Certaines vidéos pour adultes montrent des automates phalliques capables de faire jouir à répétition… générant un mélange de fascination et de crainte. Sachant à quel point ils font peur, pourquoi les fabrique-t-on suivant la logique de la performance ?
Tony Pirelli travaille à San Francisco, dans un atelier de
mécanique converti en plateau de tournage. C’est là, dans un hangar rempli de
pièces détachées, que ses engins entrent en action, avec des soubresauts
de centrifugeuses, et brandissent un organe –parfois deux– qui procure aux actrices
les sensations intenses (sic) d’un récurage motorisé. Elles y survivent…
apparemment. Tony est très fier de ses «pénis-bolides». Lorsqu’il invite des
journalistes cela donne ce genre de description : «En arrivant dans le
studio, je suis présenté à l’adorable Chanta-Rose». Le journaliste Ray
Glass (The Spectator) vient vérifier de visu l’efficacité des fucking machines.
Chanta-Rose est une actrice amatrice qui possède «le plus joli nez du hard» à
en croire ses fans. Et même Ray doit l’admettre : elle a effectivement un
très joli nez. «La caméra braquée sur cette vision délicieuse, le caméraman
se tient prêt pour l’action, en gros plan. Tony, le réalisateur, prépare la
scène. Il met d’abord Chanta en branle, en la caressant avec un vibromasseur
normal. Voilà Chanta qui devient toute moite, les yeux remplis d’idées
lubriques… Elle couine «Oh, je veux ce vibro !». C’est bien la
seule chose qu’elle pourrait avoir dans ce studio : les autres machines
sont hors de prix. La plupart ne sont d’ailleurs même pas à vendre. Et pour cause : ce sont des engins
inventés –pour les trois-quarts– par Tony lui-même, en exemplaires uniques et
strictement réservés à l’usage professionnel.»
Le «Je t’aime» en préliminaire
Le premier de ces appareils s’appelle «Je t’aime» (en français) et
ressemble à un cylindre sur laquelle Chanta doit s’asseoir. Tony met en marche
l’engin : un gode se met à monter et descendre entre les cuisses de la
jeune femme, qui grimace : chaque fois qu’il descend, le gode se retire
d’elle en faisant «pop». C’est un peu douloureux. «Le gode
est trop court», remarque Ray. «J’ai un petit vagin», remarque
Chanta. «Il va peut-être s’allonger d’ici la fin de la journée», conclut
Tony. Le temps de mettre un gode plus long, Chanta, remise en selle, se laisse
aller à quelques soupirs. «Là, de toute évidence, ça devient très bon,
raconte Ray. Elle se masturbe pour accompagner les coups de boutoir qui la
mettent petit à petit dans un état second. Quand elle jouit, c’est si
puissant qu’elle en reste sur le derrière, pendant quelques minutes». «Vous
êtes si cruels» murmure-t-elle. Ray n’ose plus se lever de peur qu’on
remarque son érection. Tony, lui, se concentre déjà sur la machine
suivante : le «Fuxall» (traduction approximative : «Baise-tout»), un
phallus électrique fabriqué à partir d’une scie à métaux. La lame a été
remplacée par un pénis de plastique rose, qui remue furieusement. Il n’y a pas
de temps mort. «Les fucking machines n’ont pas d’ego, s’extasie
Ray. Baiser avec, c’est devenir soi-même une pure machine à jouir. Pourquoi
est-ce si agréable à regarder ? Désirons-nous profondément redevenir des
animaux ?».
Un pur trip d’orgasme mécanisé
Chanta ne répond pas, déjà installée sur une autre machine, la
Sybian, sorte de cheval d’arçon sur lequel elle se tord, secouée par les
vibrations. Elle est payée 400 dollars pour trois heures et il faut bien
rentabiliser. Cinq machines, c’est la moyenne pour faire une bonne vidéo. «Ce
soir, Chanta aura les muqueuses tuméfiées, dit Ray. Mais qu’importe,
elle aura joui plusieurs fois de suite, dans un pur trip d’orgasme mécanisé.
Les fucking machines sont peut-être dix fois plus encombrantes que des
vibromasseurs, mais dix fois plus efficaces». Qu’en dit Chanta ? La voilà
maintenant aux prises avec le «Trespasser» (Tueur), un canon-moulinette de 50
kilos. Elle n’en peut plus. Dans quelques jours, la vidéo sera mise en ligne
sur fuckingmachines.com et des milliers de visiteurs payeront pour regarder,
mi-excités, mi-horrifiés par cette orgie d’acier. «Ils s’identifient à la
machine, explique Tony Pirelli. Certains en ont un peu peur aussi bien
sûr… Je reçois beaucoup de mails d’hommes qui affirment avoir de l’endurance,
comme s’ils étaient inquiets de se faire remplacer par des automates.»
Leurs craintes sont-elles justifiées ? Dans la presse, nombreux sont les
articles alarmistes, clamant que les fucking machines inaugurent l’ère
du sexe robotisé, quand les mâles humains seront «bons pour la casse».
Pourquoi les Occidentaux s’amusent à se faire peur
Il y a trente ans, le Hitachi Magic Wand provoquait déjà les mêmes
angoisses. «Beaucoup d’hommes s’amusaient déjà à se faire peur et
prétendaient que bientôt le vibro allait les remplacer, rappelle Susie
Bright, sexologue américaine (Salon.com, 2002). Bien évidemment, il n’en est rien». Le
Hitachi est rentré dans les mœurs, comme la plupart des godes qui font partie
de l’équipement électroménager, aussi innocents que des couvertures
chauffantes… Mais la presse n’en n’a cure qui reporte sans cesse les mêmes
sempiternelles angoisses sur de nouveaux objets, toujours présentés comme de
potentiels rivaux du genre humain. Pourquoi tant d’inquiétude ? Dans un ouvrage
lumineux intitulé Technocorps, Brigitte Munier –chercheuse à
Telecom-ParisTech– résume ainsi la problématique : «Si
l’homme peut créer artificiellement son semblable, c’est que l’humain est
reproductible et ne se définit plus par un principe spirituel irréductible, une
âme transcendante, comme le pensa si longtemps la tradition culturelle
européenne occidentale.» Telle est l’origine du mal dont souffre
l’Occident, dit-elle : croire que l’homme est unique au monde, seul parmi
toutes les créatures à posséder une âme –ou une conscience, au choix– qui le
place au sommet de la hiérarchie.
Prendre l’homme comme fin et valeur supérieure : le début de l’angoisse
Notre peur des robots vient de cette croyance,
explique Brigitte Munier : «si le Golem-robot est indiscernable de l’homme,
allant jusqu’à le surpasser, se pose alors la question de l’exception humaine.»
Cette croyance en l’exception humaine date de la Renaissance. Vers le 15e
siècle, lorsque les humanistes mettent l’humain au centre de l’univers, pour
justifier sa place et légitimer sa conquête du monde, ils posent l’idée que
l’humain –ayant la conscience de sa mort– est la seule créature à bénéficier
d’un destin. Seul l’humain, disent-ils, possède une intériorité et, partant, le
droit de disposer des vies animales ou des resources terrestres selon son bon
vouloir… L’enjeu est de taille. C’est sur l’humanisme que repose notre système
d’exploitation du monde. Notre foi en nous-mêmes dépend de cette croyance en
l’exception humaine. Que se passe-t-il quand il devient possible de cloner
l’humain ? Scandale. «L’horreur de la création par l’homme de son semblable
trouve un écho dans les polémiques suscitées par les manipulations génétiques
dont Dolly, brebis clonée, demeure l’emblème», résume Brigitte Munier qui
ajoute : «copier un être humain le banalise.» Copier un être humain, le
rend semblable à n’importe lequel de ces microbes qui se reproduisent par
duplication.
Le robot comme révélateur des injonctions à toujours être plus performant
En Occident, pas question de banaliser l’humain. Il
faut au contraire préserver son statut d’espèce supérieure, défendre l’idée que l’humain est le point d’aboutissement de l’évolution…
Voilà d’où vient cette peur fascinée de robots sans cesse présentés comme
capables de mieux déchiffrer que nous les sentiments dans nos tons de voix, les
maladies psychiques dans nos mouvements de yeux… Des robots doués d’empathie
et, bientôt, d’intelligence émotionnelle ? Les films de science fiction sont
remplis de ces menaçants artefacts appelés tantôt HAL, tantôt Réplicant ou
Terminator. Le mythe du Golem réactualisé, «c’est un mythe qui parle de
notre peur des machines», explique la chercheuse : «si l’homme peut fabriquer son semblable», c’est la fin du
privilège humain. Dans Technocorps, elle résume
ainsi cette idée : la fabrication d’une copie d’homme «prouverait
l’inanité de la conscience comprise comme la condition de l’exercice de la
liberté et de la morale.» L’ouvrage, riche d’articles signés par des
spécialistes du transhumanisme et des imaginaires technoscientifiques (Pierre
Musso, Dominique Lestel, Philippe Breton, Jean-Michel Besnier, David Le Breton
et Nicolas Auray), fournit encore bien d’autres analyses du phénomène,
l’éclairant sous des angles complémentaires : lorsque les
créatures artificielles entrent dans nos cultures, qu’il s’agisse de fucking
machines ou de real humans, c’est loin d’être innocent. Les machines
surgissent «en toute période culturelle favorisant l’angoisse de la solitude»,
la «dépréciation de l’humain» et «la perte de foi» en un principe
spirituel donnant sens à la vie humaine.
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A LIRE : Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, dirigé par Brigitte Munier,
avec les contributions de Nicolas Auray, David Le Breton,
Jean-Michel Besnier, Philippe Breton, Brigitte Munier, Pierre Musso, Dominique
Lestel, Les éditions Nouvelle François Bourin, Collection Penser le monde, 2013