Les feuilles dorées des bouleaux tombaient par intermittence sur la terrasse, portées par le vent léger d’une nouvelle journée d’automne. L’air est très doux pour un mois de novembre, avait-elle pensé en rentrant de sa balade rituelle au jardin. Ici, le calme l’isolait du vacarme ambiant dû, en partie, aux résultats des élections américaines et à cette pandémie qui n’en finissait plus. Amadeus, physiquement, lui manquait.
Le ballet des corneilles et des pies, à la cime des grands arbres, avait interrompu son visionnage de Flower Punk, un documentaire sur l’artiste floral Azuma Makoto et son complice photographe, Shiinoki Shunsuke. Ce Japonais de renommée mondiale était venu exposer ses œuvres à Lille, sur le podium du défilé de Dries van Note. Connaissant sa passion pour le Japon, la rédaction d’un des journaux qui l’employaient lui avait commandée le reportage. VOGUE avait d’ailleurs publié plusieurs de ses photos.
C’était le lendemain de cet évènement qu’Amadeus et elle avaient assisté ensemble au lever du jour. Après avoir passé toute la nuit à découvrir le corps de l’autre. Comme seuls deux inconnus pouvaient le vivre.
La quadra était sortie respirer au milieu de son jardin pittoresque, son appareil photo à la main. Il la quittait rarement, même les jours où elle n’était pas en reportage mode à travers la planète. Bloquée à la maison comme beaucoup d’autres, elle en était réduite à saisir ce qui l’entourait. Et clic, des feuilles de liquidambar rouge rubis. Et clac, des rayons de soleil sur les chapeaux joufflus de champignons inconnus.
Alors qu’elle portait sa tasse de thé à sa bouche debout dans sa cuisine, le bip d’une notification attira son attention. La photo d’une rose signée le Pianiste. Ce qui signifiait qu’Amadeus était dans sa maison de campagne, à Gerberoy. Sans sa femme.
De cette construction ancienne, Lou ne connaissait que des photos des extérieurs – une façade mangée par du lierre ; une pelouse imitant à la perfection un green, bordée par une collection de rosiers dont elle jalousait la beauté – et quelques rares clichés de l’intérieur où elle avait aperçu des chaises patinées et une cheminée à l’âtre.
— On vendra ton armoire Lorraine. Je déteste ce meuble.
— Qui a dit que je vendrais ma maison ?
Tout en se dirigeant vers le coin du salon qui lui servait de bureau, Lou buvait en marchant. Elle posa sa tasse de thé vide et repris le visionnage de Flower Punk. Non sans avoir envoyé un message à son amant.
— L’instant cunni ou pipe, c’est à 16h00 ?
Elle rit de sa réponse quasi immédiate.
— Merde, pas dispo ! A 16h00, je préfère un gâteau à la crème avec un thé.
S’il voulait la jouer taquin, elle ne serait pas en reste.
— Je note que tu manges des gâteaux depuis aujourd’hui. Ton thé, tu le préfères avec un ou deux sucres ?
— Je te ferais bien un cunnilingus à la crème Chantilly.
— Faite maison, la Chantilly ?
— Ou pas. En cas d’urgence.
La photographe résistait encore à leur complicité évidente. Habituée à une vie amoureuse très libre, elle n’était pas prête à s’engager dans une relation monogame qui lui paraissait trop compliquée à vivre.
Ce n’était pas le fait qu’Amadeus soit marié ni qu’il soit resté intime avec sa première épouse qui la dérangeait. Qui était-elle pour le juger alors qu’elle avait deux amants officiels en plus de lui ? Baptisés le Fauve et le Parfumeur, chacun connaissait l’existence de l’autre et aucun ne voyait d’inconvénients à leur choix de vie. En parallèle, tous étaient libres d’avoir des histoires amoureuses. La condition sine qua non était de ne pas blesser et de ne pas souffrir ou faire souffrir.
Non, ce n’était rien de tout cela. Ce qui perturbait Lou, c’était la façon qu’Amadeus avait d’être omniprésent. Sans forcer le trait. Avec douceur et fermeté et beaucoup d’humour. Parfois, un peu trop, si bien qu’il arrivait qu’elle prenne au premier degré une de ses boutades. Ce qui amusait beaucoup le Pianiste.
Lou n’était pas habituée à recevoir autant d’attention, voilà tout. Et, à dire vrai, elle craignait maintenant qu’Amadeus disparaisse. Un comble pour celle qui revendiquait haut et fort son choix de vivre seule ! La reporter-photographe s’était étonnée d’avoir une telle réaction. Que lui arrivait-il ?
Lou n’avait jamais craint la rupture amoureuse. C’était toujours elle qui rompait. Dès qu’elle s’ennuyait, elle partait. Sans plus d’explications. Les choses ayant été posées dès le départ, il était inutile de perdre du temps dans ses futilités.
Ainsi, elle venait de rompre avec le Maestro. Très bel homme aux yeux gris. Intelligent, cultivé, rebelle. Mais trop accaparé par son métier et trop rude sexuellement car trop sur la retenue. Et depuis peu, très amoureux d’une belle qui lui vrillait les sens. Ce dont Lou était ravie. Elle n’aurait pas supporté de le savoir malheureux.
Quoi qu’en pensaient les bien-pensants de son entourage, Lou aimait ses hommes. Avec passion. Préserver leur intimité et leur bonheur était pour elle d’une importance capitale. Jamais elle ne parlait d’eux à qui que ce soit. Ils étaient ses secrets.
Or, pour en revenir au Pianiste, il ne lui avait pas demandé d’être fidèle. Au contraire. Il avait été beaucoup plus subtil. Qu’elle s’impose une autre manière de vivre lui paraitrait bien fade, lui avait-il déclaré sans emphase. La quadra avait avalé une gorgée de whisky en plissant les yeux.
Lou le soupçonnait d’être à la fois émoustillé par la présence du Fauve et du Parfumeur mais un peu jaloux qu’elle leur consacre encore du temps.
— Si je voulais être le seul dans ta vie, ce serait très facile.
Sa remarque de mâle dominant l’avait agacée au plus haut point. Mais pour qui se prenait-il ? Le seul dans sa vie ! Il déconnait ou il était sérieux ?
Elle s’était tue pendant plusieurs jours avant de lui demander des explications qu’il avait envoyées bouler par une plaisanterie de son cru.
Ce paradoxe aussi l’avait troublée : je ne te demande pas de cesser de fréquenter les autres mais si je pouvais être le seul à te vivre… Est-ce qu’Amadeus en était conscient ? Bien sûr. Il ne pouvait pas en être autrement, intelligent comme il l’était.
Lou avait donc décidé de lâcher prise et de jouir d’être envies. Après tout, qui vivra verrait ! Rester en vie en 2020 était primordial, s’ils voulaient se revoir et s’aimer. Quelle que soit la forme de cet amour.
— Ce qui devra être sera, lui avait-elle répondu après lui avoir rappelé sa phrase. Ce à quoi il avait acquiescé.
Physiquement, le Pianiste était différent du Fauve et du Parfumeur. Certes, il était grand et mince, comme eux qui mesuraient a minima 1,80 m. Et tout comme eux, il approchait des 50 ans. Toutefois, Amadeus possédait une caractéristique que les deux autres n’avaient pas.
Cultivé et élégant, il avait de grands yeux marron bordés de longs cils noirs. La profondeur de son regard était accentuée par des sourcils épais et arqués. Son nez long et droit surmontait une bouche gourmande. Son visage était mangé par une barbe de trois jours sel et poivre soigneusement entretenue. Comme ses cheveux. Son front large était marqué par la ride du lion et quand il souriait, ses pattes d’oie étaient plus visibles. Ses fossettes aussi, encore plus quand il riait. Et ses mains, ses mains… Ses mains étaient belles, grandes et soignées, ses doigts longs et musclés.
Qu’il soit vêtu d’un costume de Savile Row et chaussé de Ferragamo ou habillé d’un jeans chemise blanche et Chelsea boots Crockett & Jones, il avait une classe indéniable. Mais, alors que les trois autres avaient un torse imberbe, naturel ou épilé, celui d’Amadeus était très velu. D’abord surprise par tous ces poils, Lou avait adoré y sniffer l’odeur boisée et aromatique du vétiver à laquelle se mêlaient des notes de lavande et de bergamote. « Eau sauvage de Dior. Revisitée. » avait-il expliqué le premier soir.
Sous sa douche, après sa séance de yoga quotidienne, Lou se remémora leur rencontre.
Focalisée sur le défilé, elle avait peu prêté attention à la musique ambiante. A peine avait-elle reconnu les notes de Frozen jouées au piano. L’air connu clôturait la performance. Alors qu’elle envoyait ses photos à la rédaction, Amadeus l’avait abordée. Il lui avait tendu sa paire de chaussures qu’elle avait abandonnée à côté du podium.
— Je pense que vous allez en avoir besoin pour me rejoindre à Paris.
Elle s’était retournée et l’avait contemplé, amusée.
Son regard brun pétillait au-dessus de son masque.
— Ne jouez pas à cap ou pas cap avec moi, vous risqueriez de perdre… Et si j’étais attendue ?
— Dommage pour lui mais avec votre question, j’ai ma réponse.
— Vous buvez du whisky ?
— Alors, apportez-moi du whisky à mon hôtel.
— Et si je vous invitais à dîner ?
— Vous passeriez me prendre…
— Jamais le ventre vide. Avec le couvre-feu, je serai là vers 19h30. Nous irons dîner dans un endroit qui vous plaira… Audi noire. Quelle adresse ?
— Vous voulez aussi le numéro de ma chambre ?
— Ce sera plus simple pour appeler l’hôtel et l’échanger contre une suite. A quel nom la réservation et quel nom, l’hôtel ?
Lou lui avait souri et ils avaient échangé leurs numéros de téléphone.
Amadeus était arrivé en retard. Mais il l’avait prévenue et elle avait eu le temps de se relaxer dans un bain – la suite comprenait une salle de bains et une salle d’eau –, de se venir les ongles des orteils et de choisir sa tenue.
Elle avait aussi envoyé plusieurs clichés de son cul au Fauve qui n’avait pas réagi.
Gentleman, le Pianiste lui avait ouvert la portière de sa voiture et elle s’était assise en inspirant les parfums et les odeurs de l’habitacle ; le jazz swinguait un peu trop fort ; sa conduite était souple et fluide. Lou se sentait bien et il aurait décidé de l’emmener ailleurs qu’à Paris, elle n’aurait pas résisté.
Tout le long du trajet, elle avait observé ses mains et résisté à l’envie de le toucher. Pendant le dîner aussi. Il avait gardé son alliance. Elle avait aimé.
Ils avaient quitté le Petit Riche légèrement ivres. Surtout elle.
Après avoir garé son Audi dans une rue adjacente, ils avaient marché jusqu’à l’hôtel. Il avait ri quand elle s’était laissé distancer pour mater son cul. En grimpant la dernière volée de marche qui les menait à la suite, il lui avait rendu la pareille.
— J’aime beaucoup tes bottines. Et tes jambes. Hâte de voir le reste.
— Oh parce que tu le verras ?
— Oh oui. Et tu le sais.
Lou avait ri en leur ouvrant la porte. Elle lui avait fait remarquer les poutres et avait frissonné quand, de sa voix grave, il avait demandé si celle qui descendait du plafond jusqu’au plancher servait pour les séances SM.
Pendant qu’il leur servait un verre d’Akashi, elle avait retiré ses bottines pour chausser ses escarpins.
— Tu voulais voir mes chevilles, lui avait-elle dit en s’approchant très près de lui alors qu’il était appuyé contre la poutre centrale.
— Je ne vais pas voir que tes chevilles.
Ils avaient bu un verre ou deux en se tournant autour comme deux fauves.
Elle avait refusé de lui rejouer la scène de Basic Instinct. Il avait menacé d’une voix rieuse de l’attacher au radiateur. Elle s’était rapprochée de lui, à le frôler.
— Chiche !
— Si tu joues à être une table pour un autre, tu adoreras être attachée pendant que je te lèche.
Elle l’avait provoqué d’un sourire. Il l’avait enlacée en la plaquant d’une main contre lui toujours debout contre la poutre. Elle avait frotté son ventre contre sa cuisse.
Leur premier baiser avait été lent et doux.
Ils s’étaient goûtés. Mordus. Apprivoisés. Ni l’un ni l’autre ne voulaient se soumettre.
Lou avait à peine senti ses doigts dégrafer son soutien-gorge. Elle avait eu plus de difficulté à ouvrir sa chemise blanche dont les boutonnières étaient cachées sous un revers. Il l’avait dirigée avec délicatesse vers le lit où ils s’étaient allongé tous les deux, l’un contre l’autre.
Leur effeuillage avait continué.
— Tu es… lisse. J’adore. Et trempée. J’adore !
— Ta faute.
— Il faut que je glisse ma langue et mes doigts sur ton sexe.
— Laisse-toi faire… Laisse-moi faire…
Lou avait alors saisi son visage entre ses deux mains et sans le lâcher, elle l’avait embrassé à sa manière.
D’abord elle avait léché ses lèvres, les avait mordillées puis avait léché et sucé sa langue avant de pénétrer sa bouche de la sienne.
Petit à petit, elle l’avait senti céder.
— C’est bon, avait-il murmuré.
— Oui… Tu lâches prise et j’aime.
— Je connais quelque chose que tu vas trouver délicieux. Tu en redemanderas.
Et quand les lèvres, la langue et les doigts d’Amadeus avaient joué avec son clitoris et tous ses orifices, ses cris de plaisir lui avaient donné raison.
Plus tard, elle avait eu envie de faire pipi et lui avait dit.
— Cela ne peut pas attendre ?
— Alors, vas-y.
Elle s’était levée et il l’avait suivie en l’embrassant. Il l’avait guidée à reculons vers la salle d’eau, la gardant enlacée contre lui – ils avaient littéralement dansé sur ce plancher blanc, du lit jusqu’à la salle d’eau – et ne l’avait lâchée qu’à l’instant où elle s’était assise sur la cuvette des toilettes.
Elle avait uriné alors qu’il l’embrassait, yeux dans les yeux.
Et puis, il avait léchée sa fente alors qu’elle se relevait.
— Amadeus, s’était-elle écriée, rieuse.
— C’est plus doux que le papier, non ?
Pour toute réponse, elle l’avait embrassé. Longtemps.
Cette nuit-là, ils avaient baisé et joui pendant des heures.
Au petit jour, il était parti vers sa maison de campagne. Lou s’était assoupie. Un peu.
Et puis, elle avait rangé ses affaires dans sa valise rouge et avait rendu les clés de la suite et de la porte d’entrée de l’hôtel à son concierge préféré qui lui avait souri.
— Vous avez l’air épanoui. Fatiguée mais heureuse. Cela vous va bien.
L’article WHISKY est apparu en premier sur Impudique Magazine.