On les appelait «nymphos», «maniaques» puis «hypersexuels». Maintenant : «dépendants sexuels». Un stigmate en remplace un autre. Le critère n’a pas changé : ce sont des êtres «tourmentés». Demain soir, une émission sur France 5, intitulée «Sex addicts»leur donne la parole. L’occasion de se questionner.
«A partir du moment où je sors de chez moi le matin, je suis déjà dans le désir d’une femme.» Pour Samir (34 ans, trader), être sex-addict c’est quand «le désir est toujours là, en éveil. Il cherche uniquement à se fixer.» Cela commence, dès le matin, lorsque Samir se rend à la station de métro pour aller au travail. «Il suffit que je vois une femme, bien coiffée, qui marche au loin, ça suffit à me stimuler : j’ai envie de l’embrasser, de lui faire l’amour, de la posséder. C’est extrêmement violent. J’arrive à la bouche de métro il y en a déjà eu cinq. Je prends le métro il y en a eu dix. Le temps que j’arrive au travail il y a déjà eu vingt pulsions sexuelles. Je travaille dans un milieu où beaucoup de femmes sont choisies sur leur physique. Je suis stimulé tout le tong de la journée et je sais que, tôt ou tard, j’arriverais à une situation où il me faudra me libérer, exploser, laisser libre cours à mes désirs…».
Mardi 15 septembre, à 20h35, l’émission Le Monde en face consacre un documentaire de 52 minutes aux «dépendants sexuels », tiré du livre «Les Sex Addicts, quand le sexe devient une drogue dure». Le propos du documentaire se veut bienveillant : il s’agit de faire reconnaître la souffrance des personnes qui affirment être «accros au sexe». «Obsédé, allumeuse, cavaleur, nympho : depuis toujours on les prend pour des pervers ou des séducteurs mais jamais pour ce qu’ils sont. Des dépendants sexuels. On le moque alors qu’ils sont accros. Les sex addicts sont malades du sexe à une époque où il est partout. Mais le regard sur eux change. Peu à peu ils sont reconnus dans leur souffrance. Qui sont-ils ? Comment vivent ils ? Ils ont tous les âges et viennent de tous les milieux. Ils seraient très nombreux : 5% de la population active. Pour les comprendre, il faut les écouter. Leur paroles sont brutes, parfois choquantes toujours sincères.» Quatre hommes et une femme témoignent.
Il y a Elodie (30 ans, serveuse), par exemple : «Je ne me souviens pas des visages, ni des regards. Je suis incapable de dire avec combien de personnes j’ai fait l’amour. J’en sais rien du tout et, au fond, ça me ferait peur de savoir.» Ou bien Max Casanova (30 ans, acteur, réalisateur) : «Toute ma vie en fait tourne autour du sexe, je pense tout le temps à être en contact avec des femmes, toujours différentes… Conquérir ma proie, chercher des nanas, c’est comme un défi. A chaque fois que je suis en contact avec une femme, j’essaye que ça débouche sur du sexe. Faut que je chasse. Faut que je fasse le sniper. C’est comme jouer au tac au tac : si je gratte pas, je saurai jamais le résultat. Moi, je suis un grand joueur, j’ai rien à perdre.» Samuel (gay, 30 ans, sans emploi) : «Etre sex-addict, c’est se perdre dans tous ces corps, ces rencontres. C’est déshumaniser la sexualité. C’est quelqu’un qui n’a plus de liberté».
Pour donner plus de relief à leur parole, les témoins sont filmés dans une pièce peuplée de mannequins de vitrine : corps anonymes, destinés à convaincre le spectateur que le problème des «sex addicts» est comparable à celui des personnes qui se trouvent dans une boutique, débordées par la pléthore. Ce choix de mise en scène n’a rien d’innocent. Il est même révélateur du discours idéologique qui fonde la notion d’addiction sexuelle. Cette notion apparaît au moment où la bourgeoisie prend le pouvoir en France, imposant des valeurs nouvelles : individualisme, hédonisme, économie de marché. Le concept de l’épargne devient central dans ce contexte qui assigne aux citoyens le devoir de faire fructifier les biens, c’est-à-dire de placer l’argent. Qui dit «placement» dit «parcimonie». Dès le siècle des Lumières, l’idée de «raison» va avec celle de «retenue». Il faut rester maître de soi.
S’éclater, mais pas trop.Alors même que l’Eglise perd son emprise et que la répression des prêtres et des théologiens laisse place aux droits et libertés individuelles… des instances de contrôle nouvelles prennent le relai. Ce sont les instances médicales qui substituent au «péché» la notion d’«aliénation». Nous devenons «aliénés» quand nous avons le sentiment de ne plus être un sujet autonome, mais le pantin instrumentalisé de forces qui nous dépassent.
Dans Les déséquilibres de l’amour (éditions Ithaque), Julie Mazaleigue-Labaste, épistémologue et historienne des sciences, développe l’idée selon laquelle la société moderne repose entièrement sur cette double-injonction contradictoire : s’éclater, mais pas trop. Nos libertés nous oppriment, parce que pour être «libre» il ne faut jamais s’abandonner à l’excès, ni se laisser déposséder. «Le relâchement des contraintes n’a pas été pure libération. Il a coïncidé avec l’intériorisation renforcée des normes de conduites et de désirs, ordonnée à un modèle d’auto-contrainte, de maîtrise et de contrôle de soi et adossé à une culture de la culpabilité laïcisée.» Elle cite, par exemple, Jean-Baptiste-Claude Deslisles de Sales, essayiste des Lumières, qui affirme en 1769 : «Plus la passion de l’amour […] est l’effet d’un besoin pressant, plus elle doit être contenue dans de justes bornes, puisque si elle est la source du plus grand des plaisirs, elle ne donne que trop souvent naissance aux plus affreux tourments ; car où se trouve l’abus du plaisir, là toujours le mal commence». C’est ainsi désormais que se définit «le mal» : comme une forme de boulimie, un abus des bonnes choses.
La souffrance des «sex addicts», certainement, s’inscrit dans cette logique – propre à notre ego-culture – qui n’autorise la volupté que «bien tempérée» : un citoyen doit, par définition, répondre de ses actes et ne pas se laisser submerger par des pulsions… sous peine de tomber dans la catégorie des malades. Dans le documentaire consacré aux «sex addicts», les réalisateurs posent ainsi le problème : «Le dépendant sexuel s’est lui-même coupé de ses sentiments. Il est dans la consommation, la surconsommation. Comme un boulimique, il ne cherche plus le sexe pour le plaisir, mais uniquement pour remplir le manque». La terminologie qu’ils utilisent est très révélatrice de cette association posée entre l’économie de marché et l’économie de soi-même.
Pour Julie Mazaleigue-Labaste, l’obsession du contrôle est l’inévitable conséquence des acquis obtenus lors de la Révolution française : «Car le prix à payer pour une culture individualiste hédoniste s’exprimant dans la glorification du plaisir physique, c’est justement la crainte de ses débordements et de ses possibles excès. Tout comme l’argent, plus le plaisir sexuel prend de place dans les préoccupations d’une société, plus il se fait valeur, plus sa régulation et ses possibles effets négatifs interrogent. Valorisation et anxiété sont les deux faces d’une même pièce.» Autrement dit : ceux qui se définissent comme des «sex addicts» sont les enfants maudits d’un système contradictoire, qui donne d’une main et retient de l’autre. Croyant être sexuellement libres, les «sex addicts» s’aperçoivent qu’ils sont esclaves. Leur souffrance se situe dans ce déchirement entre le rêve et la réalité. Ils croyaient en l’idéal d’une sexualité-plaisir.
Mais, au fond, c’est quoi la sexualité ? A aucun moment, dans le documentaire, la question n’est abordée. Tout repose sur ce présupposé douteux qui assigne à la sexualité humaine une fonction de liant social, vecteur de «bien-être» et d'«épanouissement». Pour la plupart des gens, le sexe sert à produire des orgasmes… orgasmes destinés à renforcer l’attachement entre deux êtres dans le cadre d’une «construction relationnelle durable»… Et si c’était plus compliqué ?
Confession cathodiqueVoilà où se situe, certainement, le problème des «sex addicts» : dans cette vision behavioriste étroite, fonctionnelle, rentable, d’une sexualité réduite à de la sociabilité. Les dépendants qui témoignent semblent tous faire le même constat : au début, c’était fun mais ensuite… c’est devenu perturbant. On a le sentiment, en les écoutant parler, qu’ils passent à confesse. Ils répètent le prêchi-prêcha de la psychopathologie. Ils se jugent coupables de pratiquer le sexe «sans sentiments», «sans visage» et «sans plaisir»… Il se couvrent de honte, afin que la révélation publique de leur vie privée participe d’une forme d’expiation. Comble du masochisme, certains se laissent parfois filmer, à visage découvert, sur des lieux de drague…
Il y a une forme d’impudeur presque suicidaire, par exemple, dans la prestation de Max Casanova : «Regarde-moi dans les yeux», dit-il à une fille qui est filmée de dos. La fille s’agite, mal à l’aise. Max lui débite son petit argument : «Au fond de toi, il y a quelque chose qui est caché. Moi je vais faire sortir l’animal qui est au fond de toi. Je sais que tu es une petite sauvageonne, hein ?». La fille se lève poliment et s’en va. C’est tellement énorme. Max encaisse le gros râteau puis, souriant, se tourne vers une autre fille comme un clown lâché sur la piste de cirque, qui fait son numéro… ad nauseam. Faut-il cautionner cette forme d’auto-destruction ?
«Les gens qui se sentent “en défaut de contrôle“ ne répondent pas aux réquisits d’autonomie qui définissent ce qu’est un individu aujourd’hui : il se sentent en “défaut d’être eux-mêmes“, donc ils souffrent, résume Julie Mazaleigue-Labaste. Les troubles empêchant l’individu “d’être lui-même“ sont du coup conceptualisés comme de troubles, et objets de thérapies. Or les thérapies dédiées aux addictions sexuelles sont de type cognitivo-comportementales, qui en général visent directement à restaurer l’autonomie de l’individu face à ses idées, motivations et comportements “non contrôlés“. En contrepartie, ces thérapies génèrent encore plus d’effets de malaise chez ceux qui se sentent en défaut de contrôle, puisqu’elles reposent sur l’idée même que “ne pas se contrôler“, ce n’est pas être soi-même.» Conclusion : «sex-addict» n’est qu’une étiquette trompeuse, culpabilisante et accusatoire au service d’une vision de l’humain qu’il serait peut-être temps de remettre en cause.
Mardi 15 septembre, France 5, 20h35 : SEX ADDICTS dans l’émission Le Monde en face. 52’- réalisation : Florence Sandis et Alexis Marant.
A LIRE : Les déséquilibres de l’amour. La genèse du concept de perversion sexuelle, de la Révolution française à Freud, de Julie Mazaleigue-Labaste, éditions Ithaque.
POUR EN SAVOIR PLUS : La maladie imaginaire ; Etes-vous accro au sexe ? ; Sexe : perdre le contrôle.