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Vu sur Les Amoureux libertins aux éditions Tabou
Les éditions Tabou annoncent la réédition du conte illustré Les Amoureux libertins de Miss Kat…
Cet article provient de Littérature érotique
Dans ce qu’il présente comme une contribution aux cultural studies, un sociologue se penche sur l’échangisme. Son enquête se décline en «fragments» qui «interrogent une réalité formalisable» et «tentent d’approcher ce qui se dit à travers elle de l’humaine capacité à acter le désir sexuel comme forme créative.» Allo ?
Le lecteur est prévenu. Dès l’avant-propos, Philippe Rigaut, docteur en sociologie, explique que son livre Fragments sur le libertinage contemporain n’est pas une «authentique enquête sociologique», car il y manque «des données quantitatives rigoureusement établies». Pas de chiffres, donc, mais du concret ou plutôt… de la concrétude. «Il s’agit plus modestement ici d’appréhender l’érotique libertine dans sa concrétude, […] de l’envisager dans ce qu’elle possède de plus singulier pour chacun de ses acteurs, au niveau psychoidentitaire, et dans ce qui se présentéise anthropologiquement lorsque se joue cette confrontation de l’intime et du nombre qui en est le principe même.»
De façon plus simple, le chercheur ajoute que son enquête se veut «empathique», c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur une «méthode compréhensive». Philippe Rigaut est-il allé dans des clubs ? A-t-il participé à des soirées privées ? Rien ne l’indique. Une note précise seulement que son «matériau vient de l’examen des annonces sur des sites de rencontre se réclamant du libertinage ou de l’échangisme ainsi que d’entretiens avec des acteurs de ce milieu». Problème : au fur et à mesure qu’on avance dans l’ouvrage, le matériau en question se dérobe. Nulle part de citation des personnes rencontrées. Leurs voix restent absentes, écartées, mises au silence par le chercheur qui préfère de loin citer Freud ou Bataille (1). Le propos reste donc «abstrait» jusqu’à la page 55.
Arrivé à la page 55, on se dit qu’on a bien fait de s’accrocher. Philippe Rigaut annonce : «Pour le chercheur, la communauté libertine virtuelle, et en particulier les sites de rencontre, forme le terrain le plus fécond pour une première approche sociologique de type qualitatif. Il constitue une documentation précieuse sur la diversité des acteurs en termes d’âge, de sexe, de situation familiale, de niveau de formation, statut socioéconomique, pratiques culturelles… » Que va-t-il nous dévoiler ? Tout d’abord, affirme le chercheur, il y a «une grande diversité» des «niveaux socioculturels». Il le déduit de ce que certaines annonces sont bourrées de fautes d’orthographe. On s’en doutait un peu. De nombreuses enquêtes sur le milieu échangistes, notamment celles menées par Daniel Welzer-Lang (qui n’est pas cité dans le livre), établissent que le milieu libertin rassemble aussi bien des ouvriers que des notaires. Rien de nouveau donc.
Sans s’attarder, Philippe Rigaut aborde la question des champs sémantiques. Va-t-il nous apprendre enfin quelque chose ? Dans les annonces, dit-il, «certains mots en particulier sont surreprésentés», à savoir les mots «pervers, imaginatif, vicieux, endurant, TBM (très bien monté), expérimenté, sans tabou…» De cette observation, il déduit que l’érotique libertine est «un jeu subtil de séduction affranchi des standards communs». Autrement dit, qu’elle repose sur une mise en scène codifiée, qui flirte gentiment avec la transgression. Le chercheur s’empresse d’ajouter : «Bien entendu, tout cela n’est qu’un simulacre ; une farce des pulsions de vie qui s’expriment dans une morale sacrilège du plaisir sensuel sans interdit, en se mettant elles-mêmes en scène comme radicalement étrangères aux critères du “bon” sexe.» Nouvelle déception. Ce que Philippe Rigaut avance relève de l’évidence : les libertins se mettent en scène comme des gens plus libres, ou plus libérés, que les autres. A ce stade de la lecture, on se sent juste floué.
Puis, brusquement, on s’étonne. Poussant plus loin l’analyse, le sociologue avance en effet que «le charnel […] est ici en quelque sorte tutoré par le cérébral.» Phrase pour le moins étrange… La distinction charnel/cérébral, n’est pas sans évoquer le dualisme corps/esprit cher aux penseurs de la fin XIXe siècle qui font de la sexualité une fonction naturelle, biologique ou instinctive. Reprenant à son compte cette conception naturalisante de la sexualité, Philippe Rigaut insiste : «Le cérébral, dit-il, c’est cet au-delà du sexuel agissant au cœur du sexuel, qui vient à la fois concurrencer, sublimer, différer... le génital. C’est une domestication de la pulsion […]. C’est un registre du plaisir où l’anatomique, le charnel, n’opèrent plus de manière autonome». Est-il possible, en 2017, qu’un sociologue défende encore la vision d’une sexualité «sauvage» qu’il faudrait dompter ?
La suite du livre, hélas, confirme bien cette vision judéo-chrétienne de l’humain : le mal/le bien. Opposant, de façon martelée, la pulsion à la raison, le génital au psychique et la nature à la culture, Philippe Rigaut fait de l’humain un être clivé : d’un côté son corps, mû par des «pulsions» ; de l’autre son esprit, permettant de «sublimer», «dénaturer », «domestiquer», «intellectualiser» la chair, suivant les propres termes du chercheur qui, page 69, affirme en point d’orgue : «Arrimé à la pulsion génitale, le sexe libertin ne rayonne que comme exaltation des sens vers cette dimension plus symbolique, en quelque sorte méta-sexuelle, du cérébral dont le fantasme est le substrat nourricier, l’humus, tandis que la perversion en est la signature suprême.» Pour l’auteur –non content de distinguer le terrestre du spirituel– il y a donc deux catégories de personnes : d’un côté les gens qui s’accouplent sans trop réfléchir (mûs par des pulsions mécaniques), de l’autre ceux qui fantasmant (mettant à distance leur corps). Cette vision fantaisiste d’un monde partagé entre baiseurs besogneux et jouisseurs cérébraux pourrait faire rire si elle n’était si méprisante. Pour Philippe Rigaut, –qui essaye peut-être de légitimer son sujet en faisant des hiérarchies–, il y a donc une bonne sexualité et une mauvaise. La bonne implique de «conscientiser», dit-il (sic).
Son livre fait 120 pages, dont il serait peut-être fastidieux de faire le commentaire. L’avant-dernière phrase résume bien la teneur générale du propos : «Le temps de la transgression érotique ne procède d’un libertinage authentique que s’il est pleinement conscientisé par les acteurs comme un temps de créativité collective et d’appréhension de soi dans sa propre altérité.»
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REFERENCE : Fragments sur le libertinage contemporain, de Philippe Rigaut. Préface de Michel Maffesoli. Editions Liber, sortie le 9 octobre 2017.
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Note 1 : j’avais mis Hegel par erreur.