Alors que la «Manif pour tous» retourne dans la rue le 16 octobre, la question des connexions entre le mouvement anti-égalité français et ses équivalents européens se pose plus que jamais pour comprendre son influence. Invité.e.s par la députée Catherine Coutelle à l’Assemblée nationale ce lundi 10 octobre, David Paternotte, professeur à l’Université libre de Bruxelles, Neil Datta, secrétaire général du Forum parlementaire européen et Julie Pernet, chargée de missions à la Fédération Humaniste Européenne étaient présent.e.s à Paris pour un colloque sur les organisations réactionnaires qui s’opposent aux droits sexuels et reproductifs en Europe. Avortement, euthanasie, mais aussi mariage pour tous, PMA pour les couples de femmes, changement d’état civil libre et gratuit, et pseudo «théorie du genre», ces enjeux sont au cœur de mobilisations visibles un peu partout en Europe ces dernières années.
Grâce à leur expertise, ces trois intervenant.e.s ont permis de mesurer l’ampleur des réseaux et des moyens humains et financiers de ces organisations dont les connexions vont jusqu’aux États-Unis et en Russie. Comme le démontre Neil Datta, dévoiler les mécanismes qui font fonctionner la «Manif pour tous», est une première étape pour afin de trouver des stratégies efficaces pour lutter contre ces mouvements parfois très nébuleux: «On ne peut pas les empêcher d’agir, reconnait-il, mais c’est un peu comme face à un magicien: son tour de magie a l’air beaucoup moins impressionnant une fois qu’on a expliqué ce qu’il vient de faire, parce qu’on a compris ce qu’il y a derrière.»
À L’ORIGINE
Pour comprendre l’émergence de courants comme celui de la «Manif pour tous», il faut remonter une vingtaine d’années en arrière, selon David Paternotte: «Le discours sur le genre est apparu en 1994-95, au moment des deux grandes conférences de l’Onu au Caire (sur la population et le développent) et à Pékin (la quatrième conférence mondiale sur les femmes) où on reconnait les droits sexuels et reproductifs et le genre. Le Vatican dans les deux conférences va faire un grand lobbying. Ils perdent et prennent peur. C’est à partir de là que vont se développer des réflexions pour contre-attaquer. On va assister à une production discursive avec différents ouvrages (comme Le lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques) et à une circulation des discours dans certains réseaux et dont on voit les effets aujourd’hui.»
L’explosion de ces courants aujourd’hui semble pourtant avoir pris tout le monde de court. Neil Datta en explique les raisons: «Ce qui est nouveau pour les mouvements progressistes, c’est que pendant longtemps, il fallait convaincre les décideurs politiques du bienfait de notre point de vue et si on arrivait à le faire, on avançait. Maintenant, il y a une opposition directe. C’est la première fois que cela se produit et c’est très bien organisé.» David Paternotte le confirme: «On n’a pas prêté attention à ce qui se passait en pensant qu’il fallait attendre, et que les forces du passé allaient disparaitre. Pendant qu’on ne regardait pas, ces gens ont continué à travailler et ont développé de nouvelles stratégies dont on voit les effets aujourd’hui. On ne l’a pas vu venir… et maintenant on se demande ce qui se passe! Finalement, ils ne font pas autre chose que ce que font les autres mouvements, leurs techniques de lobbying sont les mêmes. Par contre ils sont nouveaux dans le paysage. Et ils sont très bons en communication.» Plus question désormais de sous-estimer ces organisations déterminées à peser au niveau national, comme au niveau européen.
David Paternotte: «Pendant qu’on ne regardait pas, ces gens ont continué à travailler et ont développé de nouvelles stratégies dont on voit les effets aujourd’hui. On ne l’a pas vu venir… et maintenant on se demande ce qui se passe!»
LE POIDS DES IMAGES ET DES MOTS
La communication est effectivement l’atout des anti-genre. En France, depuis 2013, la «Manif pour tous» s’est installé dans le paysage médiatique notamment grâce à un savoir-faire inégalé pour capter l’attention des médias. Une façade «sympa et bon enfant», comme le décrit David Paternotte, qui permet de véhiculer des discours conservateurs de façon identique d’un pays à l’autre. Il suffit de voir comment les logos, les noms, les couleurs et les slogans de la «Manif pour tous» ont été transposés tels quels en Italie ou Allemagne:
«On assiste aussi à une colonisation du vocabulaire des droits humains, note Neil Datta. Les termes de “dignité humaine”, qui font forcément consensus, sont développés sur trois angles: d’abord le respect de la vie, ce qui met en jeu les questions de l’avortement et de l’euthanasie, ensuite la famille, et par famille on entend celle patriarcale, traditionnelle, et enfin la liberté religieuse dont on se sert dans deux sens: la possibilité de déroger à une législation sur base de la foi et l’idée de discrimination envers les chrétiens si on n’accorde pas cette liberté de croyance.» En avoir conscience permet de voir «les tours de passe-passe et les retournements qui sont faits pour faire dire autre chose», conclut David Paternotte.
CHAISES MUSICALES ET FLUX FINANCIERS
Avant de parler des réseaux internationaux liés à la «Manif pour tous», David Paternotte tient à casser tout raccourci: «Il ne faut pas tomber dans le discours conspirationniste, il n’y a pas un bureau à Rome ou ailleurs, où on décide de tout.» Mais il suffit de s’y intéresser d’un peu plus près pour découvrir les mêmes interlocuteurs dans différentes organisations. «C’est un jeu de chaises musicales», résume Neil Datta, qui prend exemple de Brian Brown: co-fondateur de la très puissante National Organization for Marriage (NOM) aux Etats-Unis, proche de l’organisation espagnole HazteOir, il était aussi présent à Paris pour soutenir la «Manif pour tous»:
Si le lecteur ne s’affiche pas, cliquez sur Over 1,000,000 Rally for Marriage in France!
Des acteurs qui voyagent, très présent.e.s à l’international et qui participent à une «stratégie d’exportation»: «Soit ils sont invités, soit ils y vont de leur propre initiative, mais il y a toujours une volonté de mise en réseau.» Autre emblème de cette dynamique transnationale, l’initiative dite citoyenne Mum Dad and Kids, où l’on retrouve notamment Ludovine de la Rochère. Les différentes structures et fondations peuvent compter sur des ressources humaines extérieures, mais aussi sur des ressources financières importantes. En témoigne un rapport de 2015 de deux chercheurs croates qui ont relevé que l’American Center for Law and Justice a injecté plus d’un million de dollars en 2012 à sa branche européenne, l’European Center for Law and Justice, et que l’Alliance Defending Freedom (ADF) a financé son programme européen à hauteur de 750 000 dollars, la même année.
Si on assiste à une vraie émulation au niveau européen, la situation de chaque pays influe aussi sur les revendications qui seront portées: «Au niveau national, les enjeux sur lesquels les gens se mobilisent dépendent de l’agenda national, explique David Paternotte: en France c’était le mariage pour tous, mais dans d’autres pays c’est l’éducation sexuelle, ou bien la question des violences faites aux femmes. Cela varie. En Belgique, c’est l’euthanasie. Donc l’enjeu sur lequel les gens se mobilisent n’est finalement pas très important.»
UN LOBBYING QUI FONCTIONNE
Julie Pernet l’a constaté, le poids de ces organisations se fait aussi sentir au Parlement européen, et notamment chez la droite française: «Ce qui est compliqué chez ces députés, c’est qu’ils ne disent pas au niveau français qu’ils sont contre le droit à l’avortement. Mais à chaque fois que des textes au niveau européen mentionnent le droit à l’avortement ou de façon plus vague les droits sexuels et reproductifs, ils deviennent extrêmement frileux, voire la majorité d’entre eux s’oppose à l’inclusion des droits sexuels et reproductifs dans ces textes. Il y a un double positionnement de la délégation française de droite qui est compliqué à gérer quand on travaille à Bruxelles.» Et l’influence passe aussi par une surveillance importante de ce qui se passe au Parlement: «Il y a un contrôle de la Manif pour tous et une politisation accrue de tous les textes législatifs autour de ces questions, constate David Paternotte. Le rapport Estrela (rejeté le 10 décembre 2013, ndlr) a servi à prendre conscience que quelque chose était en train de changer. Il y a une mise sous pression surtout à droite, qui fonctionne sur les députés français.»
Julie Pernet: «Il y a un double positionnement de la délégation française de droite qui est compliqué à gérer quand on travaille à Bruxelles.»
QUELLES SOLUTIONS?
Mettre au grand jour les rouages de la machine, c’est un premier pas pour contrer les attaques des mouvements anti-égalité qui sévissent en Europe. Mais concrètement quelles sont les solutions et les marges de manœuvre? L’heure est au rassemblement, préconise David Paternotte: «Face à la Manif pour tous il faut construire une stratégie proactive, en lançant un travail collectif, en rassemblant et en laissant de côté les clivages. Il faut se réapproprier les mots et leur sens, ne plus laisser la «famille» aux forces traditionalistes qui cherchent à en restreindre la signification. Julie Pernet affirme qu’un travail est déjà en préparation: «Il y a des réunions, des échanges pour essayer de construire une nouvelle stratégie d’opposition ou de reconquête, pour faire en sorte de ne pas laisser la place à ces mouvements, pour conquérir de nouveaux droits ou faire en sorte que ceux acquis soient préservés.» L’alliance High Ground est par exemple une collaboration entre organisations féministes, LGBT, laïques, ou catholiques progressistes qui travaille à remobiliser sur la défense des droits sexuels et reproductifs.