après lui, que quelques hommes», explique la
sociologue, mais en réalité, notre société toute entière est concernée par
cette norme morale. Le clivage frappe
tout spécialement les femmes «soumises à une menace symbolique permanente
d’être stigmatisées comme “putain”, continue Marie-Carmen Garcia. Il s’agit
d’un processus multiséculaire de contrôle du corps et du comportement des
femmes, inscrit dans les logiques de la domination masculine […]. Sa fonction
sociale est d’empêcher les femmes d’accéder à l’autonomie sexuelle tout en les
divisant en deux groupes adverses, les “putains” et les autres. Chez les
maîtresses d’hommes mariés, la tension générée par le classement social des
femmes selon leur vertu […] est omniprésente dans les discours. Ces femmes qui
aiment des hommes mariés sont aux prises avec d’une part, une idée de l’amour
qui justifie “toutes les folies” et d’autre part, la crainte de tenir, malgré
elles, un rôle de femme de petite vertu auprès de leur amoureux». Mais
pourquoi n’officialise-t-il pas la relation ?, se demandent-elles. Pourquoi ?
LA
REPONSE A CETTE QUESTION DANS LE PROCHAIN POST
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A LIRE : Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, de Marie-Carmen
Garcia, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, coll. « Sexualités », 2016.
NOTE 1 : Trois essais sur la théorie sexuelle, de S. Freud (1905). Préface de Sarah Chiche,
traduction de Cédric Cohen Skalli et al., Paris, Payot & Rivages, «Petite
bibliothèque Payot», 2014.
Cet article fait partie d’un dossier en trois parties. Première partie : «Amours cachées : pas facile d’être la maîtresse». Deuxième partie : «Marié, mais disponible : portrait-type du mâle adultère». Troisième partie : «Pourquoi les amantes sont-elles humiliées ?».