Le pouvoir masculin n’est ni acquis, ni facile à acquérir. Cela demande beaucoup de sacrifices. Dans un ouvrage intitulé “Les coûts de la domination masculine”, plusieurs chercheurs énumèrent ce qu’il en coûte d’être viril…
Il est courant de dire
qu’être homme c’est bénéficier, de facto, d’un statut supérieur à celui
de la femme. Toute dominante qu’elle soit, cette position est cependant
périlleuse. Pour prouver qu’il est un «dur», l’homme doit en effet montrer
patte blanche, c’est-à-dire adopter des comportements à risques : conduire
vite, par exemple. En France, à kilométrage égal, les hommes ont trois fois
plus d’accidents graves ou mortels que les femmes. Pour prouver sa virilité,
l’homme doit aussi savoir «lever le coude». En France, sur les 35 000 à
45 000 décès par an liés à l’alcool (cancer, cirrhose ou accident), 80%
touchent des hommes. Il y a donc un prix payer pour assoir son statut de mâle.
Y compris celui de la violence exercée sur les autres : la population carcérale
est à 95 % masculine. «Le privilège masculin est aussi un piège», ainsi
que le formule Pierre Alach (1).
On ne nait pas homme, on
le devient
Dans un ouvrage intitulé
“Boys don’t cry. Les coûts de la domination masculine”, publié en aux éditions
PUR, une équipe de chercheurs estime le montant de la facture. Elle est élevée.
L’espérance de vie des hommes est nettement inférieure à celle des femmes : en
France, par exemple, ils vivent 6 ans de moins. Pourquoi ? Parce qu’être un mec
c’est avant tout ne pas pleurer : les
métiers dangereux, épuisants sont souvent pour les hommes. Sidérurgie,
bâtiment, industries de l’amiante, pêche en mer… Dans leur refus de paraître
faibles, ils négligent des symptômes qui conduiraient d’autres personnes à
consulter un médecin : «il ne faut pas s’écouter». Pour exprimer leur courage,
ils s’exposent volontairement au danger : «Sois un homme». Surtout ne pas
donner l’impression d’être faible. «Autant d’activités, de sollicitation de
ressources et de censure affective […] qui contribuent à une usure à la fois
corporelle et nerveuse», résume Christine Guionnet, dans l’introduction.
Jouer les costauds,
frimer, rivaliser
On pourrait trouver une
telle recherche cynique : faut-il vraiment plaindre les rouleurs de mécanique ?
Ces hommes qui rivalisent entre eux de la braguette et des biscotos ? N’est-ce
pas, ainsi, participer d’une nouvelle forme de victimisation ? Non, répondent
les auteurs, en insistant de façon détaillée sur le sens de leur démarche : il
ne s’agit pas de «cotiser à une rhétorique de la déploration», ainsi que
le formule Erik Neveu. Il s’agit au contraire de faire avancer la cause
des femmes, en démontant la mécanique du système qui les pénalise, afin de
montrer qu’elles ne sont pas les seules à en subir les préjudices. Ce système
s’appuie tout entier sur l’exaltation de valeurs associées à la «masculinité
hégémonique» : la compétition, l’agressivité, et le refus d’exprimer les
affects. Ces valeurs pénalisent les hommes qui ne parviennent pas à s’y
conformer : les ados homosexuels, par exemple (treize fois plus nombreux,
en Amérique du nord, à commettre un acte suicidaire que les jeunes hétéros) et
tous ces garçons qui préfèrent lire que jouer au foot.
La «virilité comme idéal
impossible à atteindre»
Ce que le livre entend
démontrer c’est qu’il est absurde d’opposer les hommes (oppresseurs) aux femmes
(opprimées). Bien qu’ils se construisent par rapport aux stéréotypes de la
virilité, tous les hommes ne se laissent pas formater. Comme le note Bourdieu,
le devoir de «virilité entendue comme […] l’aptitude […] à l’exercice de la
violence est avant tout une charge» et même ceux qui se conforment aux
normes de la virilité ne parviennent pas toujours à faire illusion. Nombreux
sont les perdants. Pierre Bourdieu décrivait moqueusement les comportements
agressifs ou violents comme «une sorte d’effort désespéré, et assez
pathétique […] que tout homme doit faire pour être à la hauteur de son idée
enfantine de l’homme». Reprenant cette analyse, les chercheurs réunis dans
l’ouvrage Boys don’t cry soulignent l’intérêt de «se mobiliser pour modifier
un ordre patriarcal» au sein duquel les hommes (pourtant premiers
bénéficiaires) sont loin de s’épanouir. L’idéal viril a des effets
destructeurs, disent-ils, chiffres à l’appui.
Les ravages de
l’autocensure émotionnelle
Sur le plan
psychologique, tout d’abord. Alors que les femmes intériorisent et font des
dépressions, les hommes extériorisent
et… pètent les plombs. Ils ne s’autorisent que les coups de colère. La
rage est légitime pour eux. Pas la tristesse, ni l’anxiété. Vulnérables, eux
? Jamais ! Plutôt que prendre un tranquillisant, ils boivent, ils cognent,
ils tuent ou se suicident. Ces comportements agressifs ou violents sont
d’ailleurs accentués dans le cadre du travail, car les hommes surinvestissent
leur carrière ou leur métier : par opposition aux femmes qui ont souvent une
famille à gérer et qui, du coup, peuvent construire une image de soi positive
en tant que mères, les hommes, eux, ne peuvent trouver de la valeur que dans la
sphère professionnelle. L’image du «chef de famille» continue de prévaloir :
c’est à l’homme de pourvoir aux besoins de sa famille, d’aller au front et de
se battre. Pour peu qu’il se sente dénigré au travail, qu’on lui retire son
poste ou qu’il perde son travail, le voilà nu, privé de resources et, d’une
certaine manière, castré.
La formule de Marx :
«être dominé par sa domination»
Plus les hommes se
sentent déconsidérés dans leur entreprise, plus ils prennent des risques pour
prouver leur valeur, plus la fréquence des accidents de travail augmente. Il en
va de leur honneur. «Si une femme ne “fait pas carrière”, elle n’en
demeurera pas moins femme ; alors que si un homme ne fait pas carrière – ou du
moins ne s’épanouit pas dans son métier et/ou n’est pas reconnu comme tel à son
niveau de compétence – son identité de genre est en jeu.» Dans un chapitre
consacré aux problèmes de santé en France, quatre sociologues (Patrick Guiol,
Aurélie Hess-Miglioretti, Pascale Mériot, Jorge Muñoz) affirment qu’il en coûte
1,4 million d’euros à la France, soit quelque 17 % du déficit de la
sécurité sociale. Paradoxalement, alors que les femmes sont,
proportionnellement, plus nombreuses à connaître un arrêt de travail, elles
sont bien moins fragiles que les hommes, dont la virilité semble toute entière
suspendue à des jeux de pouvoir.
A LIRE : Boys don’t cry! Les coûts de la domination masculine, dirigé par Delphine
Dulong, Erik Neveu et Christine Guionnet, Presses universitaires de Rennes,
2012.
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NOTE 1 : « Femmes et hommes face à la mort
et à la maladie, des différences paradoxales », in: Femmes et hommes dans
le champ de la santé. Approches sociologiques (dirigé par P. Aïach, D. Cèbe, G.
Cresson, C. Philippe), Paris, ENSP, 2001, p. 117-147.
POUR EN SAVOIR PLUS : Le sexisme médical peut-il tuer ? ; Pourquoi les mouches de labo sont-elles mâles ?