Merveille, 24 ans, ne passe pas inaperçu quand il déambule dans les rues poussiéreuses et bruyantes de Kinshasa. Démarche chaloupée, rouge à lèvres rose fluo et boucles d’oreilles en strass, le jeune homme, qui se rêve en femme depuis tout petit et espère avoir l’opportunité de se faire opérer un jour en Europe, là où c’est possible, assume remarques et quolibets sur son passage. Les insultes, il y est habitué, et son apparence féminine, il la revendique. Fait rare en République Démocratique du Congo, il est même passé à la télévision pour parler ouvertement de sa vie personnelle. Mais pour un Merveille visible, combien de Congolais obligés de cacher leur orientation sexuelle? Car dans le plus grand pays d’Afrique sub-saharienne, les minorités sexuelles ont encore un énorme chemin à parcourir pour une égalité de droits avec les hétérosexuels. L’homophobie, si elle ne prend pas la forme d’attaques physiques aussi violentes qu’en Ouganda – qui ont atteint leur paroxysme avec des meurtres clairement revendiqués comme homophobes – est pourtant rampante dans la société congolaise, et les préjugés, nombreux.
Merveille dans le salon de coiffure où il travaille.
«Nous sommes africains: un pénis va forcément avec un vagin. Pas avec un anus. Notre culture prime sur la conception de la sexualité», rappelle Rich*, 24 ans, beau jeune homme étudiant en médecine, qui ne mâche pas ses mots sur la question de l’homosexualité. Dans son pays, son orientation sexuelle est un combat. «Beaucoup croient qu’il s’agit de sorcellerie, associent l’homosexualité à l’occultisme, à une maladie mentale, à la bestialité. Certains affirment même que les Blancs ont importé cette pratique», indique Justice Walu*, un quarantenaire homosexuel, très engagé sur la scène de la défense des droits LGBT.Et l’atmosphère politique n’est guère à l’apaisement. En 2013, une proposition de loi visant à pénaliser l’homosexualité a été proposée à l’Assemblée du Peuple par le député Steve Mbikayi. La proposition de loi comprenait 37 articles et prévoyait une peine de 3 à 5 ans de prison pour les homosexuels et de 3 à 12 ans pour les transgenres. En 2010, déjà, une proposition de loi avait été effectuée… mais n’avait pas réussi à passer. La question est, d’un point de vue politique, très délicate. Justice Walu s’inquiète du flou législatif. «Certes, les lois n’ont pas été adoptées, mais la Constitution ne défend pas non plus les minorités. Entre les deux, toutes les interprétations sont possibles…» Et souvent ce sont les pires qui priment.
Docteur Hilaire montre des médicaments traitant le VIH.
Les différentes églises chrétiennes n’y sont pas non plus pour rien. Dans un pays extrêmement religieux, voire fanatique pour certaines congrégations comme les Eglises du Réveil, violemment prosélytes, les discours tenus par les religieux font froid dans le dos. «L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme», a dit le Christ, ont rappelé récemment les pasteurs Ndibu et Dinanga, qui officient dans la commune de Ngaliema, limitrophe de Kinshasa. Lors d’un prêche adressé à la jeunesse, ils ont réaffirmé que «la RDC a ses traditions auxquelles on ne peut déroger sous peine d’être déconsidérés.» Les deux pasteurs d’ailleurs n’hésitant pas à comparer pédophilie et homosexualité, comme le font souvent les plus réfractaires à la cause gay. La «menace» du mariage gay en France, adopté en 2013, a aussi été l’occasion de désigner l’homosexualité comme un «mal» occidental. Quant au pasteur Théodore Mugalu, il affirme dans ses prêches télévisuels que les homosexuels iront carrément «brûler dans les flammes de l’enfer», arrachant un rire franc au Dr Hilaire Mwoblie, un chirurgien engagé dans la lutte anti-sida, béat devant tant de bêtise.Rich évoque un ami homosexuel, qui s’était confié à lui à propos de son orientation sexuelle. «Il a décidé qu’il devait entrer dans le droit chemin, et aujourd’hui, il veut devenir pasteur et part en croisade contre ces jeunes troublés par leur identité sexuelle, avançant qu’on peut ‹ guérir › de son homosexualité.» Rich s’inquiète de cet exemple. «Il ne changera pas. J’aimerais tellement que ces jeunes s’acceptent et se sentent juste bien dans leur peau», lâche-t-il, amer. Son projet ultime? Trouver des fonds et créer un refuge pour les jeunes homosexuels jetés à la rue, ceux qu’il croise trop souvent par le biais de son association, brisés.
Risques quotidiens
Car la peur de la stigmatisation est quotidienne. L’anonymat a été une condition requise pour presque tous les interlocuteurs de ce reportage. La peur du rejet en première justification. Et celle de «salir» l’honneur de la famille. Justice Walu, se sait homosexuel depuis très jeune, mais s’est d’abord voilé la face. «J’avais une grande peur d’être découvert», reconnaît-il. Devant l’évidence, il a refusé toute relation jusqu’à l’université, optant pour une chasteté contrainte. Aujourd’hui, son compagnon, qui a succombé aux sirènes de la tradition et des pressions familiales, vit au Canada. Marié. Justice Walu ne le voit que rarement et souffre énormément de cette situation.
«Dans la lumière, il y a cette épouse, et moi, son vrai amour, je vis dans l’ombre. Je dois m’en contenter», lâche-t-il, amer. Si Justice Walu a décidé de lancer un blog pour parler de ce sujet jusqu’alors si peu documenté, il refuse néanmoins le coming-out officiel. «Mon père a exercé des fonctions importantes, a été enterré avec les honneurs militaires, je ne peux pas associer mes activités militantes à son nom», tranche-t-il. Sa mère, s’en doute certainement. «J’ai pourtant essayé de me ‘convertir’ à l’hétérosexualité, mais sans succès», reconnaît-il. Ce qui le sauve? Paradoxalement, une mauvaise nouvelle. «Depuis que j’ai une grave maladie de cœur, plus personne dans ma famille ne me demande des nouvelles d’un éventuel prochain mariage. C’est un mal pour un bien.»
Trop de clichés
Les femmes aussi souffrent de maux similaires aux homosexuels masculins, «sans compter qu’elles doivent aussi faire face au statut de la femme en Afrique», lâche Fanny*, la trentaine, grand sourire et jolies tresses encadrant son visage. Engagée dans une association féministe, cette lesbienne trentenaire de Kinshasa dénonce, entre autres, les discriminations dont sont victimes les femmes. A ses yeux, «se marier, tu le dois à ta famille, à la communauté. On s’attend à ce que la femme fasse des enfants, et qu’elle soit entretenue par un homme de la famille: le père, l’oncle, le mari. Décider de se pas se marier, c’est donc, pour les femmes comme moi, tirer un trait sur une source de soutien économique.» Dans sa famille, sa mère, une femme diplômée et résolument ouverte, accepte son homosexualité à demi-mots mais ne peut s’empêcher quelques remarques. Comme, par exemple, sur son fils de 4 ans, procréé naturellement avec son meilleur ami. «Dans quelques années, il va poser des questions, que vas-tu lui dire?», l’interroge sa mère.
Maguy, 38 ans, est aussi issue d’une famille de notables. «J’ai subi deux ans de placard quand mon patron a découvert que j’étais lesbienne. Mes collègues mettaient en garde mes collègues féminines en disant que j’allais les séduire, que j’étais une sorcière. Je n’avais plus de bureau, je travaillais dans le couloir! La situation a changé quand un nouveau patron est arrivé, un bisexuel qui a compris ma situation et m’a fait réintégrer un cabinet.» Maguy ne s’en remet toujours pas. Sa vie personnelle est également compliquée. «Je suis en couple avec une femme, qui vient d’accoucher. Je lui ai demandé de garder cet enfant, issu d’une relation parallèle, pour qu’il soit le nôtre. Je me suis débrouillée pour reconnaître l’enfant en affirmant que Maguy était un nom masculin, aussi. Je l’aide financièrement, et on se voit, mais de plus en plus rarement. J’ai peur qu’un jour elle ne me laisse plus voir ma fille», s’inquiète-t-elle. Car si les familles homoparentales existent bel et bien, c’est officieusement. Sans aucun statut. Aux risques et périls du parent non biologique.
«Beaucoup n’ont d’autre choix que de se lancer dans la prostitution pour gagner leur pain»
Le rejet va parfois encore plus loin qu’une stigmatisation professionnelle. Certaines femmes subissent des viols «correctifs». Fanny raconte des histoires affreuses de lesbiennes droguées et violées, pour les remettre dans le «droit chemin» de l’hétérosexualité. Heureusement en RDC, ces faits graves sont rares. Beaucoup plus souvent, en revanche, les jeunes homosexuels sont mis à la porte de leur foyer. «Souvent ils se regroupent entre eux, loin de leurs familles, en communautés», détaille le Dr Hilaire Mwoblie. Et là, «beaucoup n’ont d’autre choix que de se lancer dans la prostitution pour gagner leur pain, explique Pascale Barnich-Mwunga, coordinatrice générales de Médecins du Monde à Kinshasa. Ils risquent alors de contracter IST et sida.»
Comme le rappelle le Dr Hilaire Mbwolie, «la prévalence du sida chez les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes est de 31 % en RDC, contre 1,2 % pour la population totale, ce qui est considérable.» Avec une équipe de bénévoles, il a pu monter une clinique mobile, qui a commencé ses tours de ronde il y a un an, avec laquelle il arpente les «points chauds» de la capitale, la nuit, pour favoriser la prévention, les tests sanguins. «Le soir venu, les gens se sentent plus à l’aise, ont moins peur de se faire reconnaître en réalisant les tests pour se faire dépister», explique-t-il, dans son bureau rempli d’antirétroviraux qu’il fournit aux malades. Inquiet, il évoque aussi les médecins qui «jugent, critiquent, voire refusent de soigner des fissures anales, à partir du moment où les patients sont identifiés comme homosexuels.» Son expérience en hôpital lui a montré l’homophobie rampante du corps médical. Conséquence: beaucoup de gays s’auto-censurent, et manquent de soins. Son plaidoyer auprès des autorités est clair : «Si nous ne faisons rien pour endiguer l’évolution du sida chez les homosexuels, nous ne pourrons pas rattraper les choses.»
Dans les rues de Kinshasa. ycz, freelance photographer distributed by Zeppelin Network.
Il semble heureusement que la situation s’améliore: les populations vulnérables (homosexuels, travailleurs du sexe, drogués…) viennent d’être prises en compte par les autorités congolaises comme populations cibles de la lutte contre le sida. Les fonds des Nations Unies vont donc arriver. «La RDC occupe de plus une place stratégique au coeur de l’Afrique et aurait une possibilité d’influencer une politique de droits humains et de santé publique», se plait à penser le docteur.
Petits arrangements
Dans cette vie cachée, il reste quelques îlots de légèreté. Comme la création d’un langage particulier, le «kipopo», qui permet de se repérer et de se comprendre entre gays. Justice Walu donne en exemple quelques expressions. «Etre à 12 heures, signifie être excité, un marcheur est un gay, le mur de Berlin désigne des personnes hostiles. Quand nous sommes en bande et que quelqu’un déboule, on lance «mur de Berlin» et on change de sujet. » Justice Walu évoque aussi, avec un rire coquin, les expressions plus sexuelles. «Pour désigner un rapport sexuel passionné, on lance «Les amis, si vous aviez vu le site du crash, il y a eu 500 morts!» Mais si on évoque un «petit planeur», ça signifie un moment nul à chier», s’amuse-t-il. Ce vocabulaire est une spécificité congolaise. «Un hétéro ne comprendra pas!»
Si le kipopo est parlé dans la communauté pour faciliter la reconnaissance, certains parcs de Kinshasa se transforment la nuit tombée en espaces de rencontres. Il existe aussi quelques bars où l’on s’affiche plus facilement avec d’autres hommes. Mais ces lieux restent très rares. Maguy, qui en a assez de se cacher et de subir la pression familiale, songe à une solution pour s’arranger avec le quotidien: le mariage de convenance. «Je suis prête à y avoir recours, affirme-t-elle. J’aimerais trouver un homme homosexuel, qui lui aussi chercherait un peu de répit. On habiterait dans la même maison, mais on aurait chacun notre chambre, on ne coucherait pas ensemble. » Ici en RDC, il n’est pas rare de voir des hommes mariés fréquenter d’autres hommes, comme le rappelle Justice Walu, qui connaît plusieurs couples dans ce cas.
Une soirée organisée pour la journée mondiale de lutte contre l’homophobie.
Le 17 mai dernier, la communauté LGBT de Kinshasa s’apprêtait à célébrer pour la seconde fois la journée mondiale contre l’homophobie. Dans un bar discret loué pour l’occasion dans un quartier calme de Kinshasa, des dizaines de membres des associations LGBT congolaises se sont réunis le soir venu. «Dommage, certains n’osent pas participer, de peur d’être encore associés à un tel événement, explique Justice Walu. Ils estiment que le lieu n’est pas assez caché.» Preuve, s’il en fallait, que l’homosexualité reste un chemin de croix en RDC. En première partie de soirée, un film brésilien sur la relation très forte entre deux demi-frères qui vire à l’histoire d’amour une fois adultes, permettait d’aborder le débat sur la différence depuis l’enfance, puis c’est dans une ambiance bon enfant que les jeunes Congolais se sont lâchés sur la piste de danse. Lancés dans des chorégraphies d’enfer, ils ont fait honneur à la réputation festive de «Kin», envers et contre tous.Là, dans l’obscurité de la salle de danse, entre deux bières Primus (la bière congolaise, ndlr) et plaisanteries entre amis, ces jeunes homosexuels congolais sont juste eux-mêmes, libres dans leur orientation sexuelle, leur gestuelle, leur habillement, sans peur d’être jugés. Ils n’attendent que la lumière.
* Les prénoms ont été modifiés.