Il paraît peut-être naïf de défendre la mode BDSM tant la littérature populaire s’est appliquée, à notre plus grand regret, à vulgariser ses méthodes les plus convenues. Il va sans dire que les menottes et la cravache sont aujourd’hui les têtes de gondoles des sex shop pour tous des centres villes occidentaux. La faute à un livre et un film, 50 nuances de Grey, devenus icônes mondiales de la culture BDSM… N’en déplaise aux puristes, les accessoires de domination font maintenant partie intégrante du quotidien de Monsieur et Madame tout le monde.
Mais passons les critiques sur le moralisme contemporain qui, faute d’épanouir la sexualité, l’a faite entrer dans un moule indigent censé pimenter les scénarios hollywoodiens les plus conformistes. Problème inhérent à toute forme de vulgarisation, c’est vrai. Mais ce qu’il y a de plus inquiétant dans cet intérêt soudain pour les pratiques sexuelles extrêmes, c’est que la récente franchise hollywoodienne, à défaut d’avoir initié l’imaginaire contemporain à la culture du latex, a fait de l’ombre à tout un pan du cinéma. Un cinéma plus discret qui n’a pas eu à attendre le XXIe siècle pour oser érotiser la pellicule.
Dans Tokyo Décadence, Ryu Murakami insuffle avec délicatesse un monde d’une noirceur confondante, en y cristallisant patiemment nos passions les plus abjectes. Ai, héroïne tragique d’une ville-monde où la marchandisation des corps est devenue la règle, transite d’hôtels de luxe en appartements bourgeois – usant de son corps comme d’une monnaie d’échange. Funeste destinée. Mais Tokyo décadence est aussi un film plastique, où le territoire, Tokyo, arpenté par la jeune prostituée, nous est dévoilé au rythme des variations de lumière. Tantôt la pénombre d’un appartement cossu, tantôt l’évidente clarté du quotidien.
L’autre territoire exploré par le cinéaste, c’est celui du BDSM. Avec sa tripotée de personnages fantasques, tous invariablement tiraillés entre leur désir d’extase et la morosité de leur quotidien, le film raconte comment se nouent les rapports de domination et de soumission. Même si ce long métrage possède une valeur politique et poétique évidente, il n’en reste pas moins un joli florilège des pratiques sexuelles extrêmes, traduisant élégamment ce qu’on peut trouver de plus jouissif dans la mise en scène de l’obscène ou de la dépravation.
Mais venons-en à cette séquence ô combien enivrante pour les familiers du genre. La proxénète ou la standardiste, on ne sait pas trop, suggère à Ai d’aller satisfaire un client masochiste. Elle est reçue dans la chambre d’un hôtel luxueux par Maîtresse Saki : une femme longiligne vêtue d’un body échancré en vinyle noir et de bas en résille soutenus par une paire de jarretelles. L’arrogance manifeste de Mme Saki tranche avec l’allure timide de la jeune prostituée, engoncée dans son haut bouffant au nœud volumineux. À leurs pieds, un homme partiellement vêtu d’un string noir et noué dans une corde de shibari, attend les ordres. Divers objets difficilement identifiables jonchent le sol : on devine une corde, des menottes, un collier en métal, une cravache, des sous-vêtements, une laisse, ou un bâillon. Le décor est planté.
La suite ? Un enchaînement de coutumes fétichistes des plus classiques : léchage de talons, humiliations verbales et physiques, coups de cravache, insultes, tirage d’oreille, gifle, quolibets. Maîtresse Saki et Maîtresse Ai campent leurs personnages à merveille, l’esclave tokyoïte exécutant religieusement les ordres saugrenus de ses geôlières. Pour avoir tenté de lécher le sexe de Maîtresse Saki sans autorisation, « tête de tortue » est sommé d’aller se mettre à l’écart. S’ensuit une scène de masturbation lesbienne à la volupté certaine, où Maîtresse Saki s’applique à caresser le sexe de sa comparse sous le regard jaloux du captif.
On approche du point d’orgue de la scène. Après avoir tenté furtivement de dérober le string blanc de Maîtresse Saki, « tête de tortue » est de nouveau soumis au châtiment ultime. Il est d’abord fouetté avec conviction par cette dernière, avant qu’elle ne l’humilie en lui enlevant de force son toupet. Assise à moitié nue sur le canapé, Ai pisse dans un pot de chambre improvisé, vient alors la scène d’uro qui amène le chef d’entreprise à absorber avec une passion désarmante l’urine de sa domina. Il aura droit, en guise de récompense, à une sodomie en bonne et due forme par une Maîtresse Saki hilare.
Cette scène révèle un cinéma de la suggestion et du hors champ : ici rien n’est montré, tout est symbolique – à la différence de la pornographie classique où le dévoilement tient lieu de valeur absolue. Bien au-delà, cependant, du sexe vanille embarrassant popularisé par la fiction US, Tokyo Décadence s’inscrit à l’orée de ce que le porno extrême produit de plus déviant.
Durant ces 14 minutes sobrement filmées, le cinéaste nous irrigue d’un fétichisme âpre qui nous relaie docilement au rang de voyeur tout puissant. Alors, Tokyo Décadence, film militant ou porno soft ?
Les tags de Tokyo Décadence : uro, bdsm, shibari