Gilles Laporte est né dans les Vosges, à Igney. Il est écrivain, scénariste et conférencier. Il est aussi homme de radio et de télévision. Il est notamment le créateur du magazine littéraire Pleine Page de FR3.
Ses romans ont reçu de nombreux prix.
La clé aux âmes a paru aux Presses de la Cité. Ce roman est la suite de Des fleurs à l’encre violette.
Résumé
Paul Delhuis est élevé dans le culte des valeurs laïques et républicaines par sa mère, Mathilde qui est institutrice et par son futur beau-père qui est luthier. Le père de P’tit Paul est mort de la Grande Guerre.
Devenu instituteur et franc-maçon, Paul jouera aussi du violon. Et puis, surtout, il aimera passionnément la belle Louise.
Extrait choisi
Le 15 juin, le 46e GRDI piétinait dans la région de Baccarat. On se disait dans les rangs à cheval et à moto, tant hommes de troupe que sous-officiers, que la prochaine étape serait la rive droite de la Moselle. Mais le général Lescanne n’avait pas reçu d’instructions de l’état-major de Vincennes, le commandant Degatier pas davantage de son général, le capitaine Rouvillois, chef de l’escadront moto, pas davantage de son commandant. Sellés nuit et jours, les chevaux piaffaient ; réservoir plein, les motos tournaient de temps en temps pour entretenir la souplesse du moteur ; harnachés du matin au soir et du soir au matin, les hommes rongeaient leur frein en espérant que l’heure à venir fût décisive.
Enfin, le 16 juin, à minuit, le groupement de reconnaissance recevait l’ordre de se mettre en mouvement.
A quatre heures du matin, les cavaliers à moto ouvraient la route.
Le convoi s’ébranlait en direction du sud-ouest lorrain.
Au guidon de sa machine, le hussard de première classe Paul Delhuis voyait les panneaux indicateurs se rapprocher des villages de son pays. Il n’avait pas remis les pieds à Mirecourt, Igney, Epinal depuis la déclaration de guerre. Plus de six mois qu’il n’avait pas revu sa mère, ni son ami luthier, ni Louise… Louise surtout !
Leur échange de lettres, au moins une par semaine, lui était vital. Jamais il n’aurait imaginé être un jour dépendant à ce point des mots d’une femme. Il comprenait maintenant le calvaire qu’avait dû vivre sa mère depuis la mort de Clément, qu’elle vivait sans doute toujours, mais en silence, sans jamais se plaindre, en s’efforçant pour son fils de paraître toujours heureuse et comblée. Mais, depuis que le 3e Hussards avait quitté ses quartiers de Wissembourg, le courrier suivait mal, de temps en temps deux lettres à la fois, dont l’une vieille de plusieurs jours. Le plus souvent rien.
A mesure que, en colonne de pelotons dispersés pour être moins vulnérables en cas d’attaques aériennes, ils avançaient dans la campagne lorraine, Paul se voyait déjà à Igney, embrassant sa grand-mère Rose-Victoire, à Mirecourt près de Mathilde dans l’atelier aux violons, à Epinal, attendant la fin de service de Louise sur le quai des Bons-Enfants, devant le Palais de la Bière.
Onze heures du matin, étape à la Verrerie de Portieux.
Le 46e GRDI vient d’atteindre son objectif : la rive droite de la Moselle, qu’il a reçu mission de tenir. Les dernières nouvelles ne sont pas réjouissantes : on a signalé la présence des premières unités allemandes entre Mirecourt et Dompaire.
A mesure que le temps passe, la tension monte.
Nul n’ose y croire, mais le bruit circule d’un effondrement général de l’armée française et du rembarquement panique des Anglais à Dunkerque. Il se dit que le gouvernement s’est replié à Bordeaux, que le président Lebrun vient d’appeler à la présidence du Conseil le vieux maréchal Pétain, que les Anglais sont allés jusqu’à oser proposer de faire définitivement de l’Angleterre et de la France un seul Etat, que les rares troupes encore combattantes sont celles de Lorraine, dont le 3e Hussards en position maintenant dans la vallée de la Moselle.
Des officiers d’une grande dignité aux soldats déterminés comme un seul homme, chacun à sa place dans les rangs commence à se demander comment on va pouvoir se sortir du piège tendu par l’ennemi : Allemands partout au Nord où ils sont chez eux, à l’Ouest qu’ils ont conquis à la vitesse de l’éclair durant le désormais fameux et terrifiant Blitzkrieg, à l’Est où ils s’appuient sur une Alsace tenue dans une nouvelle soumission en tous points semblables à celle de la période d’annexion, et maintenant, au Sud d’où, venant de Sedan où ils ont fait un gigantesque pied de nez à la ligne Maginot, ils opèrent un mouvement tournant du côté de Chaumont, remontent la vallée de la Saône. Les colonnes de Panzers arrivent. Leur objectif, on le sait désormais : fermer la poche des Vosges, y anéantir le bon tiers de l’armée française toujours combattante qui, trop longtemps condamnée à attendre des ordres de chefs confortablement penchés à Vincennes sur des cartes mal renseignées, s’y trouve rassemblée prête à l’action. On sait aussi que, à cause de cette impéritie du haut commandement, le rapport des forces s’est inversé. Soulagés des fronts de Pologne et d’Europe centrale, les Allemands ont pu concentrer leurs troupes en France. La vague déferlante sera incontrôlable, on le craint. On se sait maintenant pris dans une nasse, faits comme des rats. Mais, sur le terrain, chacun à son poste et dans son grade dit que le 3e Hussards saura être fidèle à sa devise héritée de la monarchie : Il en vaut plus d’un ! Chacun s’y prépare, en son grade et qualité, sans se poser la moindre question.
Personne ne sait encore que Pétain vient de prononcer cette phrase terrible qui marquera définitivement l’histoire de France d’une honte indélébile : « C’est le cœur brisé que je vous dis qu’il faut cesser le combat. »
Mon avis
La clé aux âmes raconte l’histoire de Paul, élevé par sa mère, jeune et belle veuve institutrice. Les destins de ces deux-là sont mêlés aux bouleversements sociologiques et politiques et aux mouvements sociaux qui entraînent la France gangrénée d’après la guerre de 14-18 dans une nouvelle guerre qui apportera son lot d’horreurs.
Bien que Gilles Laporte s’attache à conter maints détails de la vie des habitants de Mirecourt, d’Igney ou d’Epinal et des environs, ce roman s’adresse à tous, car c’est aussi un roman qui évoque notre passé.
Au travers de l’histoire de P’tit Paul, c’est la destinée de Mathilde qui est mise en avant. Mathilde, la mère de P’tit Paul, qui ne laissera jamais personne décider à sa place mais aussi sa belle-sœur aristocratique qui finira par partir vivre en Afrique aux côtés du docteur Schweitzer, son amie Jeanne femme libérée qui ose couper ses cheveux courts et porter des pantalons ou conduire une automobile et puis, Louise qui aimera tellement Paul. Ce sont les vies des Françaises d’alors que Gilles Laporte dépeint, même s’il raconte magnifiquement le métier de luthier ou celui d’instituteur, les querelles de clocher, l’Ecole publique - son enseignement du respect de tous par chacun et de chacun par tous - ou les conflits politiques et les affrontements. Même si elles avaient œuvré pendant que leurs hommes mourraient sur les champs de bataille de la guerre de 14-18, après la guerre, les femmes n’avaient toujours pas leurs mots à dire, elles devaient toujours restées dépendantes et soumises aux hommes.
La clé aux âmes - qui est aussi un outil servant à placer et à mouvoir l’âme des instruments à cordes - est un roman d’une grande justesse historique et, surtout, c’est une histoire sensible, émouvante et bouleversante qui restera à jamais gravée dans ma mémoire.
Un grand merci à vous, Gilles Laporte !
La clé aux âmes, Gilles Laporte, éditions Presses de la Cité 20 €