Il y a des expositions qui font tomber des
nues… Celle du Musée d’Orsay (Prostitutions) est si perturbante qu’en sortant, on ne voit plus
que des prostituées partout.
Degas, Renoir, Gervex… Tous les tableaux qu’on croyait connaître, brusquement, dévoilent leur envers. Une danseuse étoile ? C’est une prostituée. Un petit rat de l’opéra ? Une fille en attente de son riche protecteur. Une buveuse d’absinthe ? Une racoleuse. Une dame du monde ? Une demi-mondaine. Une actrice ? Une «grande horizontale». Sarah Bernhardt n’y échappe pas. «Celle qu’on appelait «La Divine «fut aussi une scandaleuse, explique l’historienne Catherine Authier. Elle figure au fichier de la police des mœurs et vend ses charmes pour des sommes colossales.» Le visiteur de l’exposition s’étonne, presque scandalisé qu’on attente ainsi à la gloire de Sarah Bernhardt (1). Mais comment se fait-ce ? (pense-t-il). N’était-elle pas une star du théâtre ?
«Mes acteurs sont tous maquereaux ou tapettes»
Oui Sarah était talentueuse. Mais le talent ne suffisait pas. Dans son ouvrage de vulgarisation Femmes d’exception, femmes d’influence, Catherine Authier
explique : les actrices n’avaient pas le choix. Jusqu’au début du XXe
siècle, les cachets des femmes actrices sont beaucoup plus bas que ceux
des hommes acteurs qui, eux-mêmes, sont très mal payés. En 1854, dans
leur Journal,
les Goncourt rapportent que Hiltbrunner, directeur des
Délassements-Comiques, se vante de diriger non pas un théâtre mais un
bordel : «C’est tout simple. Je ne donne à mes
actrices que 50 à 60 francs : j’ai 30 000 francs de loyer, je ne puis
leur donner que ça. Mes acteurs n’ont guère plus. Ils sont tous
maquereaux ou tapettes. Souvent, une femme vient me trouver en me disant
que les 50 francs, ce n’est pas assez, qu’elle va être obligée de
raccrocher, de faire des hommes dans la salle, à cinq sous… ça ne me regarde pas : j’ai 30 000 francs de loyer».
Pour la plupart des actrices – débutantes, figurantes, seconds rôles,
voire premiers rôles –, la prostitution est inévitable. «C’est un véritable gagne-pain, explique Lola Gonzalez-Quijano. Quoi de plus éloquent à ce propos que cette note du Journal des Goncourt : «Une actrice du nom de [Elmire] Paurelle a dit hier au foyer du Vaudeville, avec un geste de désespoir : «Nous sommes le 23… Quatre cents francs à payer le 30, et mes règles !»».
Salaire d’un petit rat : salaire d’ouvrière
Dans un livre passionnant, Capitale de l’amour, la chercheuse Lola Gonzalez-Quijano confirme la faiblesse des appointements accordés aux artistes. Les salaires des rats de l’Opéra se montent à «600
francs par an, soit à peu près ce que gagnent les ouvrières
parisiennes, dont le salaire annuel moyen passe de 500 francs en 1847 à 1
000 francs à la fin du siècle. En 1874, sur les 13 femmes qui font
partie de la troupe du Palais-Royal, Mlles Georgette Olivier et Reynold ne touchent que 300 francs par mois, et Mlles Valérie,
Elisa Bilhaut, Linda et Marthe Miette que 200 francs, tandis que
l’actrice la mieux payée, Alphonsine, gagne 20 000 francs par an. A la
même date, les appointements de leurs homologues masculins varient entre
3 600 et 30 000 francs. A l’insuffisance des salaires s’ajoutent
l’importance des amendes – en cas de retard, de dédit, etc. –, les
dépenses liées aux rôles, principalement les costumes, qui sont censés
être à la charge des actrices sauf pour les pièces historiques, tout
comme la claque ou les réceptions indispensables à l’obtention d’une
«bonne presse». Nécessaires pour lancer une carrière ou se faire
remarquer dans un premier rôle important, ces frais sont bien souvent
couverts par le protecteur ou des «protecteurs anonymes» (3).
«La traite des planches»
Les salaires sont si faibles que certains journalistes les nomment «cachets fictifs». Le journal L’Assiette au beurre, le 27 juin 1903, invente même l’expression «traite des planches»
pour dénoncer le scandale. Les actrices sont littéralement mises sur le
trottoir par les directeurs des théâtres qui voient là une excellente
façon d’attirer du public. «La prostitution
des actrices s’inscrit de fait dans un système de corruption généralisé ;
si celles-ci doivent «coucher pour réussir», les directeurs des
établissements parisiens n’hésitent pas non plus à tirer profit des
charmes de leurs maîtresses pour obtenir différents avantages
administratifs ou financiers, raconte Lola Gonzalez-Quijano qui cite le Journal des Goncourt (4 janvier 1863) : «On
les lance dans les ministères, aux culottes des ministres, des
puissances, des secrétaires et des valets influents, des vieillards et
des jeunes gens… Les actrices servent d’appâts pour obtenir un
poste en vue. Parfois aussi il arrive que de généreux donateurs exigent
du directeur de théâtre qu’il embauche leur maîtresse, même si celle-ci
n’a aucun talent. La scène est un lieu convoité. Pour obtenir un rôle,
les débutantes et même les confirmées sont prêtes à tout. Pourquoi ?
Un costume qui coûte le salaire de trois ans
Non seulement c’est mal payé mais il faut dépenser des fortunes pour avoir le droit de monter sur les planches. «A titre d’exemple, une actrice aussi talentueuse que Mlle Judith, engagée au Théâtre français en 1846 pour la somme de 10 000 francs par an consacrait au moins la moitié aux costumes. (2)» Lola Gonzalez-Quijano cite aussi le cas de Blanche d’Antigny : en 1868, dans le deuxième acte du Château à Toto
(Offenbach) elle porte une robe estimée à 16 000 francs. Dans le
deuxième acte, un peignoir orné de dentelles de Bruges d’une valeur de 6
000 francs. «Quant à la parure de bijoux
qu’elle exhibe pour jouer Frédégonde dans l’opéra-bouffe Chilpéric
d’Hervé, elle aura coûté pas moins de 75 000 francs»… «Dans ces conditions, on comprend bien que les actrices soient plus ou moins condamnées à la prostitution, résume Catherine Authier. Parfois,
les actrices demandaient aux maisons de couture de leur faire crédit
et, en échange, participaient au lancement de certains modèles en leur
faisant de la réclame.» Le public vient pour voir autant ces femmes
que leurs parures. Les costumes ont tellement d’importance que les
actrices sont parfois couvertes de joyaux alors qu’elles jouent le rôle
d’une miséreuse… tenue parfaitement contradictoire avec le personnage.
Mais personne n’en a cure. Il faut briller de tous ses feux, éclipser en
beauté les femmes qui se trouvent dans les loges.
«Chose admirable qu’un théâtre, comme cercle de débauche !»
«Pour la société parisienne du XIXe siècle, la «soirée au théâtre «est au cœur de la sociabilité et du paraître mondains», explique Lola
Gonzalez-Quijano, qui ajoute à quel point le paraître s’accorde avec la
prostitution. Un homme se doit d’entretenir une artiste (danseuse,
actrice, écuyère, cantatrice…). Surtout quand cette artiste fait se
déplacer les foules (2). «Ceux qui choisissent
les loges situées à l’avant-scène offrent certes une vue tronquée sur
le spectacle, mais ceux qui les occupent – chef de l’état, jeunes gens à
la mode, courtisanes – n’en n’ont cure : en choisissant ces places, les
plus exposées aux regards de la salle, ils cherchent avant tout à se
faire voir. Rappelons à cet égard que contrairement à nos usages
contemporains, les éclairages restent alors allumés durant toute la
représentation.» Les salles du XIXe siècle sont d’ailleurs conçues
de manière à ce que le public soit aussi visible que la scène… comme
disent si les Goncourt : «Chose admirable
qu’un théâtre, comme cercle de débauche ! De la scène à la salle, des
coulisses à la scène, de la salle à la scène et de la salle à la salle,
jambes de danseuses, sourires d’actrices, regards de lorgneuses, tout
cela se croise, dessine de tous côtés aux yeux le Plaisir, l’Orgie,
l’Intrigue. Impossible de ramasser en moins de place plus d’irrigations
d’appétits, d’invites au coït. (4)»
La Divine fait des passes de 500 à 1000 francs
Le
théâtre est la rampe de lancement idéale pour qui désire percer au
firmament des femmes les plus en vue dans le monde… Il faut cependant
avoir les moyens de cette ambition. «Il y a
des comédiennes qui se prostituent comme il y a des prostituées qui
s’improvisent comédiennes ; et les rôles peuvent s’inverser, au gré des
gloires et déclins», explique Lola Gonzalez-Quijano. Il y a aussi –
chose inouïe – des femmes dotées d’un tel talent qu’elles pourraient
très bien se passer de protecteur (5). Sarah Bernhardt fait partie de
ces exceptions : elle vit de ses appointements, mais «ne renonce pas pour autant aux généreux présents de ses amants».
Pourquoi renoncer au luxe, ni même à la luxure ? Sarah Bernhardt ne se
prive de rien. Elle accorde des entrevues en maison de rendez-vous. Ses
tarifs sont énormes. «Au moment où elle fit édifier son hôtel particulier de l’avenue de Villiers pour 500 000 francs or,
elle cumulait protecteurs affichés et passes tarifées. On sait qu’au
début de la IIIe République elle accordait ses faveurs pour une somme
comprise entre 500 et 1 000 francs.» Elle est recensée dans le registre BB1 de
la Préfecture de police de Paris parmi les 136 femmes galantes qui
opèrent sur les planches. Un monstre sacré peut tout se permettre :
dormir dans un cercueil, faire des tournées mondiales avec 8 tonnes de
malle, donner son nom à un théâtre, négocier ses nuits pour des
fortunes… Jusqu’au début du XXe siècle, le statut d’actrice est avant
tout celui de femme maudite, d’autant plus maudite que désirée.
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A LIRE : Capitale de l’amour Filles et lieux de plaisirs à Paris au XIXe siècle, de Lola Gonzalez-Quijano, éditions Vendémiaire, 2015.
Le Livre des courtisanes, de Gabrielle Houbre, éditions Tallandier.
Prostitutions. Des représentations aveuglantes.
Collectif,
dirigé par Gabrielle Houbre, Isolde Pludermacher et Marie Robert. Editions Musée
d’Orsay-Flammarion, 2015.
Femmes d’exception, femmes d’influence, de Catherine Authier, éditions Armand Colin, 2015.
Journal des Goncourt, publié en 3 tomes aux éditions Bouquins, 2004.
A VOIR : Exposition
Prostitutions. Des représentations aveuglantes, au Musée d’Orsay. Jusqu’au 17 janvier 2016.
NOTES
(1) La (re)découverte du passé de prostituée de Sarah Bernhardt est lié au livre de l’historienne Gabrielle Houbre : Le Livre des courtisanes (publication du fameux registre BB1). Gabrielle Houbre a participé à l’élaboration de l’exposition, avec les conservatrices du Musée d’Orsay et notamment à celle du livre Prostitutions. Des représentations aveuglantes (le livre de l’exposition).
(2) Source : Femmes d’exception, femmes d’influence, de Catherine Authier.
(3) «Les débuts d’Yvette Guilbert aux Bouffes du Nord, au théâtre
de Cluny puis aux Variétés, où elle gagne 250 francs par mois, sont rendus
possibles grâce à la générosité de son amant, Charles Zidler, alors directeur
de l’Hippodrome. Adèle Patry, une élève du Conservatoire débutant à la
Porte-Saint-Martin, n’a pas cette chance ; un rapport de police de janvier 1875
note à son propos : “Elle a lutté contre les entraînements du théâtre pour
rester sage. Elle espérait ainsi contracter un riche mariage, mais elle
désespère et s’aperçoit que sa position ne se fera jamais si elle ne prend un
amant qui lui donne beaucoup d’argent pour se produire“ » (Capitale de l’amour, de Lola Gonzales-Quijano)
(4) Compte-rendu que les Goncourt font de la première de Rothomago
au Cirque impérial (Journal des Goncourt).
(5) «Cette nécessité vénale attachée au métier d’actrice persiste longtemps,
avant de disparaître progressivement, en même temps que la claque et
l’obligation de fournir ses costumes. C’est Emile Perrin, directeur de la
Comédie-Française, qui décide en 1881 que tous les costumes sont désormais à la
charge du théâtre, moyennant un plafonnement des dépenses par rôles et types de
toilette». (Capitale de l’amour, de Lola Gonzalez-Quijano)