Cet article Santé sexuelle et gynécologie : pourquoi la binarité ne nous protège pas provient de Manifesto XXI.
En septembre 2023, Fabienne, une femme transgenre de 26 ans, s’est vue refuser une consultation pour des douleurs à la poitrine par un gynécologue de Pau : cette affaire de violence médicale transphobe révèle les conséquences désastreuses des préjugés cis-hétéro-centrés et LGBT-phobes en matière d’accès aux soins.
Se plier aux exigences d’un suivi gynécologique régulier s’apparente parfois à un job à plein temps. La sociologue Aurore Koechlin parle d’ailleurs d’une « carrière gynécologique », pour connoter l’idée d’un travail au long cours nécessitant une implication active de la part des professionnel‧les et des patientes. Les pré-requis pour y accéder dans l’imaginaire collectif ? En général, être une femme, cisgenre, hétérosexuelle, avec une sexualité active et en âge de procréer. Le cas de Fabienne montre à quel point les praticien·nes peuvent encore être ignorant·es des besoins de santé des minorités sexuelles et de genre : le rejet de ce gynécologue de Pau reflète à la fois une conception patriarcale de la gynécologie et les angles morts de nos politiques de santé. Des préjugés qui in fine affectent notre santé publique.
Comment le patriarcat a façonné les soins gynécologiques
Au XXᵉ siècle, la légalisation de la contraception a changé la pratique de la gynécologie : on est passé de consultations exceptionnelles, pour traiter d’éventuelles maladies, à une logique préventive, régulière, sans motif précis. Ce fameux suivi auquel la plupart des femmes cis hétéros d’aujourd’hui sont enjointes. C’est ce que la sociologue Aurore Koechlin nomme « La norme gynécologique » dans un essai du même nom, paru en 2022 aux éditions Amsterdam. Mais la médicalisation de la contraception s’est accompagnée d’un transfert de responsabilité, plaçant la maîtrise de la fécondité principalement à la charge des femmes. Au même titre que les tâches domestiques ou la garde d’enfants, la contraception devient une tâche de care, souvent invisibilisée et incombant en grande majorité aux femmes. Très vite, on impose aux femmes cisgenre l’idée qu’une « surveillance médicale serait inévitable, alors qu’en réalité, le rythme des consultations est imposé par la médicalisation des corps », explique Mélanie Burban, sage-femme hospitalière à Paris et spécialisée dans les questions de genre.
Côté andrologie, l’équivalent masculin de la gynécologie, la norme est plutôt de ne pas en connaître l’existence. Pourtant, tout autant concernés par les questions de contraception, de risques d’infections ou de cancers génitaux, les hommes cis et héteros sont souvent livrés à eux-mêmes dans leur santé sexuelle et reproductive. Et par la même occasion déchargés de toute charge mentale contraceptive et sexuelle. « Ça s’inscrit dans un contexte de stéréotypes plus anciens, hérités d’Hippocrate, qui associent aux femmes une nature intrinsèquement maladive. Les femmes sont vues avant tout comme des corps à soigner », explique Mélanie Burban. À soigner, mais aussi à contrôler, au moyen d’une forme de pouvoir qui s’exerce à travers une médecine sociale et un contrôle de la natalité, que Michel Foucault qualifie de biopouvoir. Les ventres des femmes cisgenres sont devenus des objets d’investigation et les fonctions reproductrices du corps féminin justifient un encadrement spécifique, qui contribue à reproduire et entretenir l’ordre social. Entre autres, la prise massive d’œstrogènes et de progestérone par les femmes cis et celle, moindre, de testostérone par les hommes cis, contribuent à renforcer des stéréotypes de genre. Associer des hormones à un genre spécifique et ne pas en voir l’aspect bisexué fait perdurer une différenciation qui maintient chacun·e à sa place dans un système genré. En configurant des identités sexuées, « les hormones représentent des objets de contrôle social » poursuit Mélanie Burban.
Refus de soins, discriminations et rupture du lien avec les soignant·es
Dès lors, comment penser la santé sexuelle et reproductive des personnes qui ne rentrent pas dans ces catégories ? Comment accueillir des sexualités ou des identités de genre qui ne correspondent pas à cette norme dominante et viennent la déstabiliser ? D’autant plus que, comme le souligne Mélanie Burban, « ces rapports de domination ont besoin de clarté pour s’exercer ». Et laissent peu de place à la nuance de vécus personnels, d’expériences et identités fluides, de pratiques différentes.
Cela se traduit d’abord par des refus comme dans le cas Fabienne. « Je ne m’occupe que des vraies femmes », lui a rétorqué le gynécologue de Pau, écartant la jeune femme de soins nécessaires sur le moment, mais aussi à plus long terme. « Je suis traumatisée à l’idée de reprendre rendez-vous », confie Fabienne. Daisy Letourneur, autrice et militante féministe, trans et lesbienne au sein du collectif Toutes Des Femmes ne compte plus les histoires de remarques désobligeantes ou insultantes de la part de médecins à l’égard de personnes trans autour d’elle. « Certains vont se déclarer incompétents, par manque de formation ou par peur de l’inconnu, d’autres refusent carrément la prise en charge », souffle-t-elle. « Chaque consultation est un vrai parcours du combattant. »
Pour Sacha*, 45 ans, le fait qu’elle n’ait des relations sexuelles qu’avec des femmes semble la « mettre à distance » d’un suivi gynécologique régulier pour prévenir des grossesses non souhaitées. Quant aux risques d’IST, ses expériences passées l’ont également découragé de consulter à ce sujet : Sacha a été violée par sa conjointe il y a près de cinq ans. Quand elle se rend dans une Unité médico-judiciaire (UMJ) de Rennes pour porter plainte, le médecin ne lui prescrit aucun test de dépistage des IST. « Comme si, entre femmes, il n’y avait pas de risques », se rappelle-elle. L’« imaginaire collectif très éthéré » de la sexualité entre femmes ne correspond pas à sa propre expérience, bien éloignée d’un cocon sans risques ni violence. Depuis, Sacha n’a pas consulté de gynécologue.
Mais les rapports entre femmes ne sont pas seulement vus comme sans risques. En l’absence de pénétration pénis-vagin, « on va encore demander à une femme lesbienne si elle est vierge alors qu’elle s’est tapée quinze meufs », s’indigne Maxence Ouafik, médecin généraliste à la maison médicale de Tilleur et engagé au sein d’associations pour la santé des minorités sexuelles. Résultat : selon l’Enquête Presse Gay et Lesbienne de 2011, 60% des répondantes n’ayant que des rapports sexuels avec des femmes au cours de leur vie n’ont jamais réalisé de frottis cervico-utérin.
« Ces a priori hétéro-centrés créent des angles morts qui empêchent de penser certaines pratiques, mais aussi de cibler certains risques », analyse la sage-femme Mélanie Burban. Et ce dès les premières questions, qui imposent souvent des présupposés hétéro et cis-centrés. Quand Sabine* dit à son gynécologue être sexuellement active, ne pas vouloir d’enfant, et ne pas prendre de contraception, première réaction du médecin : « Vous êtes inconsciente ? ». « Non, lesbienne », lui répond la jeune femme du tac au tac. « Pour moi, c’était évident que c’est lui qui devait se sentir mal, mais pour des personnes moins à l’aise avec leur sexualité, ça peut être un moment difficile », remarque-t-elle. « Il y a aussi des pratiques que certains médecins n’abordent même pas », selon le généraliste Maxence Ouafik. Il note, particulièrement pour les HSH, « la fellation, la sodomie, la question d’une pratique insertive ou réceptive », avec le risque de passer à côté de certains besoins spécifiques de santé, en ne prescrivant pas de frottis anal ou rectal, par exemple. Les questions orientées, « Êtes-vous en couple » plutôt que « Avez-vous un ou des partenaires sexuels ? » ont aussi tendance à provoquer l’autocensure. Voire, elles forcent les patient·es à se retrouver dans une position de coming out forcé. Un sentiment commun identifié par Stuart Pluen, qui a recueilli dans le cadre d’un master en santé publique de nombreux témoignages de personnes trans et non-binaires. « À chaque rendez-vous, il faut se mettre en jeu, voire se mettre en risque », rapporte-t-iel. Et les réticences face à cette épreuve ne concernent pas uniquement les personnes ayant été elles-mêmes stigmatisées dans le passé. En effet, il y a une « mémoire collective des violences » qui dépasse les simples expériences personnelles, explique Stuart Pluen. Les savoirs et vécus circulent sur les réseaux sociaux, dans les associations, et de manière informelle au sein de la communauté. « Les personnes ne se sentent pas reconnues, pas attendues, on ne leur permet pas d’exister pleinement », analyse la psychologue et sexologue Coraline Delebarre. « Ces discriminations, jugements et expériences négatives conduisent souvent les minorités sexuelles, sexuées et de genre à « rompre le lien avec les soignant·es », ajoute-t-elle.
Des violences institutionnelles
Mais les LGBT-phobies dans l’accès au soin ne sont pas simplement le fait des mauvaises pratiques de certain·es praticien·nes. Au contraire, elles relèvent bien d’une dimension structurelle, héritée d’une médecine qui pathologise ces vécus. Des corps et identités « non-normatifs », la médecine a longtemps fait des corps « pathologiques » et « moralement déviants ». Il a fallu attendre 1990 pour que l’OMS ne considère plus l’homosexualité comme une maladie mentale. Et ce n’est qu’en 2022 que disparaît la notion de « trouble mental » pour qualifier le vécu des personnes transgenres, envisagé sous un angle essentiellement médical.
Ces classifications stigmatisantes ont longtemps été utilisées pour justifier l’imposition de traitements abusifs, en particulier lors de « thérapies de conversion ». « Les dogmes médicaux ont essayé de les faire rentrer dans la norme dominante [hétéro-patriarcale] au moyen de traitements très violents, à base de lobotomie, d’électrochocs ou encore de stérilisation », rappelle la psychologue Coraline Delebarre. « Tout cela vient inscrire aujourd’hui un rapport collectif au soin difficile, et une forme de défiance justifiée envers le corps médical. » Leur recours au soin est d’autant plus complexe qu’il renvoie ces personnes à une perception de leurs corps souvent construite dans un contexte de violences sociales et de discriminations : « Pour aller consulter, encore faut-il avoir une conscience et une estime de son corps qui nous pousse à l’écouter », note le sociologue Arnaud Alessandrin. « Ou ne pas risquer de se faire harceler dans l’espace public avant même d’arriver à l’hôpital. »
Le déroulé de la consultation elle-même peut aussi accentuer cette perception de leurs corps et de leur vécu. Dès lors que leurs récits représentent quelque chose d’historiquement considéré comme déviant, Stuart Pluen, membre de l’association Acceptess-T, rapporte « une nécessité de se rendre crédible et légitime face au corps médical, quitte à raconter une histoire qui n’est pas la sienne ».
Mais rassurer son praticien, c’est se conformer au cadre rigide qu’impose le corps médical aux personnes trans, se plier à une vision normée de ce qu’elles doivent être, pour espérer accéder aux soins. À défaut, les patient·es se retrouvent systématiquement renvoyé·es à leur identité de genre. Lorsque Stuart se rend dans un centre de santé spécialisé dans le suivi des victimes de violences domestiques et conjugales, pour poser un mot sur son vécu, iel est accueilli par des questions qui n’ont « rien à voir avec la choucroute ». « Dès que j’ai dit que j’étais trans non binaire, je n’étais plus qu’un objet de curiosité », raconte-t-iel. « Ça nous remet dans une case dont on ne peut pas sortir. Et à force de ne pas se sentir à sa place, on arrête. Je n’y suis jamais retourné ».
Un phénomène que le sociologue Arnaud Alessandrin appelle « l’hyper-symptôme », l’idée qu’il existe « un élément de l’identité qui amalgamerait toutes les caractéristiques de santé d’une personne ». Ce qui enferme les populations dans des axes uniques de prise en charge. Ainsi, par un effet de catégorisation, « la santé des gays, c’est d’abord une santé sexuelle, celle des lesbiennes, une santé reproductive, et celle des trans est psychiatrique », résume le sociologue. « Beaucoup de traditions professionnelles, que ce soit dans la formation ou la pratique, se créent à partir de ce réductionnisme ». Le généraliste Maxence Ouafik partage ce constat : « là où la sexualité des lesbiennes n’est pas pensée, les hommes gays sont toujours ramenés au cul ». Et plus particulièrement au risque de VIH. Dans les années 1980-1990, la mobilisation associative inédite contre l’épidémie de VIH/sida, a permis de mettre en place de nombreux outils et une culture de prévention et de santé sexuelle, en particulier dans la communauté LGBTQIA+, fortement touchée par l’épidémie.
Face à une machine médicale dépassée, beaucoup de patient·es remettent en cause la relation verticale patient-soignant, revendiquent une expertise basée sur leur expérience, et participent à la mise en œuvre d’une réponse de santé publique. Pour autant, l’action de l’État reste insuffisante et la prise en charge médicale des personnes LGBTQI+ se retrouve déléguée à des réseaux associatifs, avec le développement de centres de santé sexuelle communautaires. Des centres comme le 190 ou le Checkpoint à Paris proposent un parcours de santé adapté aux problématiques spécifiques de chacun·e et une passerelle pour reconstruire l’accès au soin.
Mais ces structures, dont le maillage est très inégal, peinent à répondre aux besoins. Fin octobre, des associations trans et LGBTQIA+ se sont mobilisées à l’appel de XY Média devant la maternité des Lilas, une institution féministe dont les salles de naissance sont menacées de fermeture depuis longtemps et risquent aujourd’hui d’être transférées vers l’hôpital de Montreuil. « On ne s’attendait pas à une telle mobilisation, ça montre qu’il y a une forte demande de la communauté pour des centres qui mettent les patient·es au centre de leur parcours de soin », note Alys Edouard, sage-femme aux Lilas. Et pour Alys, « ça passe d’abord par l’écoute ».
Seule l’écoute de chaque personne, de chaque corps, et de chaque vécu permettra d’identifier les impensés de leurs besoins de santé.
Relecture et édition : Léane Alestra, Luki Fair et Apolline Bazin
Illustration à la Une : © Léane Alestra
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