Cet article Kindergarten : « L’image constitue la communauté du public » provient de Manifesto XXI.
C’est l’une des soirées queers les plus créatives de Paris, et elle va marquer cette rentrée : vendredi 16 septembre, le collectif Kindergarten fête son 5ème anniversaire en grande pompe à la Machine du Moulin Rouge avec une édition « birthday cake » gargantuesque. On s’est glissé dans les coulisses des préparatifs pour une interview de retrouvailles avec les co-fondateurs et hôtes de la fête.Déjà une demi décennie que la Kindergarten fait danser, rire, et crée une génération de clubbers. Ces derniers mois, le collectif n’a pas chômé : la Kinder a déménagé à Pigalle, et collaboré avec Tracks, l’émission culte d’Arte. La joyeuse bande s’est aussi exportée en Corée, le temps d’une soirée à Séoul. Enfin, le crew a lancé une nouvelle soirée, PlayTime, qui prend le relais à Petit Bain, la salle où tout a commencé. Seulement voilà, la pause forcée par la pandémie a empêché des rencontres, essentielles pour les jeunes queers. Comment renouer avec un public inconnu ? C’est bien la question que se posent tous les organisateurices de soirée post-covid. Alors dans le cas de la Kindergarten, comment expliquer ce qui fait de cette soirée un évènement si particulier, à la fois barjo et sympa, pointu esthétiquement et vraiment accueillant ? On peut commencer par revenir à l’héritage que revendique le collectif depuis ses débuts : celui des Club Kids, enfants terribles new-yorkais qui ont distordu les codes du drag et repoussé les frontières de la fête dans les années 90. Les cofondateurs de la Kinder, Thibault et Hugo, plus connus sous leurs noms de performers Tiggy Thorn et Marmoset, nous ont parlé de leur passion pour les looks improbables et la nuit, mais aussi de leur éthique de la fête et d’archives queers. Au passage, ils nous ont livré quelques anecdotes spectaculaires sur les meilleurs moments de la Kinder.
Manifesto XXI – Comment est-ce que vous présenteriez la Kindergarten à quelqu’un qui ne connaît pas ? Quelle est votre histoire ?
Marmoset : La Kindergarten, c’est à la fois un collectif et une organisation de soirées. On s’est toustes rencontré·es dans des fumoirs et des backstages de clubs. L’idée c’était de regrouper des DJ, des performers, des scénographes, des gens qui viennent d’un milieu artistique pour produire un projet qui s’inscrive dans l’esprit du club. Ce qui nous plaisait c’était de retrouver le club comme un endroit où les publics – notamment les minorités – peuvent se retrouver mais sont aussi capables de produire quelque chose d’artistique. Par la musique mais aussi à travers le visuel. Ça passe par les artistes qu’on produit mais aussi via le public qu’on invite à venir looké. Ce qu’on attend et qu’on espère créer, c’est que le public se sente suffisamment en adéquation avec le projet pour sentir qu’il en fait partie.
Tiggy Thorn : Pour nous le public c’est 90% de la réussite d’une soirée. Ça joue dans tous les types de soirée, mais peut-être d’autant plus à la Kinder où tu peux développer un personnage artistique. Tu peux t’y habiller comme tu le souhaites alors que tu ne peux pas le faire à Paris le reste du temps parce que les gens sont… des hommes, blancs, cis, hétérosexuels. (rires)
Tiggy Thorn et Marmoset © Jean Ranobrac pour la KindergartenOn va en club pour s’éclater, pour rencontrer des gens, pour se vomir dessus, être à 6g et n’en avoir rien à foutre. Le club, pour nous, c’est le fun.
Tiggy Thorn
Vous vous placez dans l’héritage des Club Kids, comment avez-vous découvert le mouvement ?
Tiggy Thorn : C’est vrai que ce n’était pas hyper démocratisé à Paris avant qu’on en parle. Comment on en est arrivé là ? Bonne question. Comme le disait Hugo, on s’est toustes rencontré·es en club. On sortait notamment beaucoup à la House of Moda, la soirée lookée par excellence. Rapidement, avec notre groupe d’ami·es, on s’est mis en tête qu’on voulait respecter les thèmes mais d’une manière débile, pas en drag tel quel. Quand tu cherches des manières de te maquiller, sur Pinterest par exemple, tu tombes facilement sur le travail de Ryan Burke, un des plus gros Club Kids américains qui bosse depuis de nombreuses années. Il a ce truc non genré que j’ai toujours trouvé intéressant. À partir de ça, on a commencé à gratter un peu et on a découvert que le milieu était hyper intéressant dans ses démarches profondes. Iels étaient vraiment à rebours de ce qui se faisait à New York : les Club Kids, c’était une espèce de gros fuck à toute l’intelligentsia de la ville. Comme le Studio 54, qui était un projet génial – mais comme les jeunes artistes n’étaient pas invité·es, ça créait une scission complète entre l’artistique bourgeois et les Club Kids qui commençaient à faire des soirées dans un McDo, dans le métro, à l’arrière d’un camion.
Marmoset : Quand on s’est rencontrés il y a 8 ou 9 ans avec Thibault, j’avais commencé le drag et je sentais que ça ne me plaisait pas vraiment. Pour moi le club kid va avec le lieu, il faut que le costume bouge, se souille, il faut voir des gens. Il faut qu’il y ait du vécu. Venir en club kid, c’est vraiment être une performance à soi seul·e. Ce n’est pas forcément « débile » comme démarche mais il y a quelque chose d’innocent qui fait que tu peux venir dans un look hyper léché, ou en sac poubelle, ou couvert·e de peluches, ou à poil avec une salade sur la bite. (rires)
© Jean Ranobrac pour la KindergartenC’est bête mais il y a toujours plein de gens qui nous disent qu’ils ne se sentaient pas à l’aise avec leur corps, avec le fait de porter telle ou telle tenue, et que voir les photos leur a donné envie de venir à la soirée. L’image constitue la communauté du public.
Marmoset
À chaque soirée il y a un photo call. Pourquoi ça fait partie de l’ensemble ?
Tiggy Thorn : Il y avait un grand questionnement sur la photo de club quand on a commencé. Prendre des photos de gens lookés qui n’ont pas envie que ça se retrouve sur les réseaux, c’est délicat. Mais assez rapidement, on a pris le parti de le faire quand même, en laissant la possibilité de ne pas le faire pour celles et ceux qui ne voudraient pas être montré·es. Les photographes avec lesquel·les on bosse sont briefé·es et sont hyper mignon·nes. L’image a été une pierre d’ancrage dans notre démarche. C’était important d’arriver à se démarquer des soirées qu’il y avait à Paris, de montrer quelque chose de mignon. Notre volonté de départ, la raison pour laquelle on fait du club, c’est pour que les gens s’amusent.
Il y a cinq ans on était dans quelque chose de particulier, lié à l’essor des réseaux sociaux, les gens se regardaient entre eux plutôt que de consommer le moment. On était plutôt sur du show off, et ça n’a jamais été notre conception. On va en club pour s’éclater, pour rencontrer des gens, pour se vomir dessus, être à 6g et n’en avoir rien à foutre. Le club, pour nous, c’est le fun. Cette conception qui ne nous plaisait pas tellement et le déclin de la House of Moda nous ont poussé à créer cette identité qui dénote dans le côté joyeux. C’est ce qui a sans doute contribué au fait que notre public est très, très chouette. On a eu très peu de problèmes sur nos cinq ans. On fait beaucoup de réduction des risques mais je pense que cette partie visuelle y contribue. C’est un vrai plus aussi parce que toutes les drags et tous les Club Kids n’ont pas les thunes de se payer un shooting photo, ou les capacités de se payer un appareil.
© Jean Ranobrac pour la KindergartenOn a eu une drag queen qui est venue avec un appareil à raclette géant autour d’elle, et elle distribuait de la raclette pas cuite aux gens dans la soirée, bref n’importe quoi !
Tiggy Thorn
Marmoset : Ça m’est déjà arrivé d’aller en soirée looké, d’être déjà bourré au moment de prendre une photo, donc de demander à quelqu’un de prendre la photo, et le résultat est nul. J’ai des looks qui se sont perdus dans les limbes du passé comme ça. (rires)
Organiser un vrai photo call, c’est récompenser les gens qui viennent. Ça nous aide en terme de communication auprès des bons publics, parce que quand on voit ces images, on voit la diversité et les looks. C’est bête mais il y a toujours plein de gens qui nous disent qu’ils ne se sentaient pas à l’aise avec leur corps, avec le fait de porter telle ou telle tenue, et que voir les photos leur a donné envie de venir à la soirée. L’image constitue la communauté du public. Aussi, même si ce n’était pas l’objectif initial, comme on parle beaucoup d’archives LGBTQIA+ en ce moment, une de mes fiertés c’est d’avoir ces milliers de photos de la jeunesse queer d’une certaine époque.
Tiggy Thorn : Oui avec des évolutions de personnes sur cinq ans qui sont folles !
Marmoset : Même moi oui, on voit bien l’évolution de mes looks ! (rires)
Mettre en avant ces portraits permet de mettre en avant des parcours individuels. Ça permet de montrer le clubbing en tant que mouvement de société.
Marmoset
Qu’est-ce que vous avez remarqué comme évolutions dans les tendances visuelles ?
Tiggy Thorn : Déjà on a vu la mise en place d’une vraie pratique club kid. Aux premières soirées, les gens avaient quelques paillettes sur le visage et puis au fur et à mesure on a vu des choses gigantesques arriver. On a eu une toque bigoudène faite en rouleaux de papier toilette par exemple. On a eu une drag queen qui est venue avec un appareil à raclette géant autour d’elle, et elle distribuait de la raclette pas cuite aux gens dans la soirée, bref n’importe quoi ! Un mec nous a fait des costumes avec les sacs Ikea et Monoprix, c’était incroyable, complètement fait à la main. Tu voyais que ça allait se déchirer pendant la soirée mais sur la photo, c’est dingo !
À propos de la production d’images et d’archives LGBTQIA+, étonnamment dans les soirées Club Kids des années 90 il y avait aussi beaucoup de photos. Il y avait déjà cette culture du photo call. Le livre Club Kids (de Walt Cassidy) retrace toute cette esthétique, c’est une énorme banque d’images. Pour nous trente ans après, ça véhicule un imaginaire très important. Reproduire cette démarche de l’archive de 2017 à 2022 fait que, dans trente ans, quand on sera morts, d’autres gens trouveront ces images. Ils pourront voir que le club kid des années 1990 n’est pas le même que celui des années 2020. Entre ces deux périodes on voit déjà la démocratisation du maquillage et peut-être un peu moins le côté crafty, mais encore que. Le milieu queer étant un milieu de personnes pauvres, on ne peut pas faire autrement.
© Jean Ranobrac pour la KindergartenMarmoset : Quand tu regardes toutes les photos du clubbing LGBTQIA+ depuis quinze ans, tu vois les évolutions sur les gens. On a connu des gens qui sont venus à la Kinder qui n’étaient pas out, qui passent d’hétéro à gay, de gay à extrêmement gay… Mettre en avant ces portraits permet de mettre en avant des parcours individuels. Ça permet de montrer le clubbing en tant que mouvement de société. Depuis qu’il y a RuPaul’s Drag Race on recommence enfin à parler de l’histoire de la ballculture et de la culture drag des années 70 aux États-Unis. On redécouvre le clubbing originel, queer, noir et latino. Le clubbing dissident qui a façonné ce qu’on connaît aujourd’hui.
On le voit à Paris aussi, même s’il y a encore quelques boîtes techno bourges avec des mecs hétéros blancs en chemise. Dans les soirées gays on observe une plus grande diversité, on voit de plus en plus de meufs, lesbiennes ou non, on voit une plus grande affirmation des corps. Je me rappelerai toujours la première fois où je me suis senti fier en tant qu’organisateur, c’était à la première Kinder, où une meuf seins à l’air m’a dit que c’était la première fois qu’elle pouvait se sentir à l’aise avec son corps dans une soirée non lesbienne. C’est important de pouvoir se sentir en sécurité et en absence de jugement.
Tiggy Thorn : On a même une habituée de la Kinder qui est venue lookée à 4 mois de grossesse !
Marmoset : On a parfois des gens de 50 ans, 60 ans, qui se pointent. Une fois aussi, on a eu un car de touristes espagnols. Ça produit de la diversité, naturellement.
© Jean Ranobrac pour la KindergartenOn ne peut pas vendre un safe space, mais en tant qu’orga tu peux travailler pour prévenir ton public.
Tiggy Thorn
Comment avez-vous préparé votre changement de lieu pour maintenir des bonnes conditions d’accueil du public, un espace qui reste safe ?
Marmoset : On s’est un peu tordu l’esprit sur ce sujet, mais il me semble que maintenant, c’est relativement accepté qu’on ne peut pas simplement décréter être une soirée safe, que c’est quelque chose qui se construit avec le public. Quelque part, on a les publics qu’on mérite. Si certaines soirées connaissent encore autant de cas d’agressions sexuelles, de harcèlement, de mecs relous… c’est qu’il y a eu un souci dans l’intention initiale. Bien sûr, on s’est posé des questions en commençant à grossir, en changeant de club. Évidemment avec la Machine et Anaïs [Condado, programmatrice de la salle, ndlr], on savait qu’on ne prenait pas un gros risque. Une des premières choses qu’on nous a dites, c’est qu’on pouvait dégenrer les toilettes, et en tant qu’orga, ça rassure. Ensuite on a mis en place énormément de dispositifs, de réduction des risques, de maraudes. Une de nos premières expériences, c’était que des drags se faisaient toucher, les seins, les fesses, se prenaient des remarques transphobes. Aussi, on avait le cas de personnes trans bloquées aux points de sécurité. On a réfléchi à partir de ces cas-là pour développer une communication plus générale. On a réfléchi à des mécanismes ne serait-ce que pour éjecter les personnes qui agressent, on a essayé de se remettre en question au maximum au fil des événements… Après, force est de constater que la diversité et le respect sont là. La génération actuelle a des attentes.
Tiggy Thorn : Ce concept de safe place m’a toujours fait doucement rigoler. Ça ne peut pas, et ne doit pas être un argument marketing, pour la simple et bonne raison qu’on ne peut pas l’assurer. On peut assurer au public de tout mettre en œuvre pour que ça devienne le plus secure possible. Je ne pourrais jamais dire que la Kindergarten est une soirée safe parce que par définition, une soirée n’est pas un endroit safe. Les gens sont alcoolisés, ou drogués, et on n’est jamais à l’abri d’un problème. On ne peut pas vendre un safe space, mais en tant qu’orga tu peux travailler pour prévenir ton public.
Kindergarten – 5 years edition
DJ sets et lives : TTristana, Miss Jay, LISA
Performers : Klaus, Cuntessa Pinkessa, Rose Sainte-Verge et Hava
Image à la Une : © Jean Ranobrac pour la Kindergarten
Cet article Kindergarten : « L’image constitue la communauté du public » provient de Manifesto XXI.