Né en banlieue parisienne, Manu Causse a grandi dans le sud-ouest et vit aujourd’hui à Toulouse. Longtemps enseignant, il choisit en 2005 de se consacrer à l’écriture et à l’art en général ; depuis, il traduit et écrit, pour la radio, la presse, la bande dessinée et le théâtre. Peintre et musicien, il se passionne également pour les formes hybrides où se mêlent son, texte et image.
L’eau des rêves est son premier roman.
Extrait
[...]
Il se réveille, les lèvres sèches. Le cœur battant. Il meurt de soif.
Tout va bien. Ce n’était qu’un rêve. Un cauchemar.
Il rentrait du travail comme chaque jour. Ouvrait le coffre de sa voiture, déchargeait les commissions, entrait dans la cuisine pour ranger les courses dans le réfrigérateur.
La poignée d’un sac en plastique se déchirait, comme au ralenti. Le contenu se répandait sur le carrelage - lait, miel, œufs, vinaigre, verre et plastique. Un désastre. Sa faute. Plus rien à faire, sinon éponger.
Mais déjà la tache inondait le sol de la cuisine, rampait le long des murs, avalait ses pieds ; impuissant, il s’y enfonçait, s’y fondait, traversant le carrelage, la dalle en béton, les fondations de la maison puis la terre argileuse, s’infiltrant dans les couches profondes, parmi la roche et le magma jusqu’au noyau de la terre.
Alors, le monde explosait.
Il se réveille, les lèvres sèches. Regarde autour de lui, tente de percer l’obscurité, cherchant les contours familiers de la chambre, la fenêtre, la femme qui dort auprès de lui, la porte.
Il cligne des yeux, respire. Tout va bien. Il meurt de soif. Son cœur bat la chamade. Le plus discrètement possible, il se lève. Surtout, ne pas la réveiller.
Juste un cauchemar. Il sort de la chambre, avance dans le couloir à tâtons jusqu’à trouver l’interrupteur. Déclic. Le monde réapparaît. L’escalier, la porte des toilettes, les chambres. Descendant à la cuisine, il ouvre le robinet, avale un verre d’eau. Un deuxième. La soif ne le quitte pas.
Il s’efforce de respirer calmement. Ce n’était qu’un rêve. Il regarde les casseroles qui sèchent près de l’évier, la faïence du plan de travail, les cadres sur le mur de la cuisine. Par la fenêtre, la pleine lune éclaire le marronnier, les champs de blé, la route en contrebas. Sur la table du salon, des feuilles à dessin, des crayons, un bouquet de fleurs des champs dans un verre. Le canapé en cuir exhale une odeur de neuf. Il hésite un instant à s’asseoir, à allumer la télévision, à saisir un livre ou un carnet. Renonce ; il a du travail, demain. Il doit dormir encore.
Il remonte l’escalier, prenant soin de ne pas faire craquer les marches. Ses jambes tremblent. A nouveau, il a soif.
Il entre dans la salle de bains. Lumière vive. Les yeux fermés, il fait couler de l’eau dans un verre de plastique, le vide d’un trait. Eclaboussures sur le menton, son torse. Il lève les yeux, se regarde dans la glace.
C’est alors qu’il me voit.
C’est alors qu’il voit mon visage, mes yeux semblables aux siens, ma peau rougie, tendue d’une seule pièce entre mon nez et mon menton. L’absence de ma bouche.
C’est alors qu’il devient moi.
[...]
Résumé
Au milieu des années 60, un homme se donne la mort au milieu de sa vigne. Trente ans plus tard, son petit-fils - le narrateur - s’aperçoit que sa bouche a disparu.
Dès lors, incapable de communiquer, il s’enferme chez lui.
Lorsque sa grand-mère décède, le narrateur se rend en train à l’enterrement. Il rate son arrêt et se perd dans les collines. Une jeune femme anglaise le prend en stop et l’amène jusqu’au cimetière. Après l’enterrement, le narrateur éclate : personne n’a jamais parlé du suicide de son grand-père, préférant parler d’un accident !
Etre devenu celui qui a osé étaler le secret au grand jour, ce petit-fils qui ressemble tant à l’aïeul décédé ne sait plus qui il est.
Commence alors une descente aux enfers, à peine éclairée par le souvenir fugace de cette anglaise providentielle.
Avis
Plonger dans L’eau des rêves, c’est entreprendre un voyage intérieur qui appartient à un autre. L’impact est saisissant.
Tour à tour, j’ai été prise dans des tourbillons glauques dus aux excès d’alcool et de drogues du narrateur puis dans les descentes vertigineuses qui découlent de ces abus avant de me retrouver piégée dans les méandres de sa paranoïa et de flirter dangereusement avec sa mort.
La mise en page reflète l’état d’esprit du personnage, le rythme des mots bat aux sons de sa raison qui se noie.
Manu Causse mène le Je jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à l’autre.
L’eau des rêves est un roman à l’écriture déroutante.
Arriver au point final, c’était avaler, enfin, une belle goulée d’espérance en lui, le narrateur-auteur, en moi. En nous.
L’eau des rêves, Manu Causse, éditions Luce Wilquin 192 pages 19 €