Faire vivre dans son corps les âmes des animaux et des plantes. Danser nu-e, pieds nus. Danser avec le vent. Danser avec le bruit du vent. Danser même si on ne sait pas danser. Toutes ces leçons, on les doit à Laban, père de la danse moderne, qui inventa l’écriture du mouvement.
Entre
1913 et 1919, Rudolf Laban (1879-1958) crée à Monte Verità une «école de l’art de
vivre» (shule für lebenskunst) qui consiste, pour les élèves, à danser
du soir au matin, jusqu’à l’épuisement. La colonie végétarienne de Monte Verità
accueille depuis déjà 13 ans toutes sortes de visiteurs étranges : ils
s’exposent nus au soleil, pratiquent l’amour libre et rêvent de matriarcat.
Mais lorsque Laban inaugure son école, attirant des dizaines d’élèves qui se
déchaînent dans les clairières, les gens du pays parlent de Balabiott,
les «danseurs nus», autrement dit des «possédés». Laban est-il le diable ?
Des
folles qui dansent nues
La
danse contemporaine n’existerait pas sans Laban. Pour l’historien Kaj Noschis,
«Certes, Isadora Duncan, depuis 1900, marque les esprits par ses mouvements
faunesques […] ; certes Nijinski, dans les chorégraphies de Diaghilev avec son
ballet russe de 1909 à Paris, ouvre des horizons inconnus, tandis que Martha
Graham innove aux Etats-Unis. Mais le véritable travail de théorisation de la
danse comme “langage du corps” et sa diffusion par un enseignement passionné
constituent l’apport de Laban et de ses élèves.» Lorsqu’il créé son école à
Monte Verità, en Suisse –alors que les
théories de Freud commencent à se diffuser–, Laban exploite l’idée, stupéfiante pour l’époque (1),
qu’il faut danser non pas sur de la musique, mais sur les niveaux profonds de
la conscience.
«S’abandonner
à l’envie»
A
Monte Verità, dont il devient l’animateur, Laban réveille ses élèves en sonnant
le gong. Exercice d’échauffement. Alors que le soleil s’élève dans le ciel, les
danseurs (surtout des femmes) doivent improviser, vêtus de tuniques légères
(parfois rien), pieds nus dans l’herbe pour réveiller leurs énergies.
L’entrainement se poursuit avec des exercices de balancements puis de
mouvements choraux au fil desquels, prenant confiance, les femmes guidées par
Laban se libèrent des injonctions : il ne s’agit pas, ici, de «faire joli», ni
de plaire. Il s’agit de «s’abandonner à l’envie […], d’absorber les pouvoirs
qui d’habitude osent à peine faire surface sous notre couverture civilisée»,
ainsi que le formule Marie Wigman, une
des principales amantes et élèves de Laban.
Le
goût des parades militaires, du sang et du vertige
Laban
est un séducteur, tendance polygame. De son père, général. il a gardé le
goût des ports altiers, postures redressées. De sa jeunesse, il a gardé
aussi le goût de la chasse et des traques à l’aube. Adolescent, dans la
province musulmane de Bosnie, il s’est initié à la danse soufie. Il aime la transe mystique. En 1900, il épouse sa première femme et suit des études d’art
à Paris. En 1901, il voit un spectacle d’Isadora Duncan qui l’enchante. En
1905, son épouse meurt. En 1910, il fonde une école de danse à Munich, épouse
une chanteuse viennoise (Maja) à qui il fait 5 enfants et qu’il emporte dans son tourbillon : Maja le partage avec d’autres femmes, car Laban ne saurait être l’homme d’une seule. En 1911, il devient célèbre avec une «Nuit de Sabbath» pour le carnaval
de Schwabing qui regroupe 800 danseurs déguisés en démons.
La
danse comme fusion, élan, union
En
1912, il découvre l’école où le genevois Jacques Delcroze enseigne l’eurythmie,
un art corporel censé reconnecter l’homme aux rythmes naturels. Tout novateur
qu’il soit, Delcroze fait sagement danser sur de la musique. Laban, plus
radical, invente la danse libre, à laquelle il convertit Suzanne Perrottet
(ex-enseignante chez Delcroze), avec qui il fait ménage à trois, puis Marie
Wigman (jeune diplômée de l’eurythmie), avec qui il fait ménage à quatre. Ses
danses à lui sont sexuelles. Muse, maître, amant et mentor, Laban fait
s’enflammer les femmes et leur inspire l’envie de vivre, de créer. Wigman
invente en 1913 sa fameuse danse de la sorcière, Hexentanz. Lorsque la
guerre éclate, Laban s’installe avec ses trois femmes à Zurich, en Suisse (pays
neutre) où ils enseignent «le mouvement».
Les
nuits fauves : danser non-stop
En
1916, il s’éprend d’une quatrième femme, Dussia Bereska. En août 1917 –alors
que le carnage de la guerre atteint les sommets de l’horreur–, tous ensemble,
il créent à Monte Verità un spectacle qui commence à 18h (Danse du soleil
couchant), se poursuit à 23h (Démons de la nuit, devant la grotte de Gusto Gräser) et s’achève à 6h du
matin (Danse du soleil levant), dans une atmosphère survoltée d’orgie
rituelle et de joie fiévreuse. Cette nuit sera la plus intense de leur vie.
Dans les années 1920 et 30, Laban s’emploie à développer des «danses choriques»
aux dimensions grandioses, ce qui, inévitablement, fait de lui l’interlocuteur
tout désigné des nazis lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Le voilà directeur du
Département Danse sous la direction du Ministère de la Propagande sous
Goebbels. Laban va-t-il enfin pouvoir réaliser son rêve?
Chorégraphie
pour 1000 danseurs
En
1936, avec Marie Wigman, il est responsable de la danse en avant-première des
Jeux Olympiques de Berlin : une chorégraphie pour 1000 danseurs, devant 20 000
spectateurs, inspirée des textes de Nietzsche ! Scandale. Pourquoi ? L’archiviste Hermann Müller explique : Laban privilégiait la danse circulaire revenant sur elle-même, en contradiction avec «l’avancée linéaire des marcheurs fascistes.” Le spectacle est donc jugé
«dégénéré». Goebbels l’interdit et «déchaine contre Laban une campagne de
diffamation où le danseur est traité de juif et d’homosexuel. Il doit tout
quitter. Frappé d’arrêts domiciliaires, il réussit à s’enfuir en France et de
là passe à Londres» (Kaj Noschis). Qu’à cela ne tienne. Laban réussit ce coup de génie de
convaincre les forces alliées (2). Il compose des chorégraphies pour usines
d’armement, c’est-à-dire qu’il optimise les mouvements des ouvriers, afin
d’accélérer les cadences de production tout en minimisant la fatigue et l’usure
physique.
Son
enthousiasme est contagieux
Son énergie est infatigable. Après-guerre, il étend
ses principes à la formation des managers, fait rentrer ses exercices de danse
dans le programme scolaire, collabore à des spectacles et peaufine avec passion
un système de notation du mouvement sur lequel il travaille depuis
plus de 30 ans : il s’agit de créer, dans le domaine postural, l’équivalent des
partitions musicales. A Monte Verità, Laban avait déjà mis au point l’icosahedron,
une cage permettant de crypter tous les gestes humains.
Par la suite, Laban
enseigne une grammaire de la danse en utilisant l’icosahedron comme moyen
technique d’indiquer les mouvements. Sa tentative est révolutionnaire : il est
le premier à tenter la création d’une écriture des mouvements. Son système (Labanotation)
est encore utilisé par les chorégraphes.
.
A
LIRE : La Maîtrise du mouvement (1950), de Rudolf Laban, Actes Sud,
coll. Art de la danse, 1994.
A
LIRE : «Monte Verità», de Valérie Da Costa, in : Le Bonheur, Dictionnaire historique et critique, sous la direction de Michèle Gally, CNRS éditions,
2019.
A
LIRE : Monte Verità (Ascona et le génie du lieu), de Kaj Noschis, Presses
polytechniques et universitaires romandes, 2011.
A VOIR : Monte Verità, La Montagne de la vérité, film documentaire de Henry Colomer, AMIP - Audiovisuel Multimedia International Production, La Sept ARTE. France | 1997 | 52 minutes.
EXTRAIT VIDEO SUR LABAN
NOTES
(1) Cette idée n’est pas de lui, ainsi que le dévoile Hermann Müller, archiviste de Monte Verità : «Elle a été développée par Gusto Gräser, qui avait été l’élève de Raymond et Isadora Duncan à Paris en 1900, mais qui s’est distancé de leur style de danse archaïque. Sa danse sans musique est également née de la nécessité - parce qu’il ne pouvait pas payer les musiciens.” L’expression Balabiott (danseur-euse nu-e) est d’ailleurs une invention de Gusto Gräser – qui créé un festival de danse sous ce nom – et aurait ensuite été appliquée par les villageois d’Ascona à tous les Monte Veritains, sans distinction.
(2) C’est Henry Colomer qui en parle dans son magistral documentaire sur Monte Verita, La Montagne de la vérité (1997).
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE A MONTE VERITA : «Sors de ce trou !» ; «Monte Verita et la libération sexuelle» ; «Vivre d’amour et d’eau fraiche ?» ; «Otto Gross, baiseur en série ?» ; «Danse avec le diable» ; «Sexe, morphine et dadaisme», «Fidus, précurseur du flower power ?», «Une religion transgenre pour devenir heureux ?».
Je remercie Hermann Müller et Reinhard Christeller, créateurs du site de référence http://www.gusto-graeser.info/body_indexFR.html