Désignés comme une "nouvelle forme de langage humain", les emojis – pictogrammes japonais – se répandent à une vitesse éclair. Certains internautes affirment ne plus utiliser de mots. Leurs messages sont composés uniquement d'emojis. Faut-il s'en inquiéter ? L'émotion téléchargeable va-t-elle remplacer la pensée ?
Il y a exactement 20 ans, en 1999, Shigetaka Kurita
se voit confier la tâche de dessiner des pictogrammes pour remplacer des mots
afin que les utilisateurs de téléphones cellulaires puissent communiquer en un
clic. Kurita – qui travaille alors pour NTT Docomo – met au point 176
pictogrammes qu’il appelle des «emojis», en accolant les mots japonais e («image»)
+ moji («caractère»). En octobre 2016, le MOMA (Musée d’art moderne de
New York) annonce que les 176 emojis vont entrer dans sa collection, aux
côtés des Matisse et des Dali. Pour les responsables du MOMA, les emojis réactualisent
une tradition pluri-millénaire : nos ancêtres communiquaient à l’aide d’images
et les premières écritures (les hiéroglyphes égyptiens, les idéogrammes
chinois, etc) étaient au départ des dessins codés.
Emoticons et emojis : ce n’est pas la même chose
«Pensez aux emojis comme à un langage
primitif, écrit Arielle Pardes, une journaliste de Wired. Ces petits
caractères représentent le premier langage né à l’ère digitale, un langage conçu
pour apporter une nuance d’émotion à un texte qui – sans emojis –
resterait plat.» Avant les emojis, ainsi qu’elle l’explique, il y avait les
emoticons (les «icônes émotionnelles») et leurs équivalents japonais (les kaomojis) faites de signes de ponctuation et qui
permettaient sur les chats d’exprimer sans le dire son dédain ou son
admiration. Pour le sarcasme, par exemple, on tapait ^-) Pour l’amusement ^_^ et pour la
surprise o.O. On pouvait même signifier son incapacité à trancher ou
l’ambivalence de ses sentiments en tapant le visage ¯_(ツ)_/.
Des symboles pour gagner du temps ?
Lorsqu’en 1999 Kurita créé les emojis, il s’y trouve
seulement 5 visages car NTT lui demande des pictogrammes pratiques : une signalisation WC pour dire «Je suis aux toilettes», par exemple. L’image
d’un parapluie ouvert pour «Fais attention, aujourd’hui il va pleuvoir». Une
façon plus rapide de communiquer à l’ère de la messagerie dite instantanée ?
Pas seulement. Quand un utilisateur écrit la phrase «Je comprends », il
peut ajouter l’image d’un coeur, afin d’y ajouter plus de chaleur. Sans coeur,
«Je comprends» serait sec, voire acrimonieux. Les emojis ne servent pas
uniquement à gagner du temps : ils véhiculent les émotions débarrassées des
sous-entendus qui accompagnent inévitablement la communication verbale. Le
problème avec les mots, c’est qu’ils peuvent être mal interprétés. Ou
maladroits. Ou insuffisants.
Les images sont l’équivalent du langage corporel
Souvent les mots nous manquent pour exprimer nos
sentiments. Avec les images, au moins, le message passe. Aussi clair qu’un
doigt d’honneur et qu’un sourire. Les emojis présentent l’avantage de donner
«corps» au message et même si l’on peut s’énerver de maintenant voir partout
ces smileys qui substituent à la pensée la gamme réduite de leurs expressions faciales, impossible
d’en nier le pouvoir d’impact. Les emojis «font résonner le message à un
niveau émotionnel plus profond», ainsi que le formule Naotome Watanabe,
responsable de l’application LINE, une messagerie qui offre, depuis avril 2019,
le choix entre 4,7 millions d’emojis. Sur LINE, 2,4 millards d’emojis
sont échangés chaque jour (chiffres datés du 8 mai 2019).
LINE, l’app de messagerie instantanée n°1 au Japon
Sur LINE, il est possible de ne communiquer qu’en
utilisant des emojis. 95% des Japonaises âgées de 10 à 19 ans l’utilisent. Cette
application de messagerie instantanée, née en 2011, apparaît un an après que
les emojis entrent officiellement dans le répertoire Unicode. Unicode est une
norme permettant l’affichage des caractères sur tous les supports numériques,
qu’il s’agisse de sanskrit ou de chinois. «Le Consortium Unicode est un
groupe sans but lucratif qui fonctionne comme une sorte de Nations Unies pour
maintenir des standards d’encodage», explique Arielle Pardes (Wired). Au
départ, c’est l’équipe de Google qui propose au Consortium d’ajouter les emojis
à la liste. En 2009, deux ingénieurs d’Apple se joignent et sélectionnent
265 emojis qui sont intégrés à Unicode en 2010.
Les emojis : une forme de langage viral, à croissance exponentielle
«Les emojis étaient devenus trop populaires pour
qu’on les ignore, conclut la journaliste. Lorsqu’Unicode les intègre,
elle en fait une forme de communication légitime.» En 2015, Vyv Evans, un linguiste britannique, affirme que «les emojis sont la forme de langage qui
connaît la croissance la plus rapide de l’histoire du monde.» De fait,
l’application japonaise LINE – qui en propose le plus grand nombre – a déjà
envahi toute l’Asie et est en passe de détrôner What’s App en Occident.
Pourquoi ? Parce qu’elle propose aux utilisateurs de créer leurs propres
emojis, afin que chacun – suivant sa culture, son univers de référence – puisse
exprimer ses émotions dans sa propre «langue». Loin d’imposer aux autres pays
des codes graphiques globaux, le Japon encourage le développement d’emojis
«locaux», capables d’exprimer les émotions différemment et qui sait… capables
aussi peut-être d’exprimer des émotions différentes.
Le sourire et les larmes sont-ils des signaux
émotionnels universaux ?
Il est courant de croire
que tous les êtres humains ressentent les mêmes choses et les expriment de
la même manière, puisqu’ils ont le même corps : ils pleurent tous, ils sourient tous. Les émotions sont certainement la chose du monde la mieux partagée ? L’étude des emojis pourrait peut-être prouver le contraire.
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A LIRE : Le premier ouvrage académique, à ma connaissance, consacré aux emojis sortira aux éditions Routledge (en anglais) dans 3 mois. Emoticons, Kaomoji, and Emoji: The Transformation of Communication in the Digital Age dirigé par Elena Giannoulis et Lukas R. A. Wilde, Routledge, 9 août 2019.