Sur une scène tendue de milliers de fils, une femme seule. Il y a 43 000 mètres de fil. La femme évolue dans cette forêt inextricable. Parfois, magiquement, elle s’élève dans les airs au milieu des fils. Parfois, elle tourne en rond. Mais toujours en dansant.
Quand elle
était petite Kaori Ito voulait «toujours avoir un but» devant elle. «Même
si c’était pas évident, je devais toujours aller quelque part. Quand je
marchais, je marchais tellement penchée en avant, que je me suis cognée
plusieurs fois contre le poteau… parce que je pense que je regardais pas, mais
je regardais l’avenir pour avancer.»
Course contre
quoi ?
Dans un
(très beau) documentaire intitulé Kaori Ito, un corps impatient, réalisé par Tatjana
Jankovic et sélectionné au San Francisco Dance Film Festival la danseuse japonaise garde les yeux tendus
devant. Sautant d’un avion à un autre, multipliant les spectacles à travers la
planète au fil de collaborations avec les plus grands noms de la danse, elle
traverse l’écran sans jamais cesser de courir. Vêtue en écolière, la voilà qui
fuit à travers New York (1). Elle se déguise en poisson dans les rues de Paris,
danse un tango avec son père, tourne en spirale au milieu de 5000 fils,
enchaîne une répétition sur le Cas Jekyll discute avec un chauffeur de taxi. Sa
voix résonne en playback : «Pourquoi quand je me déplace j’ai l’impression
d’être vivante, et quand je m’arrête j’ai l’impression que je meurs ?,
demande-t-elle. Pourquoi on doit toujours recommencer de zéro ? A quoi ça
sert de vivre ?»
«Un jour tu vas mourir et je te dis au-revoir»
Le documentaire est rythmé par ces questions sans fin. Remuée, fébrile,
Kaori Ito partage son tumulte intérieur
sous la forme d’appels lancinants. «Pourquoi on doit toujours communiquer
avec des mots ? Ça sert à quoi les mots ? Qu’est ce-ce que je ferai si je
ne dansais pas ?». Elle ne cesse de voyager, tenaillée par les questions
que son corps traduit en mouvements, traversée par un courant continu, poupée
électrisée en mal d’une prise de terre. Dans une lettre à son père, Kaori écrit
: «Tu m’as raconté que les humains / ne pouvaient pas avoir la paix
profondément, / que notre nature est d’aller vers la destruction. / En disant ça
tu pleurais, je me disais / que je ne pourrai peut-être pas sauver le monde
avec la danse, / je ne pourrai pas te sauver non plus. / Mais […] quand on
passe un moment fort, / c’est souvent avec la conscience que ça va finir. / La
vie est forte parce qu’on va mourir.»
Pourquoi la peur de s’arrêter ?
Habitée par la danse, Kaori Ito en a fait le moteur de sa course en avant
: «La possibilité de donner un moment de présence, la scène, ça peut donner
la sensation de sauver le monde», dit-elle. Comme s’il était possible de
vaincre le vide, elle se lance dans tous les projets et comble les intervalles
avec des tournées. Pas de répit. «S’agiter continuellement est pour la
marionnette une question de vie et/ou de mort.» Lorsque la réalisatrice Tatjana Jankovic réalise
ce documentaire, c’est guidée par cette phrase de Kleist (Sur le théâtre de
marionnettes) qui éclaire en demi-teinte les scènes splendides qu’elle a
filmées. Kaori suspendue magiquement dans les airs, au milieu de milliers de
fil. Kaori qui traverse le cube d’une scène hachée comme au stroboscope. Kaori
ondulant dans un vortex de soie noire ou défiant la gravité, flottant dans une
nuit faite de lignes…
«Les
femmes comme les hommes n’aiment guère qu’on leur rappelle que leur
vie, la vie, c’est ce qui donne momentanément forme au néant» (Annie Le
Brun)
.
A VOIR : Kaori Ito, un
corps impatient (Titre en anglais : Kaori Ito, a body of life), de Tatjana Jankovic, les films de n°44, le
Mystérieux étranger. Projection lors du San Francisco Dance Film Festival
BANDE ANNONCE DU DOCUMENTAIRE : sur Vimeo
A
VOIR : Le «spectacle avec les 5000 fils…» (Plexus) se
rejouera à la Scala à Paris du 5 au 17 mars 2019, mais Kaori Ito aura une actualité artistique avant : Embrase-moi (19 octobre 2018 à Châtillon), puis sa
dernière création : Is it worth to save us (du 18 au 21 dévembre à Créteil puis du 21 au 24 mars 2019 au 104)
NOTE (1) dans une oeuvre de jeunesse intitulée Carbon Monoxide, celle qui a donné
envie à Tatjana Jankovic de se lancer dans ce documentaire.